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Revue des construits théoriques de Blom et Gumperz

La notion de « communauté linguistique »

3.2. Choix de langue au niveau de l’interaction

3.2.2.1. Revue des construits théoriques de Blom et Gumperz

A travers leur étude d’une communauté d’une petite ville Norvégienne, J.P. Blom et J.J. Gumperz visent à découvrir quel facteurs sociaux et linguistiques jouent un rôle dans la communication, et comment ils sont reliés, puisqu’ils font partie d’un seul et unique système. Leur approche est largement ethnographique, mais fait aussi usage de méthodes linguistiques d’élicitation plus traditionnelles.

L’étude

Elle vise à expliquer deux faits concernant la communauté. Le premier est l’existence et la maintenance de deux variétés de langue (le dialecte et le standard), qui sont non seulement très similaires en termes de structure, mais aussi connues au même degré par tous les membres de la communauté. Le second est l’occurrence fréquente

d’alternances entre les deux variétés.

L’étude de Blom et Gumperz commence par une description linguistique des deux variétés observées, dans le but d’extraire les variables linguistiques (principalement au niveau morpho-phonémique) leur permettant d’identifier la variété utilisée.

Suit une étude ethnographique de la communauté, qui est d’importance cruciale. En effet, celle-ci leur permet de reconnaître les normes et valeurs sociales de la communauté, et leur lien avec les usages langagiers. Blom et Gumperz en déduisent que la langue locale est utilisée pour souligner l’identité locale et l’acceptation des normes locales. En contraste, la langue standard est utilisée soit pour se dissocier des valeurs et usages locaux, ou pour exprimer un attachement aux normes sociales nationales. Ce schéma est généré et maintenu par le contexte dans lequel ces deux variétés sont acquises et utilisées. C’est cette capacité des langues de véhiculer des significations sociales qui motive la maintenance de deux variétés, et non pas des considérations d’intelligibilité.

Catégories conceptuelles

Bien que Blom et Gumperz soient capable d’identifier des normes sociales reliées au choix de langue, ils sont conscients du fait qu’il n’existe pas de lien simple entre les identités sociales et les variétés de langue. Au contraire, les locuteurs sont libres de souligner différentes facettes de leur identité à différents moments. C’est pourquoi il est nécessaire d’en savoir plus sur le contexte des interactions pour comprendre leur signification.

Se servant des résultats d’études sur les événements langagiers, Blom et Gumperz partent à la recherche des contraintes contextuelles jouant un rôle dans le comportement communicatif des locuteurs. Ils présentent les trois suivantes comme trois niveaux (croissant en complexité) dans l’analyse de l’information contextuelle par les locuteurs. - les lieux : les environnements physiques possèdent des traits ayant une signification

sociale, et qui contraignent l’action. Les locuteurs classent leur environnement en lieux distincts.

- Les situations sociales : elles font référence à des occurrences sociales (social

happenings) dans des lieux déterminés. Elles sont formées d’activités particulières « accomplies par des constellations particulières d’individus, rassemblés dans des lieux particuliers pendant une durée de temps particulière » (1986 : 423). Elles « forment

l’arrière-plan pour la mise en jeu d’un ensemble limité de relations sociales » (ibid.). - Les événements sociaux : c’est le plus complexe des trois concepts. Il fait référence à

des types d’interactions particulières qui se jouent dans un lieu donné, dans le cadre d’une situation sociale particulière. Selon Blom et Gumperz, « les événements sont centrés autour d’un ou tout au plus d’un ensemble limité de sujets de conversation, et on peut les distinguer de par leur structure séquentielle. Ils sont marqués par des routines d’ouverture et de fermeture stéréotypées, et donc reconnaissables » (ibid.) 294. De l’avis de Blom et Gumperz, les trois catégories ainsi décrites s’incluent successivement, dans le sens que chacune « est partie des données affectant les règles de sélection du stade suivant » (ibid.). Les relations entre elles pourraient être représentées comme dans le diagramme suivant 295 :

294 On reconnaît dans les notions de situation sociale (« social situation ») et événement social

(« social event ») proposées par Blom et Gumperz les notions de « speech situation » et « speech act » (respectivement) proposées en pragmatique par Grice.

295 J’ajoute les composantes « individus » et « moments », bien que le statut qui leur est imparti par

Blom et Gumperz ne soit pas clair ; ils précisent cependant que ce sont toutes deux des composantes de la situation sociale (1986 : 423 [21]). Ils ne précisent cependant pas s’ils considèrent ces composantes comme étant aussi importantes que les « lieux » dans la détermination du comportement communicatif.

