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3 Organiser les prédications : structure rhétorique

3.1 Rhetorical Structure Theory (RST)

Ce n’est pas sans une certaine appréhension que je me suis orientée vers une approche inévitablement sémantique de questions que j’avais jusque là abordées sous l’angle de la relation forme-structure. Plusieurs raisons m’ont conduite à m’intéresser tout particulièrement au modèle élaboré par W. Mann et S. Thompson (1986; 1988; 1989; 1992). D’abord S. Thompson avait auparavant mené plusieurs études à la fois précises dans la description et d’un grand intérêt théorique sur la relation forme syntaxique-fonction discursive (cf. 2.2.1, 2.3.3). Ensuite, le modèle de la RST se présentait, quand je l’ai rencontré, comme l’héritier d’une longue lignée de travaux sur le discours (Beekman & Callow, 1974; Grimes, 1975; Longacre, 1976; 1979; Hoey, 1983; Martin, 1983) et sur la compréhension en TAL (Hobbs, 1985; Grosz & Sidner, 1986). Et ce modèle était conçu pour la génération de texte, ce qui signifiait qu’autant qu’à la structuration du discours, ses auteurs s’intéressaient à l’interface entre intention communicationnelle et surface textuelle. Cette finalité applicative imposait enfin un niveau de précision non encore atteint dans la formulation du modèle.

La présentation rapide du modèle cherchera à signaler au passage les points de convergence et de divergence avec mes propres intérêts et positions théoriques et méthodologiques. Dans la Partie II (chap. 5), la RST fera l’objet d’une mise en relation avec le modèle de représentation de l’architecture textuelle, mise en relation qui vise à pallier certaines de ses insuffisances.

3.1.1 Notions de base

Deux notions de base fondent la RST : – la notion de proposition relationnelle ; – la notion de nucléarité.

• Propositions relationnelles

Selon ce modèle, interpréter comme cohérent le petit texte de l’exemple (41) revient à (r)établir une relation entre ses éléments, relation qui est elle-même de nature propositionnelle : en l’occurrence il faut par exemple poser que la première proposition est le but dans lequel sont données les deux consignes.

(41) [1] Replacer le combiné sur le support mural. [2] Insérer la base du combiné d’abord,

Les propositions relationnelles sont définies comme des "propositions implicites qui se dégagent des combinaisons de propositions dans le texte" (Mann & Thompson, 1986:88). Elles sont présentées comme étant essentielles à la construction d’une interprétation cohérente. Les segments reliés par une relation forment un schéma, qui est conventionnellement représenté comme suit :

but

1 2-3

1-3

Figure 3.1 : Schéma de relation.

Les segments de texte reliés dans un schéma peuvent être des propositions (l’unité de base) ou des groupes de propositions, comme ici pour les propositions 2 et 3. Les mêmes relations unissent donc des segments de tailles différentes, un texte cohérent devant pouvoir être représenté par une seule relation englobante. Il s’agit donc de relations enchâssées, l’analyse si elle est faite de façon descendante permettant de déplier le texte progressivement jusqu’à l’unité de base.

• Nucléarité

Les schémas distinguent un segment noyau, marqué par une ligne verticale, et indiquent le sens de la relation, du satellite vers le noyau : ainsi, le segment [1], satellite, est dans une relation de but avec le segment [2]-[3], noyau du schéma. La relation noyau-satellite a déjà été évoquée en 2.3.3 en lien avec la relation syntaxique proposition principale-proposition hypotactique, qui en serait, selon C. Matthiessen et S. Thompson (1988), la grammaticalisation. On voit ici que cette relation a une portée plus étendue, puisqu’elle est posée comme caractérisant les schémas RST quelle que soit la nature des segments concernés. Cette asymétrie est une caractéristique fondamentale, à laquelle échappent seulement quelques relations.

