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Que sait-on aujourd'hui de la pensée chez la personne aphasique ?

2. Questionnaire

2.2 Discussion

2.2.1 Que sait-on aujourd'hui de la pensée chez la personne aphasique ?

La question de l'intelligence sans langage intéresse les professionnels depuis les débuts de l'aphasiologie. Plusieurs études ont été menées afin de tenter d'y apporter une réponse, et notamment des études s'intéressant aux capacités non verbales de sujets aphasiques, via les tests psychométriques, et les tests mesurant le Quotient Intellectuel. Ceux-là nous ont alors fourni de précieux renseignements.

Selon Dominique Laplane, il est indéniable que toutes les études rapportent des exemples de cas où le raisonnement s'avère totalement préservé.

Un patient décrit par Newcombe dans « Thought without language » ne dépassait pas les performances verbales d'un enfant de quatre ans mais se situait bien au dessus de la moyenne en ce qui concerne les capacités non verbales. Lecours et Lhermitte parlent également d'un patient jargonaphasique qui était un redoutable joueur d'échecs et obtenait un Q.I performance à 132, soit largement au dessus de la moyenne lui aussi.

Pourtant, d'après les études de Keretz dans « Neurobehavioral recovery from head injury », citées par Laplane, les patients aphasiques présentant un trouble sévère de la compréhension verbale sont globalement peu performants à ces tests. L'étude aurait aussi démontré qu'il existe chez certains aphasiques un trouble d'organisation ou de « sélection du matériel ».

Comme nous le voyons, les résultats à ces tests ne fournissent malheureusement pas de réponse univoque. Il existe en effet des cas où la passation des tests n'a pas été aussi concluante. Pourtant, les tests choisis avaient été au préalable présentés à des sujets témoins afin de vérifier que les consignes soient suffisamment explicites pour pouvoir se passer de mots. Et en effet, les sujets témoins « devinaient » sans mal la consigne et pouvaient sans problème réaliser le test. Il était donc prouvé que l'altération des capacités verbales des sujets aphasiques ne pourrait venir artéfacter les résultats. Selon Dominique Laplane, la raison en est que nombre de patients aphasiques présentent également un trouble de l'attention-concentration, rendant difficile la réussite à ce type de test. L'on sait combien il est difficile de quantifier ce type de trouble et même de le définir. Les matrices progressives de Raven requièrent par exemple une grande attention. Il s'agit de trouver une correspondance entre le problème qu'il faut résoudre et un problème connu, et d'ensuite transférer nos connaissances de la situation familière à la situation non familière, nouvelle. Un trouble de l'attention peut alors venir fausser les résultats, et faire croire à un trouble du raisonnement par analogie, un trouble de la déduction, de la perception de la complexité, ainsi que de la capacité à retenir et reproduire l'information, ce que le test cherche réellement à évaluer.

D'une manière plus générale, selon Laplane, c'est notre difficulté à circonscrire la zone cérébrale lésée qui ressort ici. Même si nous connaissons de mieux en mieux les fonctions des différentes localisations cérébrales, il est toujours difficile d'évaluer dans quelle mesure la lésion affecte à la fois la fonction langagière et d'autres fonctions qui peuvent être topologiquement proches, ou physiologiquement solidaires. Autrement dit, les mauvaises performances non verbales de ces patients aphasiques ne seraient pas imputables à un trouble de leur fonction linguistique mais à une lésion avoisinant la zone du langage. C'est ce qui conduit la plupart des spécialistes à penser que le trouble du langage ne peut entraîner à lui seul un trouble de l'intelligence.

Il est donc à noter que la voie seule de la méthode statistique n'est pas suffisante pour apprécier les capacités de ces patients, l'observation du clinicien paraît indispensable. Nous borner à interpréter ces résultats nous aurait induit en erreur, et si nous avions choisi de proposer ce type de test dans notre partie pratique, il aurait été très difficile d'en tirer des conclusions. C'est pourquoi nous avons préféré obtenir des réponses en recueillant directement la parole des personnes concernées, qui ont d'ailleurs très bien pu nous décrire un éventuel trouble du raisonnement quand elles en avaient vécu un. Selon Dominique Laplane, le milieu scientifique trouve de plus en plus d'intérêt aujourd'hui à observer des cas particuliers suffisamment significatifs.

psychométriques. Pour Laplane, il ne faut pas exclure que ce type de test ne fasse intervenir une verbalisation interne, un langage intérieur et ne mette donc en difficulté le patient aphasique, mais nous reviendrons sur ce point bientôt.

Cela étant dit, seuls quelques exemples de patients aphasiques réussissant parfaitement ces tests non verbaux suffisent à prouver que le trouble du langage n'affecte pas le reste des fonctions cognitives. Il est avéré que chez les personnes présentant une lésion absolument circonscrite aux aires du langage et donc un tableau clinique de trouble de la fonction langagière pure, aucun trouble du raisonnement logique sur un matériel non verbal n'a pu être décelé. On peut en conclure que la perte du langage respecte la vie mentale, qui demeure intacte.

Il devient dans ces conditions très difficile d'encore douter de la possibilité d'une pensée sans langage. Que penser alors des réponses négatives de nos patients à cette question ?

Messieurs J. D. et B nous ont en effet répondu qu'il n'est pas possible de penser sans les mots. Dans le cas de Monsieur J, cette position est à relativiser au vu de l'ensemble de l'entretien. Nous pouvons trouver une explication dans le fait qu'il est passé par une phase de vide mental, de « pleurs sans pensées » qui s'est peu à peu estompé dans le recouvrement des mots. C'est en retrouvant quelques mots pendant les séances d'orthophonie que notre patient put sortir de sa torpeur et renouer avec la conscience et l'intellect progressivement. Voilà pourquoi la pensée serait pour lui intimement attachée aux mots, ce qui est loin d'être faux d'ailleurs. Il est important de repréciser qu'il ne s'agit pas de dire que le langage n'apporte rien à l'activité de pensée, il s'agit simplement de déterminer si elle peut aussi exister et se développer en toute indépendance. Il avance aussi la possibilité de penser sans mots grâce aux images, préjugé, nous l'avons vu, largement répandu, tant chez les professionnels que chez les aphasiques eux-mêmes. Si le support de l’image paraît à ce point important à ce patient, c’est qu'il a donc été pour lui le lien qui lui a permis de renouer avec la pensée. En séance d'orthophonie, le support de l'image est en effet primordial, car c'est lui qui fait resurgir le mot.

De plus, l'analyse globale du discours de ce patient ne tend pas vraiment vers cette opinion, comme le montre cette phrase : « J'étais incapable d'analyser au début ; fatigabilité fréquente puis la pensée m'aidait ensuite alors que la parole ne sortait pas »

Pour les deux autres cas, Monsieur D. et Monsieur B. nous faisons l'hypothèse d'une mauvaise compréhension de la question. Après nous avoir raconté plusieurs exemples faisant état d'une vie mentale tout aussi préservée qu'avant l'accident, répondre non à cette question ne démontre que le fait que le patient ne considère tout simplement pas que les réflexions dont il nous a fait part (des souvenirs, des raisonnements, des inquiétudes...) sont bien des actes de pensée.