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RETRAITES ROBINSONIENNES. SÉCESSION, SOLITUDE ET RÉDEMPTION

Dans le document SE RETIRER DU MONDE (Page 157-165)

CHEZ LEGUAT, DEFOE ET LONGUEVILLE

La « préhistoire » de Robinson Crusoé (1719)693 fait apparaître plusieurs lignes de filiation, certaines théâtrales (Philoctète de Sophocle, La Tempête de Shakespeare), d’autres

693 Daniel Defoe, Vie et aventures de Robinson Crusoé (1719), trad.Pétrus Borel, Paris, Gallimard, 1959. Toutes les indications paginales renvoient aux éditions mentionnées.

philosophiques comme la légende arabo-espagnole du « Philosophe Autodidacte » Hayy ben Yaqdhân, plus les « délaissements » insulaires réels comme celui du marin Selkirk à Juan Fernandez (1704-1709), modèle principal de Defoe. C’est une autre généalogie possible du motif qui sera explorée ici, celle de la littérature de voyage aux frontières de l’utopie. Elle passe par le Voyage en deux îles désertes (1707) attribué à François Leguat694, œuvre mixte entre relation véridique et roman en prolongement du projet utopique de « République de l’île d’Éden » (1689) d’Henri Duquesne. Purement fictionnel quoique camouflé en relation pseudo-autobiographique véridique, le roman de Defoe figure l’aboutissement de ce modèle695

. Première imitation majeure de Robinson, The Hermit (1727) de Peter Longueville est à la fois une fiction autoréflexive sur la réécriture et une illustration des impasses de la solitude. Ce qui justifie la « mise en série » des textes dépasse toutefois la problématique de l’intertextualité - questions des sources et de la réécriture, thématique viatique et « coloniale », locus de l’île déserte, appartenance revendiquée à une culture réformée ou puritaine imprégnée de providentialisme biblique. Dans tous, le motif de la retraite découpe des axes thématiques, ordonne une réflexion, détermine un scénario.

Trois idées principales ressortent de l’analyse de Jean Sgard696

. Désignant « à la fois un mouvement de recul et son aboutissement », la retraite suppose d’abord une action, celle de « se retirer d’un lieu dans un autre », puis l’espace où s’opère ce retrait, terre d’exil ou lieu d’asile, enfin « l’état du sujet retiré » dans ses nouvelles conditions d’existence. D’où un scénario en trois temps : rupture avec le cadre géographique, social et culturel antérieur par exclusion (subie) ou sécession (voulue) et mouvement vers un espace « autre » à son tour devenu centre ; appropriation de ce nouvel espace de centralité, idéalement un refuge protégé et clos, une île par exemple ; à la faveur de ce changement de décor affectant aussi le vécu social et les valeurs personnelles, retour sur soi réflexif ou méditation religieuse : on appelle RETRAITE (Littré, sens 8) « un éloignement momentané du monde pour se livrer à des exercices de piété. » Faut-il donc supposer que la retraite a vocation à ramener au monde ? Le choix est entre deux modèles possibles, la solitude sans retour de l’anachorète au désert et l’« exercice spirituel », qui est « récollection », reprise de soi et rebond vers le monde social. On voit bien les affinités avec le scénario robinsonien : coupure géographique, sociale, psychologique, à la faveur d’un naufrage, avec l’environnement posé comme « univers de référence »; puis recentrement voulu ou forcé (ou que l’on se force à vouloir) sur l’île déserte servant d’« asile où l’on retrouve sa force » (J. Sgard) et qu’il faut aménager en refuge ; enfin confrontation avec soi-même en situation d’isolement ne concernant plus la transformation matérielle de l’île, mais la quête de sa signification : l’île robinsonienne est forcément « mystérieuse ». C’est « l’idée d’une défaite transformée » (J. Sgard) contenue dans la retraite qui permet de donner sens à l’exclusion subie. Cette conversion mentale du négatif au positif oblige à transformer le bannissement en sécession revendiquée et le lieu d’exil en terre d’asile. La réinterprétation de l’aventure vécue fait appel à un principe explicatif, l’action cachée de la Providence poursuivant au bénéfice du solitaire des fins salvatrices dont il ne prend conscience que progressivement, et à une procédure narrative, qui dissocie tout en les confrontant grâce à la narration rétrospective le point de vue « étroit » du personnage et le point de vue « élargi » du narrateur, faisant ainsi émerger, sous la succession factuelle des événements en cours, la trame de leur réinterprétation transcendante. C’est à cette double

694 Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales, Londres, D.

