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Chapitre 1 – La critique biocentriste de l’écocentrisme

1.1 Considérabilité morale et intérêts biologiques

1.1.3 Bien propre et téléologie

Selon Taylor, ce qui distingue les organismes vivants des êtres inanimés est que, contrairement à ces derniers, ils peuvent être conçus comme des « centres téléologiques de vie », c’est-à-dire des entités effectuant un effort d’autopréservation et d’accomplissement de leur bien propre.8 Il explique en quoi ceci consiste de la manière suivante :

To say it is a teleological center of life is to say that its internal functioning as well as its external activities are all goal-oriented, having the constant tendency to maintain the organism's existence through time and to enable it successfully to perform those biological operations whereby it reproduces its kind and continually adapts to changing environmental events and conditions. It is the coherence and unity of these functions of an organism, all directed toward the realization of its good, that make it one teleological center of activity. (P. W. Taylor 1986, 121-2)

Cette caractérisation pourrait donner l’impression que Taylor épouse une forme de vitalisme immatérialiste selon lequel le vivant possède une essence spéciale, irréductible aux propriétés de la matière inanimée.9 Certaines de ses remarques indiquent toutefois qu’il conçoit plutôt les organismes comme des entités qui sont émergentes par rapport à leurs composantes physico- chimiques :

Organic chemistry and microbiology have brought us close to every cell and every molecule that make up the physical structure of the bodies of organisms. We have greatly increased our understanding of how living things function as physical and chemical systems. We are acquiring ever more accurate and complete explanations of why organisms behave as they do. (P. W. Taylor 1986, 119-20)

8 Attfield (1981) défend essentiellement la même idée, bien qu’il refuse de l’interpréter comme une forme de

conation.

Physically and chemically it is in the molecules of its cells that this activity occurs, but the organism as a whole is the unit that responds to its environment and so accomplishes (or tends to accomplish) the end of sustaining its life. (P. W. Taylor 1986, 122) 10

D’autre part, la téléologie à laquelle Taylor fait référence pourrait suggérer une incompatibilité avec la théorie darwinienne de l’évolution, puisque celle-ci est souvent considérée comme rejetant l’explication des phénomènes naturels par des causes finales. Certaines nuances sont toutefois nécessaires. Ce à quoi Taylor attribue une orientation téléologique est le

développement des organismes, et non les processus évolutionnaires ; et c’est l’orientation

téléologique de ces derniers qui est rejetée par la théorie darwinienne. Mayr (1961, 1504) marque le contraste entre ces deux formes d’attribution de téléologie en biologie, et insiste sur la respectabilité scientifique de la première :

It is now evident that the terms teleology and teleological have been applied to two entirely different sets of phenomena. On one hand is the production and perfecting throughout the history of the animal and plant kingdoms of ever-new programs and of ever-improved DNA codes of information. On the other hand there is the testing of these programs and the decoding of these codes throughout the lifetime of each individual. There is a fundamental difference between, on the one hand, end-directed behavioral activities or developmental processes of an individual or system, which are controlled by a program, and, on the other hand, the steady improvement of genetic codes. This genetic improvement is evolutionary adaptation controlled by natural selection.11

Une forme de réductionnisme à laquelle Taylor (1986, 121n7) s’oppose toutefois est un réductionnisme génétique qui identifierait l’orientation téléologique d’un organisme à une tendance évolutive à chercher à propager ses gènes. En d’autres termes, Taylor rejette une forme de réductionnisme qui réduirait ce que sont les organismes à un rôle de véhicule qu’ils joueraient dans la lutte darwinienne pour la perpétuation de leur espèce. Sous une telle

10 La littérature sur l’émergence est vaste et je n’entreprendrai pas dans cette thèse de caractériser les types

d’émergence en jeu dans les positions philosophiques dont je discute. Il suffit de retenir l’idée générale que vise à articuler le concept d’émergence, c’est-à-dire, qu’il n’y a d’une part pas un dualisme radical comme dans les positions vitalistes établissant une rupture ontologique complète entre vivant et le physico-chimique, mais qu’il n’y a d’autre part, pas non plus un monisme radical comme dans les positions physicalistes selon lesquelles les touts sont identiques à l’agrégation de leurs parties (cf. Sartenaer 2013; 2011).

