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CHAPITRE 3 – RIRE ET SOCIÉTÉ

3.3 Rire d'enfant

Nous avons observé le rire sous bien des aspects et retracé son histoire afin de comprendre le lien qui le rattache à l’Homme. Il est un fait établi que le rire est inné. Si nous apprenons quand est-ce que nous avons le droit de l’employer ou non, personne ne nous enseigne comment le déclencher et faire fonctionner son mécanisme. Nous nous sommes donc interrogées sur le rapport que peut entretenir un nouveau-né avec le rire et comment évolue ce dernier au fur et à mesure que les années passent.

La conférence de Pierre Manil lors de la formation continue pour le personnel de la petite enfance nous donne de précieuses informations à ce sujet. Nous y avons appris qu’un bébé ne rit pas dès la naissance. Il commence par sourire, et ce principalement lors de son sommeil.

Ne pouvant objectivement dire que ces sourires soient destinés à une personne en particulier, Pierre Manil explique que “son sourire exprime d’abord un contentement somatique et psychique global”. L’une d’entre nous a la chance de pouvoir effectuer des remplacements dans une crèche, pouvant ainsi observer cette naissance du rire qui passe d’abord par l’étape du sourire. S’en suit une période qualifiée de sourire éveillé. L’enfant sourit à tout et à tous, distribuant sa joie de vivre à son entourage. Le rire apparaît aux environs de trois mois et est généralement suscité par les chatouillements.

Petit à petit, l’enfant va transposer son rire à d’autres situations, comme celle du jeu. Il lui permet de se tirer habillement d’affaire dans certains cas (lorsqu’il emprunte sans demander le jouet d’un camarade, par exemple), de dédramatiser (le rire d’un enfant peut désarmer l’adulte face à une bêtise) ou encore de se protéger (comme lorsque des camarades le taquinent en imitant les chatouilles des éducatrices). L’enfant va commencer également à jouer avec les règles préétablies. Connaissant très bien ces dernières, il va faire croire à l’adulte qu’il a l’intention de les transgresser et s'arrêter soudainement, juste avant de franchir la limite, rigolant devant le regard courroucé de l’adulte. Se crée alors une grande complicité comique entre l’adulte et l’enfant. Celle-ci est nécessaire pour pouvoir déclencher le rire. Lorsque nous entrons dans une crèche et que nous nous rendons dans un nouveau groupe, il n’est pas encore possible de rire avec les enfants. Nous avons observé qu’il était préalablement nécessaire de construire un cadre suffisamment rassurant pour ne pas chambouler les repères familiers de l’enfant. Puis, un bref instant, un regard ou une parole de connivence avec l’éducatrice et un premier contact avec l’enfant peuvent suffire. Ce n’est qu’une fois cette confiance établie que l’enfant pourra se laisser aller au rire.

Il n’est pas rare que, lors de situations de la vie quotidienne, un enfant se mette à rire avant et plus fréquemment qu’un adulte, comme s’il avait la permission de rire plus naturellement. Rinza (1988) remarque qu’un adulte va plus nécessairement avoir besoin de jouer avec la langue, de créer un mot d’esprit pour faire rire. L’enfant, quant à lui, est comme un nouvel explorateur de notre monde qui se laisserait plus aisément surprendre et serait davantage prédisposé au rire. Lors de son entretien, Ryan nous parle de l’importance de garder en classe une place pour des choses qui ne sont pas sérieuses, tandis que Nicole voit ça comme le fait que nous n’avons “pas encore fait croire [aux élèves] que c’était inconvenant

de rire, que ça ne se faisait pas, qu’il fallait être sérieux et donc triste”. C’est peut-être la raison qui permet à Clara de rire davantage avec les enfants qu’avec leurs parents. D’une part, les sujets abordés sont bien moins lourds, mais elle se sent également plus libre de laisser parler ses émotions, de ne pas écouter ses inhibiteurs.

