• Aucun résultat trouvé

La rupture comme outil méthodologique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 108-113)

Chapitre 2. Stratégie de recherche

1. La rupture comme outil méthodologique

Notre étude sur le bon sens visait à mettre à jour comment le jugement se constitue en contexte organisationnel, et comment la réflexivité peut y être cultivée. Cependant, nous avons établi qu’il s’agit de processus dynamiques, mettant en jeu des concepts que l’on ne peut appréhender directement. Grâce à la théorie du sens de Weick (1993), nous savons que ces processus sont particulièrement sollicités lorsqu’il y a rupture de sens, lorsque ce qui paraissait normal ne

semble plus l’être, ou lorsque ce qui fonctionnait ne produit plus le résultat escompté. La rupture de sens entraîne en effet deux types de conséquences. D’une part, la perspective éthique du bon sens qui met l’accent sur le sens commun, montre que les acteurs sont susceptibles de revoir les critères de jugement qui leur permettent d’établir leur cadre normatif. Leur vision du monde, qui accompagne leur système de référence, est ainsi modifiée. Ils font évoluer ce cadre, ce qu’ils considèrent « normal » après la rupture peut différer de ce qu’ils jugeaient « normal » avant la rupture. D’autre part, la perspective opérationnelle qui met l’emphase sur le sens pratique, montre que la rupture peut engendrer un mode opératoire nouveau, considéré par les acteurs comme plus efficace. Ils modifient leur façon de faire grâce à la réflexivité, afin de procéder de manière pertinente avec le contexte.

Dans la théorie du sens (Weick, 1995), les crises organisationnelles sont dues à des évènements, des « épisodes cosmologiques ». Le point de départ du processus de construction de sens a pour origine selon cette vue, la sidération de l’acteur. L’individu se trouve dans une situation absurde dans laquelle il ne sait pas quoi faire. Le sensemaking vise à restaurer une certaine cohérence nécessaire pour agir. Ainsi l’individu est poussé à la réflexivité car il produit une représentation rétrospective de ce qui se passe. Il enacte le sens, réagi en bricolant ou en improvisant.

Dans notre étude, il nous fallait donc regarder la rupture, l’interruption qui permet de réduire l’écart, de restaurer une certaine cohérence, de modifier le système de référence ou de remettre en cause les valeurs de ce système (Maitlis & Christianson, 2014). Nos outils méthodologiques ont ainsi ici été les moments de ruptures, dont nous avons scruté le déploiement dans le temps, en observant comment les acteurs faisaient pour surmonter leurs difficultés.

Sandberg et Tsoukas (2011) proposent spécifiquement d’attirer l’attention sur les moments de non-évidence aux yeux des praticiens, qu’ils appellent des « ruptures temporaires » (temporary breakdowns). Leur intention est de rester de cette façon au plus près de la réalité

organisationnelle pour développer la théorie. Recourir à la rupture comme outil méthodologique permet de prendre en compte les imbrications et les ruptures qui se produisent, qui interagissent et s’influencent dans les organisations. Les chercheurs sont ainsi en mesure selon les auteurs, de développer des théories qui capturent la logique de la pratique, et qui sont connectées à la pratique organisationnelle ainsi qu’à ses acteurs.

Afin d’expliciter le concept de rupture, et montrer qu’il en existe de plusieurs types, ils utilisent la métaphore d’une panne. Lorsque nous conduisons une voiture ou faisons cours, des évènements se produisent et doivent être surmontés afin de poursuivre le chemin. La plupart surviennent et sont surmontés sans que le chauffeur ou le professeur ne s’interrompent pour autant. Le conducteur tient compte de la signalisation routière, de l’état de la route, du comportement du véhicule afin d’adapter sa conduite. De la même façon, l’enseignant perçoit l’attitude des étudiants, utilise le matériel, et déroule son cours en gérant son temps. Cela se fait de façon quasi automatique. Mais lorsque quelque chose nous interrompt et nous empêche de continuer, alors il s’agit d’une panne (le moteur s’arrête, le vidéoprojecteur s’éteint). C’est ce que Sandberg et Tsoukas (2011) appellent une rupture temporaire (temporary breakdown).

