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Adagio non molto

Sarah est partie ce matin.

Assis sur le lit, les coudes appuyés sur les genoux, je l’ai regardée tourner en rond sans rien dire. Elle oscillait entre le placard et la commode. Elle plongeait les doigts dans les tissus entremêlés. Du revers de la main, elle rejetait au fond du tiroir tops ces chandails, tous ces pantalons délavés, défraîchis. Les miens. Puis elle n’en ressortait que les plus beaux chemisiers, des foulards aux couleurs d ’été et des dessous aux textures satinées. Par cette pêche miraculeuse, elle triait ce qui restait de nos vies entrelacées. Bientôt plus rien. Elle non plus ne parlait pas. Depuis quelques semaines, elle n’était plus la même. Elle s’était tue. Elle errait dans notre maison, se butant contre les murs comme dans une cage de verre. Mais, à l’intérieur, elle criait à s’en déchirer les poumons. Ses hurlements, je ne les tolérais plus. Ils m’assaillaient, m’embrouillaient les yeux. Je lui ai dit de s’en aller. De s’enfuir avant qu’il ne soit trop tard. Je savais qu’elle ne supporterait pas les mois à venir. Que moi-même, je n ’y arriverais sans doute pas. Par-dessus tout, je voulais qu’elle parte puisque je l’aimais.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis. Les pires en deux ans. Deux semaines depuis que je lui avais annoncé ce qui m’avait paru absurde. Un cancer à 33 ans. J’avais pourtant essayé de me faire rassurant, mais le timbre de ma voix sonnait faux. En complète dissonance avec ces mots souffreteux qu’elle regardait tomber de mes lèvres comme des pierres.

Ce matin, je l’ai suivie jusqu’à la porte. Elle ne s’est retournée que pour m ’embrasser. Ses doigts froids me caressant la nuque. M’a regardé quelques secondes. J ’ai retenu mon souffle pour garder son image en moi. Mais je n’ai pas tenu le coup. À travers la vitre, elle est disparue dans le vent d ’automne. Les feuilles rouges et brunes vipevoltant dans sa chevelure.

Sur ma table de chevet, un seul billet.

Si tu as besoin d ’une oreille, tu sais où me rejoindre.

Elle, elle ne parlera pas.

Largo

La neige a totalement recouvert le téléviseur. Tant pis pour lui. Je lui ai laissé sa chance : trois mois pour me déballer ce qu’il avait dans le ventre. Que de la stupidité en haute définition et du commérage en stéréo. À moitié enfoncé dans la neige sur ma galerie, il trône en roi. Mais sans fidèle pour l’adorer, cette fois. J’espère qu’il mourra de sa solitude. Lui aussi saura ce que c’est que d ’être abandonné.

J ’ai résisté à l’envie d’appeler Sarah.

Même elle, je ne la supporterais pas. Je lui dirais d’aller se faire voir avec ses questions sur mon état de santé ou sur la qualité de mon alimentation. Tout m’irrite, me gratte au sang. Je ne suis plus qu’une plaie béante. Mais q u ’est-ce q u ’il a dans le ventre ? Est-ce

contagieux ? Va-t-il en mourir, le monsieur ? Que tout le monde crève. Je ne serai plus le

seul à pourrir de l’intérieur.

Tout seul.

Je ne suis pas sorti depuis vendredi. Quand je suis revenu de ce rendez-vous, j ’ai fermé la porte à clé. Avec le peu de force qu’il me restait, j ’ai poussé le fauteuil du salon dans un coin et je me suis allongé sur le plancher froid. J’ai eu le goût d’en finir. Là. De savoir ce que c’est que de sentir son cœur ralentir et son estomac se tordre, une dernière fois. J’y suis resté des heures. Peut-être des jours. Sans bouger. Par instant, je croyais avoir réussi à me sublimer, à disparaître entre les planches vernies. Mon corps retourné à la terre. Un cycle immuable.

Le silence violé par les staccatos de l’horloge dans la cuisine. Tic tac tic. 60 secondes. Une heure. Tac. Toute une vie qui se compte. Qui se décompte. Glisse entre les doigts comme une poignée de sable fin. Sans qu’on puisse la retenir.

Presto.

Le temps est écoulé. Personne n ’aura fait le décompte des minutes qu’il vous reste. Personne, en vérité, n’est maître de sa propre vie. Et, dans l’insouciance, vous aurez joué votre partie toujours plus vite. Comme un violon qui s’emballe au milieu d’une centaine d’autres. Qui ne s’écoutent pas.

Je ne suis rien d’autre qu’un corps entraîné dans le mouvement effréné d’un cycle.

Je ne suis que les saisons qui s’enchaînent.

Allegro

Ce matin, le réveil est inhabituel. Le soleil qui traverse les rideaux mal ajustés réchauffe le cocon dans lequel je me suis réfugié depuis quelques jours. Roulé en boule, la tête recouverte de la couette, je ne veux pas bouger d’ici. Dans l’utérus de cofon qui m ’abrite, je me repose, me laisse flotter au-dessus de toutes les idées morbides qui m ’ont accaparé

depuis les derniers mois.

Il n’y a que moi.

Que cette chaleur rassurante et cette sueur qui imbibe mon chandail. Ici, je n ’ai pas à justifier l'air rébarbatif que mon père me reproche. Je n’ai pas à jouer la victime pour faire plaisir à ma mère. Je n’en veux pas de ses infusions au ginseng et au romarin. Encore moins de ses histoires de guérison miraculeuse qu’elle a pu voir à la télévision. Je

ne veux pas. Je ne veux rien. Que la paix, le silence et cette douceur qui enveloppe mon corps comme celui d’un nouveau-né qu’on tient délicatement au creux des bras.

