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Comparons le cas de l'aphasie avec les maladies organiques ne touchant que le corps. Ordinairement, c'est le patient lui-même qui, se rendant chez le médecin, lui explique par le biais de son langage le mal qu'il ressent, suite à quoi le médecin traduit ces informations en symptômes connus et peut en tirer un diagnostic. C'est bien le patient lui-même qui est le mieux placé pour informer le médecin de la façon la plus précise possible, puisque c'est lui qui ressent les symptômes. Aussi, même si sa description des troubles sera évidemment très personnelle, elle renseignera précieusement le médecin pour coordonner la suite des soins. Même dans le cas où le patient est un jeune enfant ou encore une personne présentant des troubles psychiques ou mentaux, et qu'on considère donc que son jugement ne sera pas aussi éclairé qu'une personne lambda, le diagnostic est toujours porté, autant que possible, dans le dialogue avec le malade ; sa parole et sa propre description, son propre vécu de son mal sont toujours pris en compte. Cela est bien évidemment une question d'éthique mais c'est aussi une pratique médicale qui a fait ses preuves.

Dans l'aphasie, ce schéma naturel est perturbé. Le trouble dont la personne souffre touche justement les mots, aussi le patient devient-il incapable de s'exprimer sur son trouble. L'écoute du médecin ou de l'orthophoniste n'interroge pas le dit mais les lacunes du dire. Par voie de fait, comme il n'est pas

en mesure de parler de son trouble, il lui est interdit d'en rien dire qui se revendique d'une expérience vécue probante.

Comme nous l'avons fait remarquer, alors que l'avis d'un malade lambda sur sa prise en charge sera normalement pris en compte, celui de l'aphasique pourra ne pas être recueilli (selon le degré de l'atteinte, sa parole ne pourra servir de référent fiable : stéréotypies, confusion oui/non, mutisme, jargon voire anosognosie). C'est donc la famille qui explique à l'équipe médicale les conditions de l'accident, les antécédents médicaux, l'histoire personnelle du patient et les symptômes présents. En plus de la situation morbide : ce nouveau corps, parfois hémiplégique, et cette incapacité à parler que sont les suites courantes d'un accident vasculaire cérébral, le patient doit faire face à un état qui ne lui permet plus de ressentir et d'affirmer pleinement sa qualité de sujet adulte.

C'est toujours après-coup que l'expérience peut être transmise. Tous les aphasiques racontent a posteriori la souffrance endurée de voir leurs capacités préservées à juger de leur situation ainsi désavouées. L'aphasie n'est pas une « maladie » comme les autres. On n'a pas une aphasie, on ne

fait pas une aphasie, mais on est aphasique, pris dans une expérience qui engage l'être tout entier.

S'informer sur le vécu de la maladie, si l'on ose s'exprimer ainsi, n'est finalement pas au centre des objectifs de rééducation, puisque cela n'est de toute façon pas possible dans un premier temps. Pourtant, il apparaît qu'avec un peu de récupération, interroger son patient sur ces questions peut être vécu par lui comme une reconnaissance de son véritable état et des souffrances endurées. Le soulagement d'être reconnu comme une personne ayant des difficultés à manier les mots mais bénéficiant d'une totale conservation de ses capacités cognitives antérieures. Nous repensons évidemment à cet instant à l'émotion de ces patients quand nous les avons interrogés.

Nous voulions donc demander à l'aphasique de nous expliquer son mal. Nous souhaitions lui restituer ce pouvoir et ainsi lui rendre sa parole et sa place de sujet. Si cela était impossible dans l'immédiateté de l'accident vasculaire cérébral, cela devient possible après coup, auprès de patients présentant une bonne récupération langagière.

Il est ici question d'interroger l'intimité du trouble pour redonner la parole après coup, faute de n'avoir pas pu la donner avant. L'extériorité, nous avons pu l'observer et en faire une analyse fine qui nous aura permis de mener à bien notre rééducation : paraphasies phonétiques, phonémiques, sémantiques, etc. L'analyse des lacunes du dire ont été répertoriées par nombre de médecins, dans bon nombre de manuels sur le sujet. C'est bien le vécu qui nous intéresse maintenant, dans une perspective à la fois scientifique et psychologique : il s'agira de mieux comprendre ou en tout cas

d'essayer d'imaginer les mécanismes qui peuvent sous-tendre une pensée non verbale, mais il s'agira aussi -et ce n'est pas à négliger- de donner officiellement une importance et un intérêt à la description de son trouble par le patient.

Alors bien sûr, la valeur du témoignage peut être contestée, car elle n'est pas quantifiable, elle ne peut faire l'objet d'une analyse statistique rigoureuse, les réponses sont ouvertes, et elle ne répond pas aux critères que la science s'impose traditionnellement. Cela dit, la même critique peut être faite à bien des disciplines : psychanalyse, psychologie, psychiatrie, puisqu'il s'agit ici de l'humain, dans sa complexité et dans sa singularité. Mais de la même façon que l'on ne peut bâtir une psychologie sans prendre en compte la subjectivité, le vécu du patient, on ne peut comprendre son trouble qu'en l'entendant nous le raconter. Si cela est vrai pour la maladie en général, en quoi cela serait-il différent dans le cas de l'aphasie ? Cette voie est également le seule dont nous disposons actuellement pour élargir nos connaissances sur la pensée humaine. De plus, dans bon nombre d'expérimentations, l'interprétation des résultats reste le fait de la subjectivité, le tout est d'en être conscient, pour en rester maître.

Attardons-nous un moment sur les deux sens que recouvre le mot « subjectif ». La connaissance objective est traditionnellement opposée à l'opinion subjective. Dans une perspective épistémologique, la science s'impose avec rigueur un déroulement qui récuse et rejette hors d'elle toute analyse où l'opinion du sujet viendrait compromettre la validité et l'universalité des résultats de la recherche. Mais n'oublions pas son autre sens, ontologique, où la subjectivité désigne une forme d'existence au monde. Selon le philosophe américain John Searle dans « Le cerveau et la pensée », il ne faut pas confondre ces deux sens.

La science moderne est objective dans le sens où elle poursuit un savoir indépendant de l'opinion individuelle, elle ne se demande pas si telle découverte causera du plaisir ou du déplaisir, ou si tel savoir mérite ou non d'être révélé.

Mais cela ne veut pas dire qu'elle ne puisse prendre pour objet d'étude des réalités qui peuvent parfaitement être subjectives, c'est-à-dire qui portent sur le sujet. La douleur, par exemple, puisque son existence implique l'existence d'un sujet, est ontologiquement subjective. Pourtant, la douleur est aussi un phénomène objectif, puisque rien n'empêche la science d'en avoir une connaissance objective et de tenter de l'évaluer et de la quantifier. Il en va de même des échelles établies pour tenter de quantifier les troubles du comportement observés dans les affections neurodégénératives ou vasculaires : de 1 à 10, nous tentons d'évaluer le retentissement de ces troubles sur la vie du

malade. Beaucoup de sciences, comme l'économie, la psychologie, s'intéressent de près à des phénomènes qui dépendent de l'observateur, elles n'en demeurent pas moins des sciences. Selon Searle, la philosophie s'intéresse à la fois aux phénomènes objectifs qu'à ceux qui dépendent de l'observateur, et tâche d'expliquer des phénomènes pour lesquels la science n'a pas encore de réponse.

En ce qui concerne les témoignages d'anciens aphasiques : la pensée est prise ici, comme la douleur, comme un phénomène ontologiquement subjectif, qui n'existe qu'à titre d'expérience personnelle, sans que cela ne l'empêche d'exister objectivement.