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Chapitre 1 – La critique biocentriste de l’écocentrisme

1.2 Les touts écologiques ont-ils des intérêts biologiques?

1.2.2 La sélection des groupes-traits : un timide « oui »

La question de l’applicabilité du concept d’intérêt biologique développé par Varner aux communautés et aux écosystèmes a récemment été revisitée par John Basl (2011), sur la base d’une nouvelle conception de la sélection de groupe élaborée et défendue par le biologiste David Sloan Wilson et le philosophe Elliot Sober (D. S. Wilson et Sober 1989; Sober et Wilson 1994). Avec ce qu’ils appellent l’approche des « groupes-traits », Sober et Wilson ont remis l’idée de sélection de groupe à l’ordre du jour, après sa courte éclipse ayant suivi les critiques de Williams.28 Le point de départ de l’approche des groupes-traits consiste à mettre en doute une supposition simplificatrice habituellement adoptée dans les modèles de génétique des populations concernant les interactions reproductives des membres d’une même population. Selon cette supposition, chaque individu appartenant à une population a une

27 Cahen (1988, 211n74) renvoie à Wimsatt (1972) à l’appui de l’exclusivité qu’il accorde à la sélection de

groupe. Je ferai valoir au chapitre 5 que d’autres sources d’orientation téléologique au sens nagelien que la sélection naturelle sont envisageables.

chance égale de s’accoupler avec n’importe quel autre membre. Cette supposition est commode lorsque l’on veut formuler des modèles mathématiques simples, mais Wilson et Sober font remarquer qu’en réalité, les membres d’une population n’entrent souvent en contact qu’avec leurs voisins proches, et que leurs contacts avec leurs confrères plus lointains sont relativement rares.

Cette hétérogénéité interactionnelle prend parfois la forme d’une isolation reproductive de certains sous-ensembles d’une population par rapport à une population globale. Dans de telles conditions, il se peut, selon Wilson et Sober, qu’un trait altruiste, possédé par certains membres de la population et établissant entre eux une certaine organisation fonctionnelle, soit préservé. Wilson et Sober appellent ces sous-groupes « groupes-traits » (trait groups), parce que ceux-ci sont constitués par le fait que leur fitness de groupe dépend d’un seul et même trait possédé par certains de leurs membres. Wilson et Sober (1989, 341) décrivent un cas fictif où des bassins d’eau stagnante isolent des sous-ensembles d’une population en groupes- traits :

An asexual species of insect lays its eggs in pools of stagnant water, within which the larvae develop. Each pool receives exactly N larvae. Two types of individual (A and a) exist within this population. The A-type detoxifies harmful chemicals in the water, which increases the survival and eventual reproduction of all larvae growing in the pool. The number of insects emerging from the pool plus their combined offspring is therefore an increasing function of the number of A-types in the pool. The property of detoxification carries no energetic cost for the A-types, which survive and reproduce exactly as well as a-types in the same pool […].

L’aspect des groupes-traits qui est déterminant pour l’enjeu de la sélection de groupe est le fait que leurs membres se trouvent isolés reproductivement pour une certaine durée, mais pas de manière permanente. Plusieurs populations réparties en groupes-traits vivent une période annuelle de dispersion, pendant laquelle leurs membres quittent leur groupe-trait et s’accouplent avec des membres de la population globale extérieurs à leur groupe-trait. Dans l’exemple décrit par Wilson et Sober, on peut s’attendre à ce que la croissance populationnelle des groupes-traits vivant dans des bassins où il y a davantage d’altruistes (type-A) soit plus prononcée que celle de ceux vivant dans des bassins où il y en a moins, puisque le comportement de dépollution pratiqué par les types-A est bénéfique pour tous les membres du groupe-trait (incluant les type-a). Ainsi, lors de la période de dispersion où les membres des

groupes-trait se mélangeront, les groupes-traits possédant un plus grand nombre d’altruistes contribueront davantage d’individus à la reproduction inter-groupes-traits, et, par conséquent, davantage de leurs rejetons composeront la génération suivante de groupes-traits lorsque les insectes se retrouveront à nouveau isolés dans un bassin. On peut donc concevoir que dans un tel cas, c’est une compétition entre les groupes-traits, et non une compétition entre leurs membres qui détermine le succès reproductif des individus qui les composent. Lors du grand mélange, plus d’individus provenant des bassins ayant davantage d’altruistes seront libérés dans la population globale ; et comme ces bassins libéreront plus d’altruistes que d’égoïstes, le grand mélange aura pour effet que la population globale comportera davantage d’altruistes que d’égoïstes après le grand mélange.

Ce qui caractérise les cas comme celui illustré par l’exemple de Wilson et Sober est que les deux types d’individus (les altruistes et les égoïstes) ont un destin reproductif commun.29 Ce destin est rendu commun par le fait que, par hypothèse, le cas décrit une situation où le trait altruiste n’implique pas de coût en fitness.30 Wilson et Sober (1989, 342-3) font toutefois valoir que la sélection de groupes-trait peut se produire même si on atténue cette exigence :

Returning to the aquatic insect example, if we assume that detoxifying the water is energetically costly, then A-types will have fewer offspring than a-types from the same group. The trait is disfavored by natural selection operating within groups, at the same time it is favored by natural selection operating between groups. We therefore have a conflict between levels of selection, and the outcome depends on their relative strengths. […] When within-unit selection overwhelms between-unit selection, the unit becomes a collection or organisms without itself having the properties of an organism, in the formal sense of the word. When between-unit selection overwhelms within-unit selection, the unit itself becomes an organism in the formal sense of the word.