Mortier, et Amsterdam, J.-L. de Lorme, 1708 [en réalité octobre 1707]. Les citations renvoient à notre édition ( suivie

du Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour l’établissement de l’île d’Éden, éd. Paolo Carile ), Paris, Les

Éditions de Paris, 1995.

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Voir notre Robinson et compagnie. Aspects de l’insularité politique de Thomas More à Michel Tournier, Paris, Pétra, « Des Iles », 2010, p. 210-235.696 Jean Sgard, « Le mot retraite », Recherches et Travaux, n°44, 1993, p. 17-24 (p. 17-18 pour les références ci-après).

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condition, théologique et narratologique, que la solitude insulaire peut se transformer en expérience positive de la retraite.

Cette solitude est collective dans le Voyage en deux îles désertes de Leguat, mis en forme et augmenté par son éditeur François-Maximilien Misson, homme de lettres huguenot installé à Londres. Reçu comme une fiction bien que reposant sur des faits aujourd’hui établis, ce récit connu de Defoe697 relate les tribulations d’un petit groupe protestant dans l’océan Indien (1690-1698) préparant la « République de l’île d’Éden » de Duquesne. Chez ce dernier déjà les mots retraite ou refuge appliqués à l’utopie insulaire à construire soulèvent la contradiction entre l’exil (réel et subi) et l’asile (fantasmé et choisi) dont Leguat donnera une version dramatisée par la narration personnelle. Après la catastrophe historique de la Révocation, évoquée par Duquesne sous la métaphore pré-robinsonienne d’un « naufrage » de l’Eglise (p. 243), la fuite des Réformés du Refuge fut une nécessité imposée et non un choix. Le projet utopique vise à en inverser le sens afin que « ces pauvres brebis éparses soient rassemblées en un troupeau, et dans quelque retraite assurée, pour y servir et louer Dieu publiquement, qui par sa grâce les a délivrés » (p. 243). Réminiscence biblique de l’Exode (p. 250), Duquesne, nouveau Moïse, transforme cette fuite en une prise de possession de la Terre Promise par le peuple élu. La retraite, mouvement volontaire du lieu négatif de la persécution vers le lieu positif du refuge, puis construction future d’une cité idéale réformée, conduit à investir d’une « centralité » paradoxale cet asile lointain à la périphérie du monde. L’« île d’Éden » (en réalité l’île Bourbon ou Mascareigne), ainsi baptisée « parce que sa beauté et sa bonté la peuvent faire passer pour un paradis terrestre » (p. 258), est la promesse d’une nouvelle origine, mais aussi une Jérusalem future à construire, volet proprement utopique du projet, inspiré des Sévarambes de Veiras (1677).

Pourtant chargé d’en préparer la mise en œuvre, Leguat ne s’intéresse qu’au premier aspect, la redécouverte à l’autre bout du monde d’une retraite en forme d’Éden naturel, prenant même le contrepied du dirigisme utopique de Duquesne dans un retour anarchisant à l’état de nature sans structure politique. Placé à la tête de la petite expédition de reconnaissance (finalement installée non à Bourbon, mais dans l’île déserte de Rodrigue), Leguat inaugure le futur scénario robinsonien de la retraite, passant aussi du discours programmatique au récit autobiographique. Comme chez Duquesne, la conversion de l’exil subi en retraite choisie prend dans la préface du Voyage la forme d’une opposition expulsion/sécession. « Contraint de quitter [sa] patrie, avec tant de milliers de [ses] frères » (p. 51), le réfugié pourtant présente ce départ comme le fruit d’une décision mûrie, et même, malgré le caractère collectif de l’aventure (dix personnes, plus tard huit), d’une volonté de rupture avec l’univers social: « Las du tracas du monde et fatigué des peines que j’y avais souffertes, j’en quittai la vanité et le tumulte » (p. 52). Si la formulation rappelle la topique classique de la retraite épicurienne, cette litote désignant allusivement les dragonnades et autres persécutions fait de l’exil le résultat d’un choix entre deux systèmes de valeurs : celles corrompues de la vie sociale selon le vieux motif du contemptus mundi et celles spontanément chrétiennes de la pure nature, seules conformes à la raison, à la justice et même à la véritable religion (p. 52). À la fois introductif et conclusif, puisqu’il précède la relation et tire le bilan de l’aventure une fois celle-ci achevée, le discours préfaciel place rétrospectivement le voyage sous l’action de la Providence : c’est elle, affirme le narrateur, qui l’a conduit vers l’île Rodrigue, puis au terme d’une série d’épreuves – dont trois années de déportation par les autorités hollandaises de Maurice sur « un rocher tout sec et affreux » (p. 152), antithèse de l’île paradisiaque – l’a ramené en Europe, en Angleterre précisément - encore une île - « et a enfin fixé le repos qu’[il] pouvai[t] attendre ici-bas » (ibid.).

