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Rhopographie, Rhyparographie et hiérarchie des genres

Dans le document Dominique Bernard Faivre (Page 71-96)

Mademoiselle V en costume d’Espada Jeune homme en costume de Majo

III - UN COMPARATISME HISTORICO-ESTHETIQUE INEVITABLE ET NOSTALGIQUE

3.1 Rhopographie, Rhyparographie et hiérarchie des genres

3.1 Rhopographie, Rhyparographie et hiérarchie des genres 1/5

Dans l’Antiquité grecque déjà, selon Pline l'Ancien, on pratique la représentation d’objets, sortes d’ancêtres de la nature morte

Celle-ci porte même un nom puisqu’on distingue, à l’époque, la représentation d’objets de pacotille ou rhopographie, et celle d’objets vils et de déchets, ou rhyparographie

Si les œuvres de Xeuzis furent si prisées et celles de Piraïkos vendues mieux et plus chères que celles de ses contemporains, c’est parce qu’elles incarnaient au mieux l’art mimétique, témoignant ainsi du talent du peintre d’une part, mais aussi parce qu’elles figuraient la richesse de leurs commanditaires et la nécessité d’en jouir dans la vie terrestre !

→ Mais rhyparographie et rhopographie se situent toutes deux au bas de l’échelle des valeurs, à tel point que Pline, dans son Histoire naturelle, qualifie Piraïkos de « peintre des ordures », et incite à privilégier la mégalographie illustrée par exemple par la Bataille d’Alexandre

On a néanmoins pu retrouver des mosaïques de natures mortes ainsi que des vanités dans les atria d’été romains, où les convives invités aux repas pouvaient jouir du carpe diem horacien

POMPEI 1ER AVANT J.C.

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Pour Sterling en effet : « il est clair que les natures mortes hellénistiques et romaines qui représentaient des mets prêts à être consommés comportaient une allusion épicurienne » NB : épicurisme ≠ hédonisme

Mais c’est aussi sur une mosaïque retrouvée à Pompéi que figure un crâne, entouré à la fois des attributs du mendiant et du roi et souligné de cette sentence « la mort égalise tout » inaugurant, bien avant l’heure, le thème de la « vanité »

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→ Ensuite le crâne humain comme élément de base devra son appellation de « vanité » à ce propos extrait d’un verset de l’Ecclésiaste tiré de la Vulgate : vanitas vanitatum et omnia vanitas signifiant « vanités des vanités, tout est vanité » (QOELETH)

En ce sens, la vanité appartient aux ars morendi et sert de memento mori signifiant :

« souviens-toi que tu vas mourir »

Avant de devenir un genre à part entière, la « vanité » comme motif artistique permit donc l’émergence de celui de la « nature morte », intégrant parfois la représentation d’un crâne à celle de divers objets de la nature

Ces tableaux rappellent en effet le caractère éphémère de la vie, grâce aux objets symbolisant le temps qui passe et ils constituent, incontestablement, un ouvrage d’artiste à part entière, comme l’attestent ces propos du Caravage :

« il me coûte autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu’un tableau de figures »

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Caravage aimait se prononcer contre une hiérarchie des genres qui faisait de la nature morte une catégorie bien mineure, bien qu’il y ait quelque paradoxe à classer comme mineur un genre pictural tellement chargé de symbolisme et de moralisme

Une classification dogmatisée au XVIIè, grâce à Charles Le Brun, peintre du roi, ou encore André Félibien, auteur d'une véritable hiérarchie des genres picturaux : « Il faut traiter de l’histoire et de la fable, il faut représenter les grandes actions comme les historiens […] et il faut, par des compositions allégoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes, et les mystères les plus relevés »

Point de vue renforcé un siècle plus tard, par La Font de Saint-Yenne pour qui c’est dans les récits antiques, chez Homère ou Horace, mais aussi chez Boileau notamment qu’il faut rechercher les traces des grandes actions et vertus des hommes célèbres

→Elle est d’abord hiérarchie d’ordre social, dans la mesure où seuls les lettrés ont accès à la peinture d’histoire ou allégorique, mais elle est également d’ordre économique puisque cette catégorie suppose une difficulté d’exécution maximale et, donc, un coût élevé pour les commanditaires :

A l’époque, un tableau d’histoire rapportait à son auteur jusqu’à 4 fois plus qu’une nature morte !