Individus

Lieux Situation sociale Evénement social

Moments

La complémentarité entre ce diagramme et celui tracé pour représenter les catégories conceptuelles de Fishman est frappante. La notion d’événement social présentée par Blom et Gumperz est le chaînon manquant qui permettrait à la théorie de Fishman de s’étendre du domaine macrosociolinguistique au domaine microsociolinguistique. Parallèlement, la notion de domaine de Fishman prêterait plus d’abstraction et de généralité à la théorie de Blom et Gumperz, puisque les domaines sont abstraits de la jonction des lieux, des relations-rôles (les « individus » de Blom et Gumperz) et des moments. Etant donné que les deux théories adoptent des perspectives opposées, chacune se positionnant à une extrémité de l’horizon sociolinguistique, il semble satisfaisant qu’elles se rencontrent à mi-chemin, c’est-à-dire sur le concept commun de « situation sociale ».

Deux types d’alternance de codes

Blom et Gumperz montrent que les phénomènes d’alternance de code étayent leur distinction entre les situations sociales et les événements sociaux. Ils mettent en évidence deux types d’alternance de code, nomémment l’alternance métaphorique et l’alternance situationnelle.

Comme son nom l’indique, l’alternance situationnelle (ou alternance de rôle) n’est pas simplement une alternance entre différentes langues ou variétés, mais implique un changement dans la définition de la situation sociale, bien que le lieu reste identique. Le changement concerne les rôles des participants tels qu’ils sont perçus, ou, dans les termes de Blom et Gumperz, leur « définition de leurs droits et obligations mutuels » (op. cit. : 424). Une telle alternance met directement en évidence le lien entre langue et normes sociales. Comme le formulent Blom et Gumperz, « La notion d’alternance situationnelle assume une relation directe entre la langue et la situation sociale ; Les formes linguistiques employées sont des traits critiques de l’événement au sens où n’importe quelle violation

des règles de sélection change la façon dont l’événement est perçu par ses membres » (ibid.).

Par contraste, l’alternance métaphorique n’implique aucune redéfinition de la situation. Au contraire, elle se réalise dans des situations sociales où les participants ont une certaine liberté de choix entre différentes variables, en fonction du type de relation ou d’identité sur lesquelles ils désirent mettre l’accent, pourvu que ces dernières soient toutes pertinentes pour la situation sociale donnée. Donc, les participants peuvent choisir de passer à une autre langue ou variété (tout en changeant généralement de sujet de conversation à cette occasion) sans pour autant modifier leurs droits et obligations mutuels. L’alternance métaphorique est possible et interprétable parce qu’elle s’appuie sur des processus sémantiques, par lesquels une certaine variété ou langue (ou variable) est sémantiquement associée à une certaine situation sociale, parce qu’elle est utilisée en connexion avec cette situation sociale de manière routinière.

Au niveau linguistique, Blom et Gumperz font une découverte intéressante en relation avec ces deux types d’alternance de code. Dans leur étude, l’alternance situationnelle se réalise comme un passage clair et net d’une variété linguistique à l’autre, respectant les restrictions de cooccurrence entre les variables appartenant à chacune de ces variétés. Mais lors d’une alternance métaphorique, les restrictions de cooccurrence entre ces variables ne sont plus forcément respectées. Il semble que ceci provienne du fait qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les différentes relations ou identités exprimées dans certaines situations sociales, et partant, pas non plus d’incompatibilité entre les deux variétés linguistiques.

Ce dernier type d’alternance, rebaptisé conversational code switching, fait en lui- même l’objet d’une étude postérieure de Gumperz (datant de 1976, et publiée dans Gumperz 1982 [68] : 59-99). Dans cette étude, l’alternance métaphorique (ou conversationnelle) est vue comme un style discursif (conversational style) à part entière, en vigueur dans certaines communautés plurilingues. Comme tous les styles discursifs, il est lié pour ses utilisateurs à des présupposés d’ordre social. Ce qui le distingue de l’alternance situationnelle (appartenant aux phénomènes de l’ordre de la diglossie), c’est que les normes qui le régissent ne sont pas de l’ordre du conscient, et donc difficilement élicitables par des questions directes aux locuteurs. Les locuteurs sont cependant en général conscients de la valeur qu’ils attachent aux différents codes en termes de « code propre » (« we » code) et de « code tiers » (« they » code). Gumperz insiste sur le fait que si ce type

d’alternance fonctionne comme un style à part entière, il doit être interprétable par les membres de la communauté plurilingue, et donc répondre à une certaine forme de règles, qui sont elles-mêmes susceptibles d’être acquises par la pratique. Il montre que, s’il existe des contraintes de type syntaxique pour l’alternance conversationnelle, les véritables contraintes sont de type pragmatique. En effet, ce type d’alternance est employé dans le but de communiquer l’intention du locuteur (communicative intent), et l’interprétation du choix de code se fait dans le sens d’une extension métaphorique des notions de codes « propre » ou « tiers » 296.

3.2.2.2. Applicabilité de la théorie de Blom et Gumperz pour la présente