• Les relations et leurs définitions

Les relations sont définies en termes de contraintes sur le noyau et le satellite, et d’effet sur le lecteur. Il s’agit donc d’une définition essentiellement pragmatique. Je donne ci-dessous la définition de la relation de but, illustrée par les exemples (41) supra et (42) infra :

Nom de relation : BUT

Contraintes sur le noyau (N) : présente une activité

Contraintes sur le satellite (S) : présente une situation qui n’est pas réalisée

Contraintes sur la combinaison N + S : S présente une situation qui sera réalisée

par l’activité en N

Effet : le lecteur reconnaît que l’activité en N est entreprise de façon à réaliser S

Lieu de l’effet : N et S

Figure 3.2 : Définition de la relation de but dans la RST.

Dans la présentation initiale de la théorie, W. Mann et S. Thompson définissent vingt-trois relations, tout en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un inventaire clos, mais des relations qu’il leur a été nécessaire de définir pour rendre compte de leur corpus. Ces relations sont alors classées en deux groupes – subject matter et presentational – qui ne sont pas sans rappeler la distinction faite par M. Halliday entre métafonction idéationnelle et interpersonnelle (Halliday, 1985), ou par T. van Dijk (1977) et d’autres entre fonction sémantique et pragmatique. Je donne ci-dessous la liste des relations avec ma traduction :

Subject matter relations

Elaboration (élaboration) Circumstance (circonstance) Solutionhood (solution)

Volitional Cause (cause, action délibérée)

Non-Volitional Cause (cause, action non-délibérée) Volitional Result (résultat, action délibérée)

Non-Volitional Result (résultat, action non--délibérée) Purpose (but) Condition (condition) Otherwise (autrement) Interpretation (interprétation) Evaluation (évaluation) Restatement (reformulation) Summary (résumé) Sequence (suite) Contrast (contraste) Presentational relations

Motivation (motivation) : accroit le désir Antithesis (antithèse) : accroit la considération positive

Background (arrière-plan) : accroit la capacité

Enablement (facilitation) : accroit la capacité

Evidence (démonstration) : accroit la croyance

Justify (justification) : accroit l’acceptation Concession (concession) : accroit la considération positive

Figure 3.3 :Classification des relations dans la RST.

S’ajoute à cette liste un schéma multinucléaire, Jonction, qui n’a pas de relation correspondante, parce qu’il s’applique précisément lorsqu’aucune relation n’existe entre les noyaux.

• Un exemple d’analyse RST

(42) [1] Vous pouvez ainsi obtenir les opérations effectuées depuis la date d’établissement de votre dernier relevé de compte.

[2] Pour toutes les consulter,

[3a] appuyez sur la touche SUITE [4] afin de visualiser tous les écrans, [3b] ou RETOUR

[5] pour revenir en arrière23.

but 2 3-5 2-5 but 3b 5 3b-5 facilitation 1 2-5 1-5 3a 4 3a-4 but

23 La numérotation des propositions est différentes de celle de la présentation initiale de cet exemple, de façon à se conformer aux règles de l’analyse RST.

Figure 3.4 : Représentation RST de l’exemple (42).

La seconde partie du petit texte examiné en 2.2.1 (ex. (5)) et reproduit ci-dessus est représentée au premier niveau par une relation englobante de facilitation : le segment 2-5 accroît la capacité du lecteur à réaliser l’action nommée en [1]. Le segment [2]-[5] s’analyse ensuite en un satellite (la circonstancielle de but initiale), relié par une relation de but à son noyau ([3]-[5]). Les actions dans[3a] et [3b] sont chacune noyau d’une relation de but dont les circonstancielles finales ([4] et [5]) sont les satellites.

3.1.2 Méthode d’analyse

• Jugements de plausibilité

W. Mann et S. Thompson posent la question du rôle interprétatif de l’analyste dans l’élaboration d’une représentation de la structure rhétorique d’un texte. On l’a vu, la définition des relations repose en partie sur la notion d’effet sur le lecteur, et indirectement sur celle d’intention du scripteur. En l’absence de ces participants, les analystes travaillant sur les textes ne peuvent, disent les auteurs, que proposer des "jugements de plausibilité". Cet aspect interpétatif est d’autant plus important que les auteurs rejettent le recours à des marqueurs pour l’identification des relations24.

