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Profondément calme

à la façon de la Cathédrale engloutie de Debussy

Il fa it beau aujourd’hui. N ’oublie pas de mettre de la crème solaire. Je t ’aime ! Il a crié

ces mots comme on donne des ordres à une petite fille. Il n ’a pas attendu la réponse pour refermer la porte. Dans la pièce presque déserte, la femme entend encore résonner la voix de l’homme, si familière. Il a pris cette habitude de lui laisser des échos en guise de compagnie. Mais elle déteste sa façon d’envahir l’espace par ces mots sans fondement. Sans profondeur.

Je t’aime.

Des mots qui n’ont aucun sens lorsqu’ils sont prononcés si fort. Deux syllabes sèches. Un bout de papier qu’on froisse. Trois mots vides comme cette maison triste et fade qu’ils louent chaque été depuis que les enfants sont partis. Elle ne voulait p a r venir. Pas cette année. Elle le lui avait dit et redit. Je ne veux pas retourner à Carleton.' Il avait insisté. C’est une tradition. Et la mer te fera du bien après l ’hiver que tu as passé... Elle le savait aussi. La mer replacerait tout en elle. Mais elle ne supporte pas d’être abandonnée entre ces quatre murs blancs. Elle suit pourtant les conseils de son mari, descend sur la grève, mais laisse le tube de crème dans sa valise.

Face à la maison d’été, la mer vient s’étendre sur une plage de galets noirs et gris où pointent quelques éclats de coquillages. La femme a retiré ses chaussures et marche pieds nus. Ses chevilles vacillent au contact des pierres. Son visage demeure impassible. Aucun de ces résidus charriés par les vagues ne lui soutirerait la moindre grimace. Sous ses pas, la femme ne les sent pas réellement. Aussi pointus et acérés soient-ils. On dirait que la peau sous la plante des pieds n’est pas la sienne. Qu’elle enveloppe un autre corps. Un corps étranger. Pas le sien.

Ce corps n’est pas le sien. Elle le sait depuis longtemps. Depuis l’enfance où les branches raides du fourrage derrière la maison de ses parents lui lacéraient les jambes. Où les épines des framboisiers égratignaient ses poignets. Les rougeurs, les piqûres, les

t

boursouflures. Rien de tout cela n’arrivait à lui arracher une larme. Cette armure de chair la protégeait. L’empêchait de souffrir. Et auprès de tous les gamins du quartier, elle devenait redoutable. Invincible. La première choisie dans l’équipe de ballon-chasseur ou au baseball.

Mais pas à la natation.

Elle avait toujours craint l’eau. L'eau si douce, si sournoise. Elle se rappelle ce jour où sa mère l’avait obligée à aller au lac avec ses cousins. Sur la pointe des pieds, elle s'était avancée dans l’eau opaque tandis que le sol se dérobait sous elle. Se faufilait entre ses orteils. Bientôt, elle n'avait plus touché le fond. Paniquée, elle s'était mise à battre des jambes de toutes ses forces. Son cousin qui lui avait tenu la tête sous l’eau... Pour jouer. L’eau a des lois implacables. Des frontières incertaines qui avalent tops les étrangers. Elle l’avait compris. Le liquide avait forcé son entrée en elle ce jour-là.

L’avait envahie.

Puis l’avait rejetée. Telle une bâtarde.

Elle n’avait jamais pardonné à sa mère de l'avoir contrainte à aller vers l'eau. Même si les enfants doivent apprendre de leurs expériences. Comme les chiens.

La mer, la vraie, est différente. Elle reste honnête. Elle donne beaucoup plus qu’elle ne prend. Elle dépose elle-même ses secrets sur le rivage. Des millions de coquillages extirpés de ses entrailles. Sans douleur. Elle trie. Tamise chaque grain de sable et repousse chaque algue, chaque caillou, chaque coquille vide par d’incessantes ondulations.

»

Devant ce spectacle, la marcheuse s’agenouille et tend les bras, comme pour enlacer l’horizon. La mer lui paraît vaste. Inaccessible. Elle se sent si minuscule. Autant que le jour où le dernier de ses quatre enfants avait quitté la maison. La porte s’était refermée,

laissant derrière ce mariage usé. Les condamnant à l'usure, elle et ce mari qui ne lui faisait plus l’amour. La solitude s’était alors nichée en elle et avait engourdi ce qui pouvait lui rester de vivant. Derrière la fenêtre du salon, elle avait teqté de suivre du regard l’enfant devenu grand. Bien qu’elle demeurât d’un calme sans faille, jamais elle ne s’était sentie aussi fragile. Aujourd’hui, tout lui revenait et elle avait l'impression que ses membres rapetissaient, rapetissaient.

Peu à peu, la marée vient baigner les genoux et les cuisses de la femme accroupie. Cette eau qui lèche sa peau la saisit. Quelque chose est en train de remonter le cours de sa mémoire. Une blessure qu’elle croyait enfouie au plus profond de l’hiver. Lui, l'Autre, avait dit ces mots qu’on chuchote. Ces mots qui exigeraient qu'on se retourne sept fois la langue avant de les laisser s’échapper. Avant qu’ils ne glissent entre les lèvres.

Je t ’aime, Maryse.

Elle les avait entendus. Elle n’avait pas rêvé. Puis ils avaient fait l’amour. Comme des affamés. Jamais son mari ne l’avait fait jouir de cette façon. Les doigts, là bouche et le sexe de cet homme avaient réanimés le corps qu’elle croyait mort-né. Elle avait tout reçu, tout gardé de lui. Les doigts agrippés à ses cheveux. Son souffle humide au creux de son cou. Son sexe dressé et dur plongeant puis replongeant en elle. Cette eau salée. Surtout cette eau salée qui exsudait de ses pores, glissait le long de ses tempes. D ’infimes gouttes venant s’échouer sur ses seins. Une pluie de joie s’était répandue sur elle. En elle. L’eau salée. C'est l'eau salée qui ravive ses plaies. Chaque vague lui brûle le ventre et les bras. Mais elle ne bouge pas. Elle veut tout recommencer. Vivre encore une fois. Elle sent des picotements dans ses mollets, repliés sous elle. Des remous lui palpent la poitrine. Sans pitié. La mer éclabousse sa figure. Elle croit entendre les paroles qu’/7 a prononcées la dernière fois qu’ils se sont vus. Elle connaissait ces mots. Mariage. Enfants. Mais rompre était nouveau pour elle. Tout de suite, un iceberg a pris la place du cœur. Son sang bouillonnant s'est évaporé. Depuis, elle n’avait plus rien senti. Rien d’aqtre que ce corps devenu creux.

L’été est revenu. Insupportable. Les vagues viennent bercer la femme immobile, à genoux devant la mer. Son corps raidi par l’eau froide, elle ne sent ni ses membres ni son

cœur qui ralentit Elle patiente. Bientôt, elle sera un de ces coquillages brisés que la mer abandonne quand elle caresse le rivage.

Elle sourit. Se dit que ce n'est pas vrai.