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Voir David Fausett, The Strange Surprizing Sources of Robinson Crusoe, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, p. 69-72 et p. 181-182.

Cette réinterprétation théologique de l’aventure à la faveur de l’élargissement de point de vue par la narration autobiographique deviendra une constante des premières fictions robinsoniennes. De la réalité vécue de l’île d’exil, elle fait une retraite triplement positive : un refuge qui soustrait aux tribulations et aux dangers, une étape provisoire mais nécessaire pour se reconstruire après l’épreuve et rebondir dans le parcours d’une vie qui ramène finalement au monde social, mais offre aussi sur ce dernier un point d’optique critique et des valeurs vraies permettant de le juger. Au motif chrétien du mépris du monde s’associent d’autres éléments topiques - naturalisme primitiviste, réminiscences épicuriennes ou stoïciennes – centrés sur le mythe naissant de l’île déserte, allégorie morale qui conteste les normes de l’Europe au nom d’une société autre. Petite fable comique, l’anecdote de l’avare dépouillé nuitamment par les crabes de sa bourse emplie de louis d’or sans emploi sur l’île (p. 111) porte en elle-même son enseignement ; et c’est une leçon d’anarchie naturelle que le voyageur, « envo[yant] l’homme à l’école des bêtes », tire de ce qu’il appelle le « mariage » des oiseaux, « sans autre attirail ni cérémonie, sans contrat et sans testament, sans mien, sans tien, sans sujétion à aucune loi et sans nulle offense, au soulagement de la Nature et de la République » (p. 104) . Inhabitée mais non sauvage, l’île réalise la synthèse entre naturel et culturel du locus amoenus classique. Formant « un continu d’agréables coteaux tout couverts parfaitement de beaux arbres dont la verdure perpétuelle est tout à fait charmante » (p. 91), les paysages pourtant vierges d’ intervention humaine évoquent le faste ornemental des parcs royaux (« diverses cascades, bassins et nappes d’eau qui orneraient les jardins d’un prince », p. 85) voire les classiques de la littérature pastorale : « Quelqu’un de nous se souvint du fameux Lignon et de ces divers endroits enchantés qui sont si agréablement décrits dans le roman de M. d’Urfé » (p. 84). Mais c’est surtout la référence à la Genèse qui imprègne les descriptions de « ce petit Éden » (p. 92) dans lequel le poème en vers libres imité des psaumes refermant le premier volume du Voyage voit même « comme une montre et un échantillon /DU PARADIS QUE LES ANGES HABITENT » (p. 137). Puisque la nature nourricière dispense de la nécessité du travail, référence adamique oblige, que le gibier accourt de lui-même à l’appel du chasseur (p. 115), qu’en tout état de cause les semences européennes avortent (p. 89), l’aménagement productif de l’île n’est pas à l’ordre du jour, ni la construction d’une société politique : aucun début de colonisation, pas non plus de hiérarchie ni d’organisation collective (à l’opposé de la rigide pyramide institutionnelle de l’utopie de Duquesne) pour « les huit rois de Rodrigue » (p. 133).

