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Le minnan est-il encore la langue des Minnan? Du minnan au taiwanais

Première Partie Terrains et théories

Chapitre 1 : Situation sociolinguistique de Taiwan

1.2. Situation actuelle

1.2.2.1.2. Le minnan est-il encore la langue des Minnan? Du minnan au taiwanais

Il a été écrit plus haut que les Han du groupe Minnan parlaient le minnan. En fait, la situation est bien plus complexe. S’il reste vrai que la majorité des Minnan ont le minnan pour langue première, une partie importante des membres des autres groupes parlent le minnan comme langue seconde. A cet égard, le fait que le minnan soit communément appelé « taiwanais » est très révélateur. Pour bien des Taiwanais, le chinois standard est la langue des Chinois, et le taiwanais celle des Taiwanais : question d’idéologie en quelque sorte, mais qui traduit bien la montée de la conscience taiwanaise.

L’étude de Berg, qui met l’accent sur le rôle des langues locales dans les lieux traditionnels, révèle la dominance du minnan sur les marchés de fruits et légumes des zones à dominance Minnan. Curieusement, il existe aussi un grand magasin (lieu en principe non traditionnel) dans lequel le minnan est la langue préférée à la fois par les vendeurs et les clients. En fait ce grand magasin est situé à Tainan, ville du Sud où la communauté Minnan est très largement dominante, et qui est une ville considérée comme très conservatrice.

Dans la première enquête de Huang, 75,2% des enquêtés ont le minnan pour langue maternelle (contre 53,5% seulement pour les habitants de Taibei). Cette proportion est supérieure à celle de la population Minnan (73,3%) car elle inclut aussi des descendants de couples mixtes de père non-Minnan (rappelons que l’appartenance administrative d’un individu à tel ou tel groupe est fonction de celle de son père). Cependant, seulement 48,9% de ces personnes utilisent le minnan comme langue principale en famille.

D’autre part, Huang observe que dans la « classe étendue » des Continentaux (comprenant les descendants de parents tous deux continentaux ainsi que les descendants de couples mixtes dont le chinois standard est la langue première 244), 77% des membres

244Notons cependant que ces couples mixtes ne comportent pas nécessairement un parent

continental. Le chinois standard étant la langue nationale, il est possible qu'il soit choisi comme langue « neutre » dans un couple mixte, et devienne donc la langue première des enfants.

parlent aussi minnan 245. Si on comptabilise toute les personnes dont le père au moins est continental, 81,2% de ces personnes parlent minnan comme langue première ou seconde

246

. Compte tenu du fait que peu de parents continentaux parlent minnan (22% pour les pères et 42% pour les mères), la progression du minnan est spectaculaire.

Du côté des Hakka, 71,4% des membres de la « classe étendue » hakka (comprenant les descendants de parents tous deux hakka ainsi que les descendants de couples mixtes dont le hakka est la langue première) parlent aussi minnan. Les mariages mixtes semblent accélérer le phénomène d’apprentissage du minnan chez les Hakka : 84,4% des personnes dont le père au moins est hakka parlent minnan 247.

En tout, Huang comptabilise les personnes sachant parler minnan comme représentant 82,4% de la population, chiffre qui est supérieur à celui de la population Minnan.

Les chiffres de Young sont assez différents en ce qui concerne l’usage familial du minnan par les Minnan. Ils montrent le minnan comme une langue qui, si elle est forte dans le groupe Minnan, est beaucoup plus restreinte à l’extérieur de ce groupe :

245Ces chiffres sont légèrement inférieurs pour les habitants de Taibei. Ce fait est explicable par la

proportion supérieure de Continentaux à Taibei. Les Continentaux étant numériquement et économiquement forts à Taibei, ils éprouvent certainement moins le besoin d'apprendre le taiwanais.

246Ici, il serait intéressant de connaître la proportion de mères Minnan et de mères Hakka dans les

couples mixtes dont le père est Continental, pour savoir si l'apprentissage du taiwanais par les enfants est du à la mère ou à des facteurs extérieurs à la famille.

247Ces chiffres sont légèrement supérieurs à Taibei. L'explication est à l'inverse de celle avancée

pour les Continentaux : les Hakka étant encore plus en minorité à Taibei que dans le reste de Taiwan, et habitant à Taibei dans des quartiers culturellement plus mélangés, ils éprouvent sans doute plus le besoin d'apprendre le taiwanais.

Tableau 1.5 : Pourcentage d’informateurs utilisant fréquemment ou la plupart du temps le minnan dans trois domaines (Young 1987 : 98 [128], tableau 7)

groupe* domaine  1 2 3 4 Famille génération précédente même génération génération suivante 98,8 91,5 83,2 3,7 4,3 3,8 8,1 16,1 11,1 8,1 18,2 13,2 Travail 77 24,7 15,6 13,8 Amis 79 19,7 16,7 7,9

*(1=Minnan, 2=Hakka, 3=Continentaux dont la langue maternelle est le chinois standard, 4=Continentaux dont la langue maternelle est autre)

L’âge moyen pour l’enquête de Young étant de 37,67 ans, contre 20,5 pour la première enquête de Huang (les deux enquêtes ont été effectuées sensiblement à la même période), on peut penser que les chiffres de Huang traduisent une tendance assez récente du minnan à se répandre à l’extérieur du groupe Minnan. De plus, les chiffres de Huang concernant le minnan chez les Continentaux et chez les Hakka représentent leur capacité à parler minnan, et non leur usage effectif de cette langue. Enfin, il n’est fait aucune mention de la provenance géographique des répondants interrogés par Young pour ces questions précises, ni pour les répondants de la première enquête de Huang, ce qui rend toute interprétation contrastée de ces chiffres hasardeuse.

La thèse selon laquelle le minnan n’est plus seulement parlé par les Minnan est cependant corroborée par le fait que parmi les écoles de langues pour adultes qui fleurissent à Taibei, figurent aussi bien des écoles enseignant le minnan que d’autres enseignant le japonais ou l’anglais. Les deux derniers types d’écoles répondent à des pressions d’ordre international, mais les écoles de minnan ne peuvent répondre qu’à un besoin interne à Taiwan. Puisque le besoin de communication maximale à l’intérieur de Taiwan est rempli par le chinois standard 248, il faut croire que le besoin d’apprentissage

248A cet égard, Huang (1993, p.144) [77] calcule que l'indice communicatif (la capacité d'une

langue à permettre la communication entre deux individus quelconques) de la langue nationale à Taibei se situe entre 0,985 et 1, tandis que celui du taiwanais se place entre 0,356 et 0,72.

du minnan répond à d’autres motivations. Le fait que les personnes fréquentant ces écoles soient en majorité des hommes d’affaires ou engagés dans la politique pointe vers des motivations d’ordre économique et politique. L’usage de plus en plus courant du minnan par les hommes politiques de l’opposition lors de leurs allocutions publiques, en jouant sur la fibre identitaire des Taiwanais, a fait preuve de son efficacité au cours des dernières années. De même, l’usage grandissant du minnan dans la publicité télévisée ou à la radio semble porter ses fruits. L’introduction, par l’usage du minnan, de la dimension sentimentale dans la communication a des répercussions directes en matière de politique et de consommation.