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3. Un historique de neurologie

3.2 La grande querelle

Aussi, Trousseau mis à part, on peut penser qu'un premier trait est tracé pour distinguer au moins partiellement la pensée du langage.. jusqu'à une fameuse querelle, aujourd'hui restée célèbre dans le monde de la neuropsychologie. Cette vive querelle opposa quelques années plus tard deux éminentes figures de la neurologie du début du XXè siècle : Joseph Déjerine et Pierre Marie.

Déjerine est un honnête homme, neurologue méticuleux, d'un style classique, respectueux de la tradition, un grand anatomiste du système nerveux, un grand clinicien aussi. Pierre Marie est quant à lui un élève de Charcot, lui aussi grand clinicien, auteur de grandes découvertes. Méticuleux lui aussi mais cultivant un certain goût pour le paradoxe, pour la provocation, l'histoire le conduira à tenir des positions excessives (que nous ne détaillerons pas toutes ici) avec énormément d'aplomb. On le surnommera par la suite à juste titre « l'iconoclaste ». Également doués mais dotés de personnalités radicalement différentes, et surtout animés d'idéologies divergentes, ces deux hommes de sciences vont s'affronter pendant des années au sujet d'une controverse qui aboutira à une haine inexpiable. L'histoire raconte même qu'il s'en fut de peu pour que les deux savants n'aillent jusqu'au duel ! La haine que se portaient ces deux hommes ne les incita jamais à la nuance. Ni l'un ni l'autre, semble t-il, ne put jamais accueillir avec un regard neutre les théories de l'autre. Par conséquent il est important d'avoir à l'esprit que les passions ont peut-être mené à un durcissement, à une caricature des positions de chacun. Malgré tout le débat reste très intéressant, d'autant plus qu'il questionne toujours le milieu de la neurologie et que l'on continue de s'y référer.

L’associationniste Déjerine prône une théorie, une conception de l'esprit qui est dans la tradition de son époque : les fonctions cérébrales sont divisées en secteurs qui sont eux-mêmes situés dans des régions du cerveau, identifiées ou non, mais nécessairement distinctes les unes des autres, même si

elles sont étroitement reliées entre elles. Beaucoup de schémas associationistes fleurirent à cette époque, tel le célèbre schéma de la cloche de Charcot. Dans la conception associationiste, le cerveau organise les rapports entre un centre auditif des mots, un centre du langage articulé, un centre visuel des mots, un centre du langage écrit, le tout couvert par un « centre idéatoire ». La pensée est donc tout à fait indépendante du langage. Mais de schémas complexes en complication de schémas, la période associationniste culmine avec Grasset, qui laissait prévoir dix-huit formes d'aphasie !

C'est dans ce contexte que Pierre Marie commence à se faire connaître dans le milieu de la neurologie, il appela par la suite cette période « géométrique », par ironie bien sûr, à cause de l'abus des schémas.

Pour Déjerine à l'époque, le langage est un instrument de la pensée. Il distingue deux formes de pensée différentes : la pensée verbale, c'est-à-dire le langage intérieur, et la pensée figurative. Si la première est touchée dans l'aphasie, la seconde reste tout à fait utilisable. Il explique, dans « Sémiologie des affections du système nerveux » :

orsque nous nous abandonnons au cours de nos réflexions, lorsque, en d'autres termes, nous faisons acte de penser, nous pouvons le faire de deux manières très différentes. Ou bien nous pensons avec des images d'objets, ou bien nous pensons avec des images de mots. Dans ce dernier cas, nous nous causons à nous-mêmes, c'est-à-dire que nous pensons à l'aide de notre langage intérieur...

L

Suite à ces définitions, l'élève Pierre Marie se transforme en farouche détracteur. Dans la Revue de Philosophie de 1907 dans son article : « Sur la fonction du langage » , il s'oppose à ses prédécesseurs qui prétendent « traduire la psychologie en schémas d'ordre anatomique quand nous

ignorons tout, il faut l'avouer, de la physiologie et même de l'anatomie du cerveau ». Suite à cet

article il prit systématiquement le contre-pied des positions de ses prédécesseurs.

Pour Déjerine, les aphasiques peuvent être intelligents. Pour Pierre Marie, il est inconcevable de parler d'aphasie sans altération du langage intérieur, mais surtout, l'aphasie entraîne une déficience intellectuelle. « C'est qu'il y a, chez les aphasiques , quelque chose de bien plus important et de

bien plus grave que la perte du sens des mots : il y a une diminution très marquée dans la capacité intellectuelle en général ». Pour lui cette perte intellectuelle est même la caractéristique première de

l'aphasie et devrait être considérée comme le premier trait sémiologique.

Il parle de « déficit considérable, surtout dans le stock des choses apprises par des procédés

didactiques ».

L'un et l'autre vont alors décrire des cas cliniques qui étayent leur théorie respective. Déjerine raconte l'histoire d'un patient médecin, victime d'une aphasie sensorielle importante, qui réussit à lui fait comprendre -malgré un très fort jargon sémantique- qu'il sait que son diabète est guéri et que par conséquent les analyses demandées sont inutiles, car les résultats seront normaux.

Le neurologue nous conte aussi sa rencontre avec cet autre patient médecin, qui lui demande à la suite de sa consultation de lui fixer le chiffre de ses honoraires.

De ces deux cas cliniques, Déjerine fait donc l'observation d'une intelligence normale, en dépit des difficultés linguistiques. Il explique que dans le cas de l'aphasie sensorielle, le patient parvient finalement, plus ou moins difficilement, à exprimer sa pensée. Ce qui signifie que cette pensée existe bel et bien, puisqu'il finit par l'exprimer ! Ces malades pensent tout en utilisant des mots sans rapport avec leur pensée. Selon Dominique Laplane dans « Pensée d'Outre-mots », cette phrase illustre bien une des premières définitions de l'aphasie, qui semble selon lui la plus adéquate pour la décrire : « c'est la classique dissociation entre signifiant et signifié. […] je mets quiconque au défi

d'expliquer ce type de trouble sans recourir à une indépendance, en de tels cas, de la pensée par rapport à la parole ».

Quant à Pierre Marie, il argumente en présentant lui aussi plusieurs cas :

Il raconte le cas de ce patient cuisinier qui ne sait plus comment faire cuire un œuf : l’œuf est cassé sans précaution dans un plat à gratin, la noisette de beurre rajoutée par-dessus l’œuf, et le tout ensuite mis au four ! Scandalisé, le neurologue en vient à la conclusion qu'il s'agit d'une véritable « déchéance intellectuelle » car même la réalisation du geste sur imitation est impossible.

Son autre patient, quant à lui, ne peut plus reconnaître l'heure sur une montre ou placer les aiguilles à une heure donnée ; un autre présente un trouble du calcul et ne sait plus résoudre une addition très simple et la commence même par la gauche.

Selon le neurologue, l'erreur qui a conduit la plupart des cliniciens à considérer comme intelligents les aphasiques vient du fait que ce sont des malades aux affects parfaitement adaptés à la situation dans laquelle ils se trouvent, et qu'ils vivent d'une vie morale tout à fait comparable au commun des mortels. L'explication viendrait donc selon lui du fait qu'on a tendance à « déclarer intelligents

surtout les gens qui sentent et pensent comme nous ».