• Signalisation des relations

W. Mann et S. Thompson se démarquent nettement des études, sur la cohésion notamment (Halliday et Hasan, 1976), qui font de certains procédés ou marqueurs – anaphore, conjonction, etc. – une condition de la cohérence. Ils affirment clairement que les relations propositionnelles sont indépendantes de toute signalisation spécifique. Leur attaque de la notion de signal est radicale :

It is our view that what we have been calling "signals" do not actually "signal" relational propositions in any direct way. A more appropriate description of their function would be that they constrain the interpretation of relational propositions. (…). Our point is that it is the implicit relations which are important, with the conjunctions acting occasionally to constrain the range of possible relational propositions which can arise at a given point in a text. (1986:71)

C’est un argument important, qui met au centre de l’interprétation le principe de cohérence, et critique implicitement les études centrées sur les marqueurs. Toutefois, il me semble lui-même se prêter à la critique : l’attaque de la notion de signal, que je disais radicale, ne l’est sans doute pas assez. C’est peut-être parce que W. Mann et S. Thompson sont eux-mêmes prisonniers d’une conception principalement lexicale de la signalisation textuelle qu’ils en diminuent ainsi l’importance. A l’écrit, communication distanciée, le texte constitue indubitablement la majeure partie des indices sur la base desquels le lecteur va construire un modèle interprétatif, modèle changeant qui informe à tout moment l’interprétation du segment en cours de lecture, et qui en est lui-même transformé. Les linguistes ont eu tendance à se focaliser sur certains de ces indices, en particulier les "connecteurs". Il me semble important de remettre la surface textuelle au centre du processus d’interprétation, mais avec une conception élargie de la notion de signalisation. Ce sera là un des objectifs majeurs de la Partie II, et le thème de la synthèse proposée dans la Partie III au chapitre 7. J’insisterai par ailleurs sur la prise en compte du genre discursif et du domaine dans l’identification de la signalisation textuelle, ces paramètres me paraissant essentiels pour deux raisons : d’abord parce que certaines situations de communication,

24 Après plusieurs années d’analyses dans le cadre de la RST avec un nombre croissant de collaborateurs, les auteurs font toutefois état d’une forte convergence entre les analyses produites par des analystes entraînés (Mann et Thompson, 1992).

certaines fonctions sociales des textes exigent un guidage précis du lecteur pour limiter au maximum sa liberté d’interprétation (consignes par exemple), d’autre part parce qu’on peut s’attendre à ce que les signaux recherchés, qui sont des marques discursives, varient en fonction de ces paramètres (cf. chap. 8).

• Analyse montante, analyse descendante

Les auteurs du modèle indiquent que l’analyse peut être entreprise de façon montante ou de façon descendante. La seule unité définie, et encore de façon très imprécise, est toutefois l’unité de base, "typically the clause". L’analyse montante procède par le regroupement progressif de propositions en schémas, puis de schémas en schémas de niveau supérieur, jusqu’à ce que le texte entier soit représenté par une relation unique. Pratiquement, ce type d’analyse s’avère difficile pour un texte long, et peu intuitif : on aborde le texte de façon descendante, en faisant intervenir des hypothèses d’interprétation liée à l’inscription du texte dans une situation, et en déterminant des macro-segments. Or ces macro-segments ne reçoivent aucune définition dans la RST, que ce soit sur le plan formel ou théorique. Je proposerai au chapitre 5 un modèle permettant de théoriser les intuitions qui conduisent à la délimitation de macro-segments. Là encore, il s’agit de la question centrale de la signalisation, signalisation non seulement des relations entre segments mais aussi des bornes des segments concernés.