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Chapitre 3 : Informer, instruire et conseiller

3.1 Un roi de justice et de conseil

Un bref détour par la théorie de la monarchie est nécessaire pour comprendre les échanges entre l’intendant et Versailles.

4 Novatrice dans son approche, l’étude de Kenneth Banks s’intéresse moins à l’aspect pratique des communications qu’à leur rôle dans l’essor de l’impérialisme français et à leur impact sur l’ordre social. Kenneth J. Banks, Chasing Empire across the Sea. Communications and the State in the French Atlantic, 1713-1763, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2002, xi-xii. Voir également Thomas Wien, « Rex in Fabula ; travailler l’inquiétude dans la correspondance adressée aux autorités métropolitaines depuis le Canada (1700-1760) », Outre-mers, tome 97, no 362-363 (2009), p. 65-85.

5 Bernard Allaire, « Le réseau de communications postales durant le Régime français : le réseau officiel », dans : John Willis, dir., More than Words. Readings in transport, communication and the history of Postal Communication, p. 19-33 ; John Willis, « Les échelles de la communication postale en Nouvelle-France », dans : Muriel Le Roux, dir., Postes d'Europe XVIIIe-XXIe siècle. Jalons d'une histoire comparée, Paris, Comité pour l'histoire de la poste, 2007, p. 127-148 ; Jane E. Harrison, Adieu pour cette année. La correspondance au Canada, 1640-1830, Hull, Musée canadien des civilisations, 1987.

6 Pierre Bourdieu, Olivier Christin et Pierre-Étienne Will, « Sur la science de l'État », Actes de la recherche en sciences sociales, 133 (juin 2000), p. 3-6.

En 1766, Louis XV résumait les principaux traits du régime absolutiste en déclarant que le caractère propre de sa puissance souveraine était l’esprit de conseil, de justice et de raison7. Dans la France d’Ancien Régime, rendre justice est un attribut essentiel de la souveraineté : c’est pour le roi un devoir autant qu’un droit. Selon une conception large de la justice qui dépasse la résolution de conflits et englobe des actes dont la nature paraît aujourd’hui purement administrative, le roi est avant tout un juge, dont le pouvoir s’exerce sous forme de jugements, sentences et arrêts. De fait, dans les sources, le concept de justice revient constamment pour qualifier l’action du roi et de ses agents et juger du bien-fondé d’une idée, comme dans l’expression « cela est justice »8. L’obligation pour le roi d’être un justicier s’accompagne de celle d’être un législateur. En vertu de sa mission d’assurer le bonheur de ses sujets, le roi doit veiller au respect des règles qui organisent la vie en société et trancher les litiges entre ses sujets ou entre eux et les autorités9. Devant l’impossibilité pour le roi de rendre justice à tous les sujets de son royaume, le pouvoir de rendre la justice en son nom est délégué aux tribunaux et magistrats, parmi lesquels ses auxiliaires privilégiés : les intendants. Entre le roi et les intendants se trouvent les secrétaires d’État et le contrôleur général des finances, hommes de confiance du roi dont le pouvoir n’est pas borné par les lois – à la différence des magistrats – mais par la seule confiance du monarque qui leur a confié l’exécution de ses volontés10.

Le pouvoir législatif du roi repose sur son obligation de rendre justice et de désigner des magistrats compétents pour la rendre en son nom. Avant même d’avoir établi ses lois, il doit cependant avoir été éclairé dans l’exercice de son autorité par la présence d’un conseil à ses côtés. Héritier du principe de gouvernement féodal, qui soumet toute décision à une consultation préalable, le Conseil d’État du roi (ci-après : Conseil d’État) est l’organe pivot grâce auquel le roi juge des affaires de l’État. Ayant peu à peu éliminé les princes et les grands aristocrates des

7 Paroles prononcées lors de la Séance de la Flagellation en mars 1766, citées par Michel Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, Genève, Droz, 1970, p. 26 et Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au XVIIIe siècle, Paris, De Boccard, 2005, p. 170.

8 ANOM, C11A, vol. 23, fol. 178-180, résumé d'une lettre de Regnard Duplessis, 17 octobre 1705. Voir Michel Reulos, « La notion de justice et l'activité administrative du roi en France (XV-XVIIe siècles) », dans : Werner Paravicini et André Stegmann, dir., Histoire comparée de l'administration (IVe-XVIIIe siècles). Actes du XIVe colloque historique franco-allemand, Munich, 1980, p. 33-35.

9 Antonio Manuel Hespanha, « Paradigmes de légitimation, aires de gouvernement, traitement administratif et agents de l’administration », dans : Robert Descimon, Jean-Frédéric Schaub et Bernard Vincent, dir., Les figures de l’administrateur : institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal, 16e-19e siècles, p. 20-21.

délibérations, au 18e siècle la monarchie fait reposer le processus de décision sur un groupe restreint d’hommes de confiance choisis par le prince pour être ses conseillers11. À cet égard, selon Alexandre Dupilet, le remplacement des secrétaires d’État par des conseils particuliers durant la Régence ne serait pas franchement en rupture avec le régime louis-quatorzien, puisque la collégialité et la concertation précédant la prise de décision sont au cœur de la culture politique absolutiste12.