11 Mayr propose le terme « teleonomie » pour désigner sans ambiguïté ce type de téléologie, mais cette

réduction, le bien d’un organisme serait ni plus ni moins que son succès à transmettre ses gènes aux générations futures de son espèce, ce qui l’assimilerait à un outil au service de la propagation de ses gènes (à la Dawkins 1989). Selon Taylor, le bien propre d’un organisme doit plutôt davantage se comprendre en référence à son développement ontogénique et son fonctionnement physiologique, qu’en termes de fitness darwinienne. Ce qui détermine le bien propre d’un organisme est sa manière individuelle de se développer selon les tendances de développement propres à son espèce :

As it [the organism] sustains its existence through time, it exemplifies all the functions and activities of its species in its own peculiar manner. When observed in detail, its way of existing is seen to be different from that of any other organism, including those of its species. To be aware of it not only as a center of life, but as the particular center of life that it is, is to be aware of its uniqueness and individuality. The organism is the individual it is precisely in virtue of its having its own idiosyncratic manner of carrying on its existence in the (not necessarily conscious) pursuit of its good. (P. W. Taylor 1986, 123)

Ainsi, bien que, comme je l’ai mentionné, le bien propre d’un organisme dépend pour Taylor en partie de ce qu’est son espèce, celui-ci est aussi en partie défini par des aspects relatifs à son individualité propre. À cet égard, la position de Taylor semble donc se distinguer de celle d’Attfield. C’est la forme unique que prennent les tendances téléologiques caractéristiques de son espèce lorsqu’opérant en lui qui définissent le bien propre d’un organisme.

Le fait que Taylor dissocie la téléologie qu’il attribue aux organismes vivants de leur tendance à propager leurs gènes conduit Cooper (1998, 199) à considérer que la téléologie à laquelle Taylor fait référence se trouve en rupture avec celle qui est admise par la biologie évolutionnaire :

[Taylor] relies on several philosophical analyses of teleology, concluding (correctly) that the consensus view is that biology cannot do without the concept (Taylor 1986: 122, note). What Taylor doesn't mention is that the consensus is about the teleology introduced by natural selection; whether biology needs any stronger conception of teleology is, at best, a matter of substantial controversy.

Je crois toutefois que Cooper ignore ici une nuance importante. Selon le consensus contemporain en biologie, les tendances de développement des organismes ne sont pas orientées vers la propagation future de leurs gènes, mais vers la réalisation d’une forme qui a favorisé la propagation des gènes de leurs ancêtres dans le passé, lors des derniers épisodes de sélection naturelle. L’organisme ne peut pas, au courant de sa vie, modifier ses traits

héréditaires de manière à les adapter en temps réel aux nouvelles pressions de sélection qui surviennent dans son environnement (ceci constituerait du lamarckisme). La croissance d’un organisme est déterminée par son patrimoine génétique (qui est unique, à part pour les espèces à reproduction clonale) et ses interactions avec son environnement. Celui-ci parviendra à transmettre ses gènes à la prochaine génération seulement si son environnement n’est pas trop différent de celui de ses ancêtres pour que les traits héréditaires que ces derniers lui ont transmis soient encore adaptatifs. Ainsi, lorsque Taylor affirme que l’orientation téléologique des organismes ne se réduit pas à la poursuite de la transmission de leurs gènes, ceci est tout à fait compatible avec le consensus contemporain en biologie. Il est tout à fait conforme à ce consensus de reconnaître que c’est la sélection naturelle passée qui a (au moins en partie) déterminé l’orientation téléologique des individus de la génération actuelle, tout en niant, comme le fait Taylor, que les organismes soient littéralement orientés vers la propagation de leurs gènes.12

Par leur téléologie inhérente, les organismes vivants se distinguent, selon Taylor, des non- vivants, et acquièrent un bien propre d’un type que ces derniers n’ont pas. La caractérisation des êtres vivants comme des centres téléologiques de vie offre une réponse à première vue plausible à l’objection de Regan selon laquelle le concept de bien propre s’appliquant aux vivants non conscients est le même que celui qui s’applique aux simples choses. Les êtres vivants, contrairement aux non-vivants, poursuivent, en un certain sens, des buts, bien qu’ils ne les poursuivent pas consciemment (je reviendrai plus bas sur l’enjeu de l’orientation téléologique de certains artéfacts). Ceci appuie l’idée biocentriste selon laquelle il y a une discontinuité conceptuelle entre le bien des êtres vivants non conscients et celui des artéfacts, ce qui renforce indirectement la plausibilité de l’idée selon laquelle il y aurait une continuité conceptuelle entre ce bien et celui des êtres vivants conscients.