Elle devient même hiérarchie esthétique : « Celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits […] Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes […] et celui qui se rend l’imitateur de Dieu en peignant des figures humaines est beaucoup plus excellent que tous les autres ».

Pourtant les « scènes de genre », telles ces œuvres des Frères Le Nain, ne figure qu’après la peinture d’histoire et de portrait, malgré les sujets humains

Intérieur paysan (1642) La Charette (1641)

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TRANSITION :

Cet exemple de débats théoriques portant notamment sur la question de la nature morte n’est pourtant pas le seul à opérer des dissensions au sein de l’histoire de l’art, comme en atteste par exemple la polémique entre les adeptes de l’art rhétorique ou de ceux des arts de la vue.

3.2 Ut pictura poesis ou le paragone entre arts de la vue et rhétorique 1/2

La comparaison entre peinture et sculpture d’une part et arts poétiques de l’autre a son plus lointain ancrage dans l’Antiquité puisqu’Aristote déjà l’avait initiée au sein de sa réflexion théorique sur la mimesis, en avançant que le poète « imite tout comme le peintre ou tout autre faiseur d’images »

Pour Horace ensuite, « un poème est comme un tableau »

De même que pour Plutarque, Homère est le meilleur des peintres en ce que « la poésie est une peinture parlante et la peinture une poésie muette »

Mais ces références vont faire l’objet d’une inversion à la Renaissance : au lieu d’entendre qu’Horace comparait la poésie à la peinture, les théoriciens interprètent son « ut pictura poesis erit » (il en est de la poésie comme de la peinture) en inversant le sens de la comparaison pour la transformer en « un tableau est comme un poème »

De la même façon, Léonard transformera l’éloge de la poésie selon Plutarque en : « La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture aveugle ; l’une et l’autre tendent à l’imitation de la nature selon leurs moyens »

Or ce contre-sens sert la cause des peintres en faisant d’eux des intellectuels, des spécialistes de la poétique et de la rhétorique, en lien avec la formulation léonardienne de la peinture comme « cosa mentale »

3.2 Ut pictura poesis ou le paragone entre arts de la vue et rhétorique 2/2

Et c’est en raison de l’importance accordée au récit comme source de l’œuvre que la peinture d’histoire et de fable antique se situera au sommet de la hiérarchie car «il faut représenter les grandes actions comme les historiens, ou les sujets agréables comme les poètes […] ; il faut […] savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes, et les mystères les plus relevés »

Or cet attachement à l’idéal et au comparatisme antiques perdurera jusqu’à ce que Lessing publie son Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie

L’auteur y remettra en question non seulement la légitimité de la comparaison dans les arts, mais aussi l’analogie entre peinture et poésie en raison des différences insurmontables qui les séparent

Alors que la poésie explore les actions des hommes en employant « des sons articulés qui se succèdent dans le temps », la peinture ou la sculpture, elles, utilisent « des formes et des couleurs étendues dans l’espace»

Avant d’être rejeté cependant, à partir de la fin de la Renaissance, le paragone, ou comparaison en italien, s’attachera aux arts visuels que représentent la peinture et la sculpture

3.3 La comparaison compétitive entre peinture et sculpture 1/2

Bien que le mot de paragone n’entre dans le champ lexical de l’art qu’en 1817, lorsque Guglielmo Manzi imprime l’édition originale du Traité de peinture de Léonard en intitulant sa première partie « Paragone di pittura, poesia, musica e scultura », il est également au cœur d’un comparatisme peinture-sculpture issu de la bouche même de l’artiste

Pour Léonard, la peinture est au-dessus de la poésie puisqu’il est impossible de la reproduire, alors que cette dernière valorise autant la copie que l’original

C’est pour la même raison que la peinture est également supérieure à la sculpture, puisqu’elle ne peut, comme cette dernière, être une simple reproduction d’un moulage. Le reproche adressé à la sculpture consiste donc en son manque de singularité et d’unicité

→ Question : la taille de pierre ?