Si, juridiquement, il n’existe qu’un seul Conseil d’État, celui-ci se divise en plusieurs séances (sous Louis XIV : séances des Dépêches, du Commerce, des Finances, des Affaires privées) qui ne réunissent pas les mêmes conseillers, ceux-ci étant choisis par le roi en fonction des affaires traitées13. L’organisation du Conseil d’État distingue les conseils de gouvernement de ceux de justice et d’administration. Présidés par le roi en personne, les conseils de gouvernement rassemblent ses fidèles, détenteurs des hautes charges politiques ou militaires, et traitent d’importantes affaires d’État. Les conseils de justice et d’administration se déroulent le plus souvent en l’absence du prince pour juger d’affaires financières et administratives ou de contestations entre particuliers ; ils réunissent des conseillers d’État, devant lesquels rapportent les maîtres des requêtes14. La notion de gouvernement par conseil est inséparable de l’existence des corps intermédiaires, dont le fonctionnement s’organise autour de la délibération; on appelle d’ailleurs « conseils » les séances des parlements et autres cours supérieures du royaume. L’arrivée de l’intendant et la croissance de ses pouvoirs réduit l’influence des corps intermédiaires, mais l’idéal demeure et c’est en vertu de cet esprit de conseil que ces corps revendiquent jusqu’à la Révolution le rapport direct qu’ils entretenaient naguère avec la monarchie15.

11 Daniel Roche, La France des Lumières, p. 194-195.

12 Alexandre Dupilet, La régence absolue. Philippe d'Orléans et la polysynodie (1715-1718), Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 67-71-76.

13 Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au XVIIIe siècle, p. 385 ; Michel Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, p. 30-31.

14 Se référer au chapitre 2 pour la description du corps des maîtres des requêtes. Robert Descimon et Alain Guéry, « Un Etat des temps modernes ? », dans : André Burguière et Jacques Revel, dir., Histoire de Francetome 4 : La longue durée de l’État, Paris, Seuil, Points histoire, 2000 (1989), p. 244.

15 Michel Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, p. 25 ; Robert Descimon et Alain Guéry, « Un Etat des temps modernes ? », dans : André Burguière et Jacques Revel, dir., Histoire de France tome 4 : La longue durée de l’État, p. 257.

La justice déléguée par le roi ne constitue nullement une renonciation de pouvoir de sa part, puisque « les rois de France ont en eux-mêmes la plénitude de la magistrature »16. Sa souveraineté étant indivisible, le roi garde un pouvoir de surveillance des juges et la prérogative de juger lui-même toute affaire portée à son attention. De lui-même, la notion de gouvernement par conseil n’engage aucunement le souverain, qui garde en toute circonstance le droit de décider à l’encontre de ses conseillers. Comme l’expliquait en 1767 le conseiller d’État Gilbert de Voisins, le pouvoir décisionnel du Conseil d’État ne peut se concevoir en dehors de la personne royale : « Le Conseil du Roi, attaché à sa personne et inséparable de luy, n’est dans sa généralité ni une juridiction, ni un tribunal contentieux. C’est le roi accompagné de ceux qui l’assistent dans l’administration qui lui est propre »17. Cette conception de la gouvernance devait se perpétuer tout au long de l’époque moderne, bien qu’elle s’affaiblisse sous la pression exercée par la spécialisation de l’administration monarchique18. En effet, au 18e siècle, croissance étatique oblige, la prise de décision et l’administration reposent de moins en moins sur les conseils au profit des commis dans les bureaux. De nombreuses décisions sont également prises en tête à tête entre le roi et ses ministres19. Si, juridiquement, le Conseil d’État est toujours lié à la personne du roi et agit en son nom, au 18e siècle la pratique le constitue peu à peu comme une institution autonome, laissant au roi le soin de déterminer les orientations politiques générales20. Il n’en demeure pas moins que l’esprit de conseil a profondément imprégné toutes les institutions de la France moderne et demeure un idéal jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Dans son Mémoire sur la petite Direction des

Finances de 1777, le conseiller d’État Joly de Fleury écrit qu’« il est de l’essence d’une monarchie

bien réglée d’être gouvernée par Conseil »21, idée reprise par Jacob Nicolas Moreau dans Les devoirs

du prince : « les conseils sont de l’essence même de la monarchie, parce qu’il est dans la nature de

tout gouvernement de consulter la raison et d’interroger la justice »22. Dans une ordonnance de

16 Michel Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, p. 20.

17 Michel Antoine, « Le Mémoire de Gilbert de Voisins sur les cassations, un épisode des querelles entre Louis XV et les Parlements (1767) », Revue historique de droit français et étranger, 1958, p. 1-33, cité dans Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au XVIIIe siècle, p. 389.

18 Robert Descimon et Alain Guéry, « Un Etat des temps modernes ? », dans : André Burguière et Jacques Revel, dir.,

Histoire de Francetome 4 : La longue durée de l’État, p. 244.