Afin de démontrer plus directement cette continuité conceptuelle, Taylor, comme je l’ai montré à la section 1.1.2, fait valoir qu’une notion de bien objectif est aussi nécessaire pour rendre compte du bien réel des êtres conscients. J’ai toutefois montré les limites de l’argumentation de Taylor à cet effet. Gary Varner (1998, chap. 3), un important contributeur à

12 Voir aussi la discussion d’Agar (2001, chap. 6) sur le génocentrisme dawkinsien comme objection au

l’élaboration de la position biocentriste, présente une défense plus sophistiquée de cette idée. Contrairement à Taylor, ce que Varner soutient n’est pas que la notion de bien propre biologique s’appliquant aux vivants non conscients est la même que celle qui explique, dans tous les cas, la différence entre le bien réel et le bien apparent chez les humains. Ce qu’il cherche à établir est plutôt qu’une notion de bien propre biologique est nécessaire pour rendre compte de certains des intérêts qu’ont les vivants conscients. La plupart du temps, la différence entre bien réel et bien apparent peut, selon Varner, être expliquée par un manque d’information, ou un manque d’impartialité entre phases de la vie. Par exemple, un enfant qui ne veut pas manger sa portion de brocoli est, ou bien mal informé à propos de la disposition du brocoli à favoriser sa bonne croissance, ou encore manque d’impartialité entre les phases de sa vie et accorde plus d’importance à son dégoût actuel pour le brocoli qu’à son désir futur d’être en santé (cf.: Varner 1998, 57-8). Mais il existe, selon Varner, des cas où ce genre d’explication ne peut pas fonctionner. Par exemple, il semble intuitivement juste d’affirmer qu’une chatte, Varner l’appelle Nanci, a parfois intérêt à rester à l’intérieur de la maison à cause des risques qu’elle encourt en sortant dehors, même lorsqu’elle exprime un désir de sortir. Comme il n’y a pas moyen d’informer Nanci des dangers qu’elle encourt en sortant à l’extérieur, un défenseur d’une théorie subjectiviste (ici, préférentialiste, c’est-à-dire qui définit le bien d’un être sur la base de ses préférences) des intérêts devrait, selon Varner, soit rejeter cette intuition, soit abandonner sa théorie des intérêts. Similairement, supposons Maude, une fumeuse qui comprend parfaitement les impacts du tabagisme sur sa santé, qui pèse, rationnellement et impartialement entre les phases de sa vie les pours et les contres de fumer, et qui conclut qu’il vaut mieux pour elle de sacrifier sa santé pour éprouver toute sa vie le plaisir que lui procure la cigarette. La théorie préférentialiste des intérêts semble impliquer qu’il est alors bon pour Maude de fumer, alors que ceci ne semble, selon Varner, intuitivement pas le cas (cf. Varner 1998, 58-60).

Varner (1998, 60-2) poursuit sa défense de la nécessité d’un bien propre biologique en formulant un argument plus général visant à montrer l’impossibilité conceptuelle d’interpréter, en toutes circonstances, le concept d’intérêt en termes de désirs. Cet argument consiste à identifier une différence entre les désirs et les intérêts sur le plan de ce qui se produit lorsqu’on conserve leur intention, mais change leur référence. Varner illustre cette différence par le cas du scorbut chez les marins du XIXe siècle. Varner compare, d’une part, la relation entre

l’intérêt des marins à manger des agrumes et leur intérêt à ingérer de la vitamine C, et d’autre part la relation entre leurs désirs de faire chacune de ces deux choses. Pour sa part, l’intérêt des marins à manger des agrumes, qui découle de leur intérêt à éviter le scorbut, se transmet immédiatement à la vitamine C lorsque l’on découvre que celle-ci est l’ingrédient responsable de la protection contre le scorbut dans les agrumes. Le fait que les marins du XIXe siècle avaient intérêt à éviter le scorbut implique qu’ils avaient intérêt à ingérer de la vitamine C. Ce transfert n’a toutefois pas lieu, selon Varner, lorsqu’on envisage la situation en termes de désirs. Le désir qu’avaient les marins du XIXe siècle d’éviter le scorbut et de manger des agrumes ne devient pas nécessairement un désir d’ingérer de la vitamine C lorsqu’on apprend que c’est la vitamine C qui est responsable de l’effet préventif des agrumes. Comme les marins ignoraient cette information, l’objet de leur désir ne pouvait pas être la vitamine C. Cette différence générale entre les intérêts et les désirs, également illustrée par les cas du chat insouciant et de la fumeuse obstinée, rendent, semble-t-il, la théorie préférentialiste des intérêts non plausible. En revanche, remarque Varner, en appeler au bien propre biologique du chat, de Maude la fumeuse ou des marins, permet d’accommoder nos intuitions. Sur la base du concept de bien biologique, il est possible de dériver une notion de ce que sont les besoins de ces trois êtres, et de baser en partie leurs intérêts sur cette notion.