→ Réponse à la question : Pour Michel-Ange, c’est bien « la sculpture qui [est] le flambeau de la peinture », sachant que le mot sculpture s’applique surtout à « celle qui se fait en taillant dans la masse, car celle qui se fait en modelant est semblable à la peinture »

→ Seule, en effet, la taille de pierre peut susciter l’illusion d’une présence qu’il faut arracher à la matière, comme l’âme elle-même doit s’arracher à la prison du corps où elle est ensevelie

3.3 La comparaison compétitive entre peinture et sculpture 2/2

Le blâme léonardien de sculpture-reproduction se trouve alors totalement invalidé, même si le peintre maintient sa conception fort peu élogieuse du sculpteur dont le « visage [est] tout enduit et enfariné de poudre de marbre, semblable à un boulanger […] [et dont le] logis est sale et plein d’éclats et de poussières de pierre [alors que] le peintre est vêtu avec goût »

C’est à la même époque, vers 1550, que Vasari rédigera son ouvrage intitulé Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, faisant de lui le précurseur de l’histoire de l’art et usant d’un comparatif qui atteste de cet attrait irrésistible pour la compétition entre les artistes ou les procédés artistiques tels le dessin et la couleur

3.4 Le paragone entre dessin et couleur ou la querelle des Anciens et des Modernes 1/3

La comparaison compétitive concerne également les Anciens, plus précisément les "poussinistes", adeptes de la suprématie du dessin tels Félibien ou Le Brun et les Modernes ou "rubénistes" partisans, eux, de la suprématie de la couleur, tel Roger de Piles

La querelle éclate en 1668, lorsque ce dernier annote la traduction du poème en latin de Charles Dufresne, intitulé De arte graphica, de considérations sur la couleur comme âme de la peinture

Or, cette prise de position vient à l'encontre même de celle de Charles Le Brun, pour qui « tout l'apanage de la couleur est de satisfaire les yeux, au lieu que le dessin satisfait l'esprit »

Privilégiant donc l'esprit sur le corps, il se fait le défenseur inconditionnel du dessin, comme le fut Aristote en son temps. Le philosophe affirmait en effet que « si quelqu’un appliquait sans ordre les plus belles teintes, il charmerait moins que s’il réalisait en grisaille une esquisse de son sujet »

Question : Duchamp contre Matisse et plaisir rétinien ?

Ce sont pourtant les adeptes de la couleur qui sortiront vainqueurs de cette querelle, entraînant avec eux de plus en plus de partisans au sein de l'Institution Royale

Quitte à invalider le procès platonicien contre l'art trompeur, ils font du peintre le chantre de l'esprit en concevant la peinture comme faite pour être sensuelle et tromper la vue

3.4 Le paragone entre dessin et couleur ou la querelle des Anciens et des Modernes 2/3

Lorsque, par la suite, une autre querelle opposera Boileau à Charles Perrault, c’est-à-dire l’imitation des auteurs antiques contre ceux du siècle de Louis XIV, il sera de nouveau possible de mesurer la prépondérance du fameux académisme, mais aussi de l’inévitable esprit comparatiste qu’il a fait naître

C’est ainsi que Kant, à l’origine de l’esthétique comme science du beau, comparera notamment, la « belle chose , relevant de la beauté naturelle, et la « belle représentation d’une chose », relevant du monde de l’art et la seule apte à stimuler nos capacités cognitives

Comme nous l’avons vu, à la même époque, c’est Diderot qui incarnera la critique d’art dans ses Salons, en n’hésitant pas à user de comparaison pour faire valoir tel artiste ou tel procédé au détriment de tel autre

Ainsi Chardin se verra-t-il parfois discrédité au profit de son prédécesseur Georges de la La Tour, ou recevra-t-il au contraire les plus beaux éloges en raison de ses qualités picturales