Wilson et Sober (1989, 345-9) présentent quelques exemples de cas réels semblant illustrer une telle forme de sélection. Ainsi, il semble que, si on tient compte de l’hétérogénéité des

29 La notion de destin commun (common fate) est introduite dans Sober et Wilson (1994, 549-51).

30 Wilson et Sober font valoir que la condition d’avoir un destin reproductif commun est exactement celle qui est

requise concernant la relation entre les gènes à l’intérieur d’un organisme afin que la sélection individuelle puisse se produire. La meïose fait en sorte que chaque gène appartenant au génome d’un organisme a autant de chances que les autres de se transmettre à la génération suivante, et empêche ainsi toute concurrence reproductive entre les gènes (cf. D. S. Wilson et Sober 1989, 341-2, 344-5; Sober et Wilson 1994, 549-50).

interactions entre les membres des populations existant dans la nature, la sélection de groupe, entendue comme de la sélection de groupe-traits, est susceptible d’occuper une place plus importante que les critiques de la sélection de groupe ne le soupçonnaient. Wilson et Sober insistent toutefois sur le fait que leur approche ne conduit qu’à un verdict modéré concernant la place de la sélection de groupe dans la nature :

The theory itself, however, is not grandiose and predicts where superorganisms do not exist as clearly as where they do. The earth's atmosphere may be heavily influenced by life on earth, but life on earth is most unlikely to be a single organism that has evolved to regulate its atmosphere (Lovelock, 1979; Margulis, 1981). […] It even is possible that mutualistic soil communities have evolved by a similar process in nature. But functional design cannot be attributed to ecosystems in general (Odum, 1969). Social interactions may sometimes evolve as group-level adaptations, increasing the fitness of some groups relative to others, but the sweeping interpretation of most social interactions in this fashion (e.g., Wynne-Edwards, 1962, 1986) is doomed to failure. Grandiose superorganism theories can be most effectively refuted by insisting on evolutionary mechanisms. (D. S. Wilson et Sober 1989, 352)

Basl (2011) reprend le verdict modéré de Wilson et Sober concernant l’organisation fonctionnelle des touts écologiques, afin de revisiter la question de savoir si les touts écologiques peuvent avoir des intérêts biologiques. Comme il le remarque, l’approche des groupes-traits a des conséquences différentes concernant l’organisation fonctionnelle des

communautés et des écosystèmes. Selon cette approche, certaines communautés, celles

constituées par des groupes-traits, possèdent une organisation fonctionnelle (Basl 2011, 93). Toutefois, Basl insiste sur le fait que l’approche des groupes-trait implique que les

écosystèmes ne peuvent pour leur part pas avoir d’organisation fonctionnelle :

Unfortunately, ecosystems […] cannot be units of selection. Unlike organisms which can constitute trait communities by bearing certain fitness relationships to other organisms of different species, abiotic components do not reproduce. Perhaps abiotic components can be understood as having viability fitness; some abiotic components will persist longer in an environment than others. But, this cannot contribute to the reproductive success of abiotic components; they do not reproduce, and […] reproduction is required for selection to yield functional organization. (Basl 2011, 104)

La raison pour laquelle Basl insiste sur la reproduction comme condition nécessaire à la présence d’organisation fonctionnelle est que, selon la théorie étiologique de la fonction, c’est le fait qu’un trait soit transmis à une génération future à cause de la valeur adaptative d’un de ses effets, qui confère à ce trait la fonction de produire cet effet. Sur la base de ce verdict, Basl

reprend ensuite la conception formulée par Varner de l’intérêt biologique basée sur la théorie étiologique de la fonction, et l’applique aux communautés formant un groupe-trait :

[I]t should be obvious given the defense earlier of the view that some non-sentient non-individuals, specifically some biotic communities, are units of selection, that some biotic communities have interests in the same way as non-sentient organisms. Biotic communities that are units of selection are teleologically organized; they have parts and processes organized towards ends relative to the community, as opposed to the lone individuals that constitute them. Given their teleological organization, their interests can be understood in terms of their goal-states. (Basl 2011, 133)

En invoquant l’approche des groupes-traits développée par Wilson et Sober, Basl parvient donc à établir un verdict positif concernant la possibilité que certains touts écologiques aient des intérêts biologiques. Ce verdict positif a toutefois une portée très limitée, puisqu’il admet seulement certaines communautés biotiques comme des bénéficiaires, et n’admet pas la possibilité que les écosystèmes en soient. Comme la position écocentriste requiert d’attribuer un bien propre non pas à quelques touts écologiques marginaux, mais à la plupart d’entre eux, ou du moins à la plupart de ceux se trouvant au même niveau d’organisation, le verdict de Basl demeure donc insuffisant pour renverser la conclusion anti-écocentriste générale de Cahen, Varner et Agar. Bien que Basl ait raison de considérer que les arguments de ces derniers doivent être mis à jour à la lumière des récentes avancées en philosophie de la biologie sur la question de la sélection de groupe, la mise à jour qu’il accomplit ne parvient pas, en dernière analyse, à défendre l’écocentrisme contre la critique des biocentristes.

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