Malheureusement pour Varner, comme le met en évidence Nicholas Agar, un autre biocentriste, le caractère apparemment convaincant de la précédente argumentation repose sur une ambiguïté importante entre deux interprétations possibles de la clause d’impartialité entre les phases de la vie :

We can understand this impartiality in two ways. There is an internalist reading. Here, different phases of life will have equal impact on Maude’s reckonings; information about potential harms and benefits associated with different life stages will be represented with equal weight. This is the reading that Varner supposes—Maude is such a determined smoker that her desire can survive vivid representations in her thinking about possible future ill-health. Contrast this with an externalist way of understanding impartiality across different phases of life. By this reading, we place on the table a person’s considered desires, both present and future. […] We will not be content with the agent’s estimate of which interests to sacrifice in case of a conflict. Rather, our goal is the optimal combination of desire satisfactions available to an agent given her or his overall actual and potential preference structure. While we will still say that each considered desire generates an interest, we calculate an individual’s overall interests by emphasizing those interests that in fact bring about as favorable as possible a balance of desires satisfied

over desires frustrated. Often, one of a person’s interests will conflict with his or her all-things- considered interests, regardless of the attitude adopted toward it. (Agar 2001, 76) 13

Agar fournit toutefois une argumentation alternative, qui implique, d’une part, une caractérisation de la spécificité du vivant, et d’autre part une critique du critère de sentience adopté par les pathocentristes. Selon Agar, une particularité du vivant ayant une pertinence centrale pour l’éthique est son caractère représentationnel.14 Agar décrit ce caractère représentationnel comme étant apparu à un certain stade de l’évolution du vivant :

Later, another innovation would have arisen. Organisms would have acquired the ability to produce movements, not just randomly or all of the time, but in response to fairly specific environmental prompts. We can call the structure linking the sensor of the ecologically salient environmental property, to the movement producer, a representation. A representation is a device that contains information about the environment. […] A representation is a structure whose biofunction is to appropriately modify or funnel the impact of environmental forces through to movement or change. Such movement or change will be in response to the environmental property whose name figures in the content of the representation. (Agar 2001, 91)

Une telle représentationnalité caractérise, selon Agar, même des formes de vie assez simples : « Bacteria have sensors attuned to such things as heat and light and certain chemical markers, and we can find representations in even simpler things. The virus T4 replicates with the help of a bacterial host. It possesses receptors that bind to sugary substances on the bacterium’s surface. (Agar 2001, 92) » Mais en quoi un tel caractère représentationnel ferait-il de ses porteurs des bénéficiaires selon Agar ? C’est le cas selon lui, parce que la possession de représentations est associée à la possession de buts chez les organismes. Les senseurs représentationnels ont, selon Agar, pour fonction de permettre à un organisme de réagir à son environnement d’une manière téléologiquement orientée.

13 Dans une publication subséquente, Varner (2003, 415-16) reconnaît la faiblesse de ses arguments contre la

théorie préférentialiste des intérêts.

14 Il est important de noter qu’Agar ne vise pas à fournir une définition de la vie qui soit satisfaisante relativement

à tous les objectifs théoriques possibles. Il admet volontiers un pluralisme de définitions du vivant. Ce qui importe, selon lui, est que la conception du vivant comme représentationnel circonscrit un ensemble de vivants auxquels l’éthique doit reconnaître un statut spécial.

Agar appelle ces buts des biopréférences. Ces biopréférences établissent selon lui une continuité conceptuelle entre les préférences que possèdent les êtres conscients et celles que possèdent les êtres non conscients en vertu de leur orientation téléologique :

Living things can be placed on a continuum starting with the most representationally simple and moving up to the most complex. T4 seems only to have one representation, which is sensitive to the sugary coating on bacterial surfaces. It seeks bacteria, or sugary surfaces, but nothing else. Further, its internal structure permits only one channel from the triggering of the representation through to movement. Hence the virus is capable of doing only one thing: injecting its genetic material into the prospective host. An organism that has representations sensitive to a wide range of environmental properties can deviate from the mandates of its environs more often than its comparatively impoverished cousins. There will be more environmental keys triggering movement, and there may well be a distinctive movement for each key. Representational complexity can be relevant to goals in other ways. Simpler organisms form goals pretty much spontaneously in response to specific properties in their immediate environments. Others integrate information from many sources. They can form representations about, and thereby have goals concerning, things that no longer exist or are thousands of kilometers distant. (Agar 2001, 95)

Les biopréférences s’inscrivent donc, selon Agar, en continuité conceptuelle avec les intérêts paradigmatiques des êtres conscients, au sens où elles ne diffèrent des préférences des êtres

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