Saint-Joseph Charpentier

G. de la Tour (1642) La fillette au volant Jean-Siméon Chardin (1737)

3.4 Le paragone entre dessin et couleur ou la querelle des Anciens et des Modernes 3/3

→ Bien que ces querelles entre "Anciens" et "Modernes" attestent d’une certaine vitalité de l’histoire de l’art et d’une ouverture à la nouveauté, il s’avère que le classicisme axé sur l’imitation des Anciens et sur le respect de règles formelles de création ‒ au risque de l’académisme ‒ restera tellement ancré dans les pratiques qu’il survivra au mouvement baroque pour réapparaître sous la forme du néo-classicisme, avant que ce dernier ne se trouve concurrencé par le romantisme

Aussi la réception de l’art contemporain par exemple ne pourra apparaître que teintée de nostalgie pour l’art qui le précède d’une part, sans même évoquer la révolution picturale que représentait la « perspective » dès le XVè d’autre part

3.5 Pour ou contre la perspective ? 1/4

→C’est au De Pittura d’Alberti, en 1446, que l’on doit la 1ère théorie perspectiviste, même si elle a déjà été expérimentée en peinture par Giotto, en sculpture par Donatello, en architecture par Brunelleschi

Et la technique doit aussi au fameux perspectographe de Dürer décrit, en 1525, dans L’Instruction sur la manière de mesurer à l'aide du compas et de l'équerre.

→Parmi les artistes membres de l’Académie acteurs de la polémique, signalons le graveur Abraham Bosse et son éloge de la perspective, et, à son exact opposé, cet autre graveur que représente Grégoire Huret, sans oublier la posture intermédiaire adoptée par l’architecte et historiographe André Félibien.

→En 1648, Mazarin choisit Abraham Bosse pour y enseigner la perspective et la gravure, sachant que, pour lui : « tous les ouvrages de portraiture et de peinture qui ne sont pas exécutés par la règle de la perspective ne peuvent être que fautifs ».

→Aussi reprochera-t-il ouvertement à des personnalités telles que Grégoire Huret ou Charles Le Brun leurs manquements perspectifs.

3.5 Pour ou contre la perspective ? 2/4

→Pour Philippe Hamou, c'est Grégoire Huret qui devient, en 1663, maître de dessin et de perspective à l'Académie de Peinture, à la place d'Abraham Bosse en s’insurgeant contre

« toutes les faussetés et contradictions du sieur Bosse », mais aussi contre toute la tradition perspectiviste.

→Pour lui, celle-ci est d’abord critiquable parce qu’elle impose au spectateur une unique position dans l’espace, pas indispensable car, s'il se déplace devant le tableau, ceci a pour effet positif de rendre les sujets plus vivants.

→En outre, pour Huret, cette position unique dans l'espace ne peut aboutir qu'à des

« figures dépravées », voire à des « anamorphoses » trop éloignées du modèle,

et ces figures peuvent même provoquer davantage d'aversion que de satisfactions, dans la mesure où elles « peuvent remettre dans l’esprit des rêveries passées ou des songes lugubres »

Cf. les Ambassadeurs Holbein le jeune en 1533

3.5 Pour ou contre la perspective ? 3/4

Avec Félibien néanmoins, la méthode pourra présenter quelque avantage, sans doute parce qu'il eut lui-même Abraham Bosse comme maître. Aussi affirmera-t-il que : « la perspective [géométrique] est si nécessaire à cet art [pictural] qu’on peut dire qu’elle est même de son essence ».

Ceci ne l’empêchera cependant pas de nuancer ce jugement en ces termes : « S'il n'était besoin que de savoir la perspective pour être un grand peintre, il y a une infinité de gens qui égaleraient Raphaël et Michel-Ange.

Car la perspective ne consistant qu'à bien tirer les lignes [...] ils en savent autant que ces grands hommes ».

En bon historien du classicisme donc, Félibien respecte un juste « équilibre entre règle et licence » entre application de la perspective géométrique ̶ qui ne sera véritablement remise en question que 2 siècles plus tard ̶ et autres savoir-faire picturaux,

→ Tel par exemple celui de Nicolas Poussin lorsqu’il « mêlait les couleurs ensemble pour donner cette diminution de teintes nécessaire à arrondir les corps, à faire paraître les jours et les ombres »

Dans le document Dominique Bernard Faivre (Page 71-96)

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