La retraite insulaire pourtant ne dispense pas à tous le bonheur autarcique de l’au-delà dès cette vie que célèbre Leguat. Ses jeunes compagnons se désolent d’être « obligés de passer les plus beaux de leurs jours dans une étrange solitude et dans une tuante fainéantise » (p. 119). Vécu comme une insulte à la Providence – et puni comme tel selon lui par les malheurs qui suivirent – l’abandon de la retraite insulaire réoriente son récit dans une direction non prévue qui préfigure la problématique sociale des fictions robinsoniennes ultérieures. Faute de femmes pour la perpétuer, la micro-société de Rodrigue est condamnée à l’extinction (p. 131). Prise contre l’avis de Leguat, la décision du retour à la société a trois conséquences : le conflit (occasion d’un grand « débat sur les femmes » nourri de lieux communs et de citations bibliques, p. 127-131) l’isole au sein du groupe, ouvrant la voie à la solitude « canonique » de la robinsonnade ; récusée par ses compagnons, la métamorphose idéalisante de la retraite insulaire en nouveau jardin d’Éden (un Éden sans Ève), disqualifiée comme une tentation régressive condamnée d’avance par l’Histoire, s’avère malgré ses prétentions libertaires incapable de régler les conflits au sein de la micro-communauté. La retraite hors du monde n’aura été qu’une étape dans un itinéraire dont le retour à l’état social est la vraie finalité. C’est le roman de Defoe qui développera ces idées, que Leguat se borne à esquisser à son corps défendant.

Prétendue relation véridique - accréditée comme telle par les techniques nouvelles du réalisme circonstanciel - l’œuvre de Defoe est un pur roman centré sur une expérience presque jusqu’au bout strictement individuelle de l’absolue solitude, dans une île-prison nullement idyllique, baptisée « île du Désespoir » par Robinson personnage à son arrivée (p. 71), mais progressivement réinterprétée par Robinson narrateur comme un lieu au bout du compte positif d’expiation puis de rédemption. Le traitement du thème de la retraite prend donc une dimension dynamique et transformatrice. Conforme à l’anti-érémitisme puritain des

Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé (chap.1, « De la solitude », p. 599-610), le retour final à la société est cette fois volontaire698. Defoe suit en le complexifiant le scénario tripartite de la retraite. Sa première phase, de la ville d’York d’où s’évade l’adolescent rebelle avide de « s’élever par entreprise » (p. 5) jusqu’à l’île déserte de la côte brésilienne où il passera vingt-huit ans, se décompose en plusieurs étapes d’éloignement croissant : fugue hors de la maison paternelle, embarquement et naufrage en baie de Yarmouth, premier puis second voyage de négoce en Guinée, captivité à Salé, évasion vers le sud le long des côtes d’Afrique, installation comme planteur au Brésil, à l’autre bout du monde, où malgré sa prospérité matérielle il se plaint de vivre dans la solitude, « tout à fait comme un naufragé jeté sur quelque île déserte et entièrement livré à lui-même » (p. 31). La Providence le prendra au mot en réalisant littéralement la prédestination inscrite dès l’origine dans le « discours […] véritablement prophétique » (p. 6) de la mise en garde paternelle. Ces épreuves préparatoires, avertissements surnaturels non entendus et avancées dans l’itinéraire de désocialisation, aboutissent logiquement au « vrai » naufrage et à l’entrée dans l’absolue solitude. Séparé de ses compagnons (« je ne les revis jamais, ni eux ni aucun vestige d’eux, si ce n’est trois chapeaux, un bonnet et deux souliers dépareillés » (p. 47), Robinson renaît violemment à lui-même après avoir traversé la mort au jour anniversaire de ses vingt-six ans ; naissance adamique sous une identité adulte, mais dans un lieu sans rapport avec l’Éden de Leguat. Subi et prévisible car prédéterminé, son retrait « hors du monde » échappe à l’opposition binaire exclusion/sécession. Ce qu’il rejette de l’ordre existant est seulement la médiocrité de la « condition moyenne » et le plan de carrière dressé pour lui par son père. Au premier examen la « fortune de mer » qui l’amène dans l’île relève de l’arbitraire du romancier. Mais rien n’est arbitraire au sein de ce récit dont le genre de l’« autobiographie spirituelle » puritaine à la Bunyan est le modèle.Dans le temps de l’écriture, la perspective panoramique du narrateur autobiographe restitue la cohérence secrète de faits apparemment contingents, inaperçue du personnage agissant dans le temps de l’aventure, et laisse apparaître, sous les « bigarrures » illisibles du hasard, la « marqueterie de la Providence » évoquée en conclusion (p. 299). Le dessin, si l’on peut dire, était aussi un dessein ; le roman s’achève lorsque le personnage est devenu capable de le déchiffrer parce qu’il a rejoint le narrateur et peut restituer le sens de ce qu’il a vécu, désormais conscient du but voulu pour lui par Dieu.