Je ne me rappelle pas avoir pris le temps de ne rien faire. Pas depuis Tendance, du moins.

1

Hier, j ’ai retrouvé une photographie de moi alors que je passais tous mes étés au bord du lac. Mes parents avaient un chalet à la campagne. Loin de la ville, du bruit et de la poussière. Plus près du paradis, comme disait mon père. Et le paradis, c ’était tranquille. Des journées entières avec ma sœur à faire rebondir des cailloux sur lç lac, à assister, couchés sur le dos, au défilé sans fin des nuages : un chien, une voiture de course, une grenouille, mais jamais de cellulaire, de télévision, de fax prioritaire ou de bénéfice net. Quand mes parents ont divorcé, il n’y a plus eu d’étés à la campagne, ni de limonade maison ou de baignades au bout du quai.

Aujourd’hui, je peux dire que j ’ai cessé de vivre à douze ans.

Je suis mort jeune avant de renaître sous la forme d ’une bête traquée. Vidé de toute ma substance et gavé de productivité et de rentabilité. C ’est pas un métier honnête, ça. Mon père avait raison. Le marketing, les capitaux, les dividendes, la Bourse. De la frime. Tout comme ces hommes à cravates assis à côté de moi, rivés à leurs écrans. Vendeur du mois, Vaillancourt ! Devant mon corps, tous défileront. Mais ils me scruteront sans toutefois s’étonner. Il était comme les autres, se rassureront-ils. Ce sont eux, les patrons. Eux, les politiciens. Eux, les scientifiques. Eux, les voisins. Eux, les hommes, les femmes. Ce sont eux, et elle, la vie, qui m’auront tué.

Pour qui je meurs.

Il y a une éternité déjà que je ne me suis pas arrêté net. Une éternité que je n ’ai pas regardé le temps passer. J ’ai oublié. L’odeur de l’herbe fraîchement coupée. Les picotements de l’eau froide sur les cuisses. Les baies rouges amères du buisson chez le voisin. Les baisers gluants de rouge à lèvres de ma mère. Les violons^ déchaînés dans l’atelier de mon père. J’ai tout supprimé. Et sur la photographie, le petit garçon qui esquisse un sourire en se mordillant le doigt, je ne m ’en souviens plus. Peut-être aurait-il pu revenir avec le soleil du printemps.

Presto

Je plonge un orteil à la surface du lac calme. De grands cercles ondulent, dérivent et se perdent. Je chatouille l’eau qui somnole. Il est encore tôt. Trop tôt pour les confidences. Mais l'endroit est idéal. À l’extrémité du quai, je regarde les ondes qui se dessinent au bout de mes pieds. Sans faire de bruit, ils se déposent doucement, puis accélèrent à chaque battement d’orteils. Sous mes désirs, ils s’enfuient au loin ou s’échouent contre les poutres du quai. Ils m’obéissent comme si j'étais un chef d’orchestre. En retour, je leur offre mon admiration. Je comprends mieux ce que ressentait mon père. Une journée, je l’avais surpris dans son atelier à gesticuler, les yeux fermés, sur un enregistrement de musique classique. Je le croyais seul, mais il ne l’était pas. Entre quelques planches d’érable lisse, quarante musiciens suivaient ses gestes. Du bras droit, il battait l’air d ’un mouvement fluide et continu. De l’autre, il frappait violemment un opposant invisible. Chacun des forte qu’il commandait éclatait dans mes oreilles d’enfant. Toujours, il remettait le même morceau dont je ne sus le nom que plus tard, lorsqu’il m ’offrit un disque pour mon vingtième anniversaire. Pour mon père, Y Été de Vivaldi représentait cet instant où il se sentait le plus vivant. Il ne m’a pas dit ces mots, mais je n ’avais jamais vu mon père si expressif, son visage crispé par les coups d’archets déchaînés des violons.

Le chalet me semble plus petit que dans mes souvenirs. Je ne l’avais plus revu après le divorce de mes parents. Un couple de la ville l’avait acheté puis abandonné trois saisons sur quatre. Aujourd’hui, la galerie surplombant le jardin grince sous mes pas et je n’arrive plus à trouver le sentier qui menait chez le voisin. La végétation a repris ses droits. Malgré tout, le cœur de ce lieu bat encore. J ’aurais aimé que tous y soient. Comme avant. Ma mère, assise dans le jardin, nous regardant nous baigner. Mon père, caché dans son atelier avec son orchestre. Ma sœur, les mains rougies par les fraises sauvages. Et Sarah. J ’aurais aimé qu’elle voie cet endroit. Je lui aurais présenté le grand chêne derrière le garage. Elle m’aurait aussitôt supplié pour que je lui construise une cabane. Tout en haut. On aurait pu y habiter. La décorer de rideaux à pois et jouer à la maman et au papa. Elle

m’y aurait raconté des histoires farfelues plutôt que ces mots vides qu’elle m ’a lancés hier.

Lorsque je lui ai annoncé que j ’arrêtais les traitements.

Elle a sangloté un moment. Elle a proposé de venir me tenir compagnie quelques temps. J’ai refusé. Je lui ai dit que je voulais être seul. Que je partais en voyage. Que j'ignorais quand je reviendrais. Elle ne comprenait pas.

Avant de partir, je lui ai laissé, sur ma table de chevet, le disque de Vivaldi et une note.

Ne t’inquiète pas, j ’ai tout compris ce que tu as tu dans tes grands soupirs.

Je t’aime aussi.

Ne me cherche pas.

Je m’en irai avec l’été.