Il semblerait que la source du risible pour un enfant ne soit pas perceptible à nos yeux et inversement; Tania mentionne un humour que nous possédons en tant qu’adulte qui n’est pas toujours perceptible pour les enfants. Annie nous raconte que parfois ses élèves ont envie de rire, mais qu’elle coupe court à la situation, ne trouvant aucune raison de se mettre à rire à ce moment-là. Pour pouvoir rire, il faudrait préalablement connaître son environnement, les normes sociales, les concepts linguistiques, etc., pour être à même de mettre à jour les distorsions et de pouvoir en rire. Les perceptions entre adulte et enfant n’étant pas similaires, il est tout naturel que nous ne riions pas des mêmes choses. Mary nous parle de cette différence de compréhension dans son entretien. Elle nous signale que “des fois, c’est difficile de leur expliquer pourquoi tout d’un coup quelque chose nous fait rire, parce qu’il y a un décalage”. Nous aimerions pouvoir partager notre joie avec ceux qui nous entourent, mais ce n’est pas toujours évident. Dans des situations inverses, ce décalage est également source de joie pour cette enseignante. Le comportement d’un élève, tout comme son rire, nous donne envie de l’imiter, “parce que ça touche, parce que c’est des mots d’enfant, parce que c’est beau, parce que c’est poétique, parce que c’est drôle, parce que c’est triste”, parce que, le temps d’un instant, nous sommes redevenus enfant.

Cependant, Pierre Manil explique que l’enfant est capable de reconnaître si nous apprécions ou non son humour. De même, Rinza (ibid.) signale qu’il va très vite décoder les caractères sérieux ou non d’une situation. Nous pensons que ces interprétations vont lui permettre de se construire socialement, tant dans son rapport aux autres que dans le comportement attendu par la société. Le rire est donc façonné dès la naissance. Le plaisir d’y avoir recours, l’importance qui lui sera donnée ou encore la capacité de rire d’une situation, tout cela est déjà au cœur de la situation éducative du nouveau-né et influenceront sa personnalité future.

Plus tard, à l’âge curieusement appelé de raison, l’enfant va être capable de contrôler son expression faciale. Le rire étant essentiellement visible sur les traits du visage, il va donc pouvoir manipuler ce dernier pour parvenir à ses fins. C’est le cas par exemple de ces élèves qui rigolent lorsque leur enseignant commence à le faire, mais qui n’ont absolument pas saisi le comique de la situation. Creschi (1997) nous apprend que l’autocontrôle de son expression

faciale nécessite quelques pré-requis. Premièrement, il faut pouvoir anticiper la situation qui provoque telle ou telle réaction. Cela se fait grâce à nos antécédents émotionnels. Nous avons une attente émotionnelle spécifique en fonction de situations définies. Deuxièmement, il est important d’être capable d’identifier les émotions qui ont court dans la situation. En effet, il peut exister une différence entre l’émotion ressentie et celle exprimée. La compréhension de cette dernière varie selon divers critères sociaux. Ainsi, il est possible de modifier notre apparence expressive pour dissimuler notre véritable état d’âme. Troisièmement, il est indispensable de connaître la conséquence des émotions, car elles agissent autant sur nous-mêmes que sur notre milieu. En contrôlant nos propres manifestations émotionnelles, il est possible d’influencer les conséquences extérieures. Finalement, il est important de faire preuve d’une stratégie de contrôle des émotions. Il s’agit là d’un but, d’un objectif à atteindre.

Les moyens mis à disposition peuvent être de type comportemental, situationnel, cognitif ou attentionnel. S’il maîtrise ces quatre comportements, un être humain pourra modifier son expression faciale, faisant croire à son entourage qu’il ressent une émotion particulière.

Le rapport de l’enfant au rire passe donc par une phase de découverte, d’apprentissage puis de contrôle pour aboutir à une utilisation volontaire. Plus les années passent, plus la distinction entre un vrai et un faux rire est rendue difficile pour son entourage.

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Dans le prochain chapitre, nous verrons comment intervient le rire dans une classe. Tous les points traités à travers le deuxième et le troisième chapitre vont trouver un écho dans cette mise en pratique de nos expériences acquises dans ce domaine. Pénétrons dans le contexte haut en couleurs d'une classe.