Centrée sur un espace, l’île déserte, la seconde phase du scénario de la retraite est également évolutive et même contrastée, le même lieu portant successivement (et parfois simultanément) les significations antagonistes de l’asile et de l’exil. L’opposition établie chez Leguat entre l’île-Paradis et l’« affreux » îlot-prison n’a pas spatialement d’équivalent ici ; c’est le regard qui change, la conversion (religieuse) de Robinson entraînant une « conversion » (axiologique) du sens - négatif, puis positif - attribué à l’île. L’« île du Désespoir » initiale ramène à la barbarie de l’état de nature selon Hobbes et au dilemme de la lutte pour la survie (manger/être mangé, soit le risque de périr de faim et celui des « bêtes dévorantes », p. 48) le naufragé qui en vient à reprocher à Dieu de l’avoir sauvé, puisque, dit-il, « ma délivrance était affreuse » (ibid.). Toutefois, comme un signe que l’île lui adresse, la découverte d’une source laisse entrevoir une évolution possible du regard, concrétisée par l’aménagement d’un double

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Voir David Blewett, « The retirement myth in Robinson Crusoe : a reconsideration », dans Studies in the Literary

refuge – « une grotte sous terre » et « une tente sur le sol » (p. 59), le tout caché des éventuels envahisseurs et fortifié d’enceintes infranchissables. Ce qui revient, dans une île toujours hostile, à délimiter une « île dans l’île » faisant office de périmètre de sécurité relative. « Agréablement caché et à l’abri de tout danger » (p. 83), l’habitant du terrier expérimente ainsi, toujours sur le fond d’une angoisse obsidionale diffuse, quelque chose qui s’apparente au bonheur de la retraite.

Le thème du refuge est en relation avec la géographie symbolique de l’île et l’appréhension morale de ses espaces. Le héros s’aperçoit bientôt qu’il a élu domicile dans la partie la plus ingrate (p. 87). Plus tard, explorant l’intérieur, c’est dans un paysage idyllique, où poussent à l’état sauvage les fruits les plus variés, qu’il est un instant tenté de s’installer (p. 100). S’il décide finalement d’y aménager seulement une « maison de campagne » sans compromettre sa délivrance en s’éloignant de la côte, c’est aussi que ce décor trop édénique ne s’accorde pas à l’exigence pénitentielle dont la conscience s’éveille en lui. La valorisation de l’île comme retraite - donc sa conversion du négatif au positif - progresse parallèlement avec la conversion religieuse. L’île-prison, lieu d’expiation et peut-être plus tard de rédemption, remplit désormais une fonction positive éclairée par la lecture de la Bible (p. 97-98). Glissant d’un désir de délivrance matérielle à une espérance de libération spirituelle, Robinson tout à la fois s’ouvre à la reconnaissance de sa double culpabilité – désobéissance au père et oubli de Dieu -, justifie la nécessité de l’île comme instrument de son salut personnel-, lui confère enfin cette fonction de reconstruction de soi associée à la troisième phase du scénario de la retraite. La nouvelle positivité de l’île trouve son symbole dans l’épisode où, entraîné vers le large à bord de sa pirogue, il lutte pour rejoindre son « île solitaire et désolée » devenue « le lieu le plus séduisant du monde » (p. 139). Le bonheur paradoxal de la solitude implique aussi le rejet du siècle. A l’instar de Leguat et pratiquement dans les mêmes termes, le grand développement sur lequel s’achève la quatrième année du séjour (p. 128 à 133) célèbre les vertus morales de l’économie autarcique, la substitution de la valeur d’usage à la valeur d’échange, l’équivalence naturelle du désir et du besoin, tout cela opposé aux artifices ou aux corruptions de la société (« je considérais alors le monde comme une terre lointaine où je n’avais rien à souhaiter, rien à désirer », p. 128-129), paraphrasant pareillement les textes de référence néo-testamentaires ou patristiques du contemptus mundi (Luc, 16, 26 ; I Jean, 2, 16 ; saint Augustin, Confessions, l. X, ch. 28 à 43) . Cette anticipation du bonheur de l’au-delà (et plus seulement de l’Éden retrouvé) que dispense au nouveau converti la retraite de l’île devrait en toute logique justifier qu’il remercie la Providence de l’y avoir conduit et renonce pour toujours à rejoindre ce qu’il appelle « la perversité du monde » (p. 129). Or, intellectuellement

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