Grâce à la métaphore de la panne proposée par les théoriciens, qui est utilisée ici pour montrer la pertinence de la rupture pour les études organisationnelles, nous avons choisi de nous emparer de ce concept de rupture et d’en faire notre outil méthodologique. La rupture nous parait être pertinente pour notre étude car elle permet de nous concentrer sur l’évènement, et ainsi d’isoler des moments à partir desquels les acteurs sont interrompus. L’élément déclencheur n’est pas forcément connu ni conscient, mais la panne est là, elle est manifeste, l’acteur ne peut qu’en prendre acte. Dans cette vue, notre questionnement prend sa source dans la situation telle qu’elle est vécue par l’acteur, et nous sommes ainsi en mesure d’examiner les

processus qu’ils mettent en œuvre dans ce contexte pour surmonter la rupture à laquelle ils font face.

Dans approche proposée, les ruptures peuvent être de deux types. Elles sont qualifiées soit de premier ordre lorsqu’elles sont émergentes à la situation, soit de second ordre lorsqu’elles sont provoquées par le chercheur (Sandberg et Tsoukas, 2011 : 347). Aussi, l’observation non participante nous a permis de voir des ruptures de premier ordre. En effet, il s’agit là de conséquences inattendues, d’attentes contrecarrées, d’écarts constatés et qui permettent de mettre en relief ce qui compte vraiment. Ce sont des moments de prise de conscience des différences. Les ruptures temporaires émergentes représentent des occasions d’être confronté à autrui, et mettent ainsi en évidence ce qui est induit, ce qui va changer. Notre travail de recherche nous a conduit à travers l’étude des ruptures temporaires émergentes, à nous intéresser à l’imbrication et aux interactions dont les enquêtés ne sont pas conscients dans le cours de l’action, ou qu’ils ne sont pas en mesure d’exprimer.

Cependant cela n’a pas suffi pour observer le cheminement de la pensée des acteurs qui réfléchissaient et jugeaient en situation. Nous avions par conséquent besoin de trouver une méthode de collecte substantive à l’observation non participante afin d’obtenir le concours des acteurs eux-mêmes.

Ainsi nous avons eu recours également aux ruptures provoquées, dites de second ordre, qui sont déclenchées par les chercheurs. Elles sont destinées à inciter les acteurs à réfléchir aux possibilités et aux potentialités de la situation. Sandberg et Tsoukas (2011) par exemple préconisent d’utiliser ces ruptures afin d’accompagner les acteurs dans leur raisonnement. Des questions telles que « et si … ? » ou « imaginez… » permettent aux acteurs de prendre du recul par rapport à ce qu’ils ont vécu. Cela permet également aux chercheurs de suivre le chemin

emprunté par l’acteur dans sa réflexion. Les ruptures provoquées font apparaitre les doutes traversés, les regrets et les succès, et dévoilent les pourquoi et les comment des choix.

Nous avons ainsi combiné des données primaires, obtenues par l’observation, et lorsque nous avons posé des questions visant à déclencher la réflexivité des acteurs, avec des données secondaires, recueillies à d’autres occasions et que nous avons ensuite mobilisées de façon à étayer nos données primaires. Nous avions ainsi à disposition le matériel nécessaire pour étudier les ruptures temporaires émergentes ainsi que les ruptures de second ordre, provoquées. Cela nous a permis d’éviter d’extrapoler à partir de nos connaissances personnelles qui auraient pu nous conduire à supposer ou à accepter des pourquoi et des comment bien différents de ceux des acteurs que nous avons étudiés. L’avantage d’avoir procédé ainsi a évité de restreindre notre vision seulement à certain possibles connus. La réflexivité des répondants ainsi que leur jugement ont été mis en mots et en gestes.

En centrant l’étude sur les acteurs, nous avons pu mettre à jour ce qu’ils faisaient en cas de

« panne », c’est-à-dire à partir du moment où ils vivaient une rupture. Cela nous a permis de voir leur réflexivité et de pointer la façon dont celle-ci peut être cultivée dans le contexte de l’organisation et répondre ainsi à notre première question de recherche. Nous nous sommes également attachés à révéler les valeurs des acteurs, à appréhender ce qu’ils considéraient normal et qui pouvait différer d’avec des apriori théoriques. Nous avons ainsi suivi la façon dont ils construisaient leur réalité de façon à émettre un jugement. Aussi, nous avons récolté les données nécessaires pour étudier le processus de la constitution du jugement, seconde question de recherche. Enfin, grâce cet outil méthodologique rupture, nous avons pu examiner l’articulation des deux processus. Nous avons alors vu apparaitre le bon sens dans sa dimension dynamique, et répondre à notre dernière question de recherche.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 108-113)