19 Roland Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue 1598-1789. Tome 2 : Les institutions de la France sous la monarchie absolue 1598-1789, Paris, PUF, 1992 (1974), p. 153.

20 Cédric Glineur, Genèse d'un droit administratif sous le règne de Louis XV. Les pratiques de l'intendant dans les provinces du Nord (1726-1754), Orléans, Presses universitaires d'Orléans, 2005, p. 122.

21 Cité dans Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au XVIIIe siècle, p. 484.

22 Jacob Nicolas Moreau, Les devoirs du Prince (1778), cité dans Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au XVIIIe siècle, p. 289.

1728, l’intendant du Canada Claude-Thomas Dupuy rappelle lui même cette idée : « l’autorité du roi […] réside éminemment et caractéristiquement dans son Conseil supérieur, chargé, ainsi que le sont les parlemens et les autres conseils supérieurs du royaume, de la portion la plus précieuse de la majesté des rois qui est l’administration de leur justice souveraine23». Contrairement aux études sur la France moderne, ces deux notions constitutives de la monarchie française que sont l’esprit de conseil et de justice sont rarement évoquées dans les études sur le gouvernement colonial. Pourtant, selon Antonio Manuel Espanha, le modèle juridictionnaliste d’action politique ne fut remis en question que tardivement : l’analyse des pratiques doit donc nécessairement se faire en fonction de ce modèle24.

Tout au long de la période, le mot conseil désigne une institution centrale de la monarchie, mais aussi un principe : prendre conseil, c’est interroger les personnes compétentes et les amener à exposer leur point de vue en toute liberté25. Durant ses réunions, le Conseil d’État traite un flot important de correspondance et de dossiers élaborés par les secrétaires d’État et qui ont fait l’objet de recherches juridiques, financières ou techniques. Toutes les affaires ne sont pas portées au Conseil d’État et le rôle des secrétaires d’État est de filtrer et de résoudre certaines affaires eux-mêmes ou en tête à tête avec le roi26. Mais dans tous les cas, ces questions doivent avoir été préalablement « mises en état » d’être discutées. À cette fin, le secrétaire d’État s’adresse au commissaire dont la mission naturelle est précisément d’informer le roi : l’intendant.

L’intendant pense son travail en termes d’« affaires » dont il doit se charger de l’instruction, c’est-à-dire récolter l’information, interroger les personnes compétentes et émettre ses recommandations. Un travail d’analyse auquel il avait été préparé par sa formation en droit et/ou sa charge précédente comme maître des requêtes (cf. chapitre 2). Pour remplir sa fonction de

23 « Ordonnance qui, sur les défenses qu’avoit faites le Marquis de Beauharnois, dans les Villes et Campagnes, d’y recevoir les Arrêts du Conseil sans sa permission », 27 mars 1728, Arrêts et règlements du Conseil supérieur de Québec et Ordonnances et jugements des Intendants du Canada, Québec, E.R. Fréchette, 1856, p. 333-336, citée dans Colin M. Coates, « La mise en scène du pouvoir : la préséance en Nouvelle-France », Bulletin d’histoire politique, 14, 1 (2005), p. 109.

24 Antonio Manuel Hespanha, « Paradigmes de légitimation, aires de gouvernement, traitement administratif et agents de l’administration », dans : Robert Descimon, Jean-Frédéric Schaub et Bernard Vincent, dir., Les figures de l’administrateur : institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal, 16e-19e siècles, p. 20-21.

25 Michel Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, p. 25.

26 Comme en atteste l’identification en marge de la correspondance des questions dont le règlement est réservé au Conseil, par exemple dans : ANOM, C11A, vol. 19, fol. 23-25v, lettre de Callière et Champigny au secrétaire d’État à la marine, 31 octobre 1701.

« conseiller du roi » et fournir les « éclaircissements27 » demandés, l’intendant dispose d’outils juridiques : l’avis et le mémoire. Joints à la lettre, ils constituent des dossiers qui informent le pouvoir central des actions entreprises et lui permettront de prendre une décision éclairée.

À propos des changements institutionnels survenus lors de la prise de pouvoir personnelle de Louis XIV, William Beik affirmait que l’innovation provenait moins de l’apparition de nouvelles méthodes que de la transformation de vieilles procédures. On peut en dire autant des pratiques de l’intendant en matière de communication. Pour citer Michel Antoine : « La monarchie avait par ses origines une essence et une structure si intimement judiciaire, que les procédés de la bureaucratie durent, quels que fussent les progrès de l’esprit administratif, utiliser longtemps les formes anciennes et se modeler sur elles »28. En ce premier 18e siècle marqué par l’expansion des domaines d’intervention de l’État, la correspondance et la production d’avis et de mémoires témoignent de l’esprit de conseil et de justice qui se perpétue à travers l’intendant autant que de l’adaptation des formes judiciaires traditionnelles de l’exercice du pouvoir face aux impératifs de l’administration.