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CHAPITRE 3 – L’ART CULINAIRE AU XIXE SIÈCLE : LA FONDATION DU RESTAURANT

3.2 LE RESTAURANT : UN ESPACE DE RÉCEPTION

Après plus de deux siècles de modernisation culinaire et l'important apport de Carême à la condition sociale du cuisinier qui rivalise avec les artistes, l'avènement du restaurant apparaît être l'effet et la cause d'une nouvelle culture gastronomique.

Entendons-nous sur le terme même d' « avènement » du restaurant. Certes, on élabore un lieu dédié à la restauration qu'on nomme « restaurant » mais l'histoire nous rappelle qu'il existait bien des modes de consommation différents trois siècles auparavant4. Dès le Moyen-âge par exemple, on relate la consommation de petit pâté de viande dans des auberges ou des hostelleries qu'on commande au pâtissier pour une somme extrêmement

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CHAMPION, ibid, p.38.

2 Une définition assez pertinente que l'on retrouve sur le site du chef étoilé Eric Guerin (http://www.eric- guerin.fr/plats-signatures/) qui a conservé ses plus belles signatures culinaires sur son site web.

3 Voir l’assiette en annexe 7. 4

modeste ; on relate aussi la corporation des métiers de bouche en catégories pour distinguer les types de produits préparés et mis à la vente dans les rues. Si ce mode de consommation est assez éloigné de la nouvelle expérience que propose le restaurant, on peut dire qu'il est à la base de cette « espèce de révolution » qui fait sortir l'individu de la sphère privée : « La grande cuisine, d’une certaine façon, sort des salons privés aristocratiques et descend dans la rue1 » « Restaurant », curieux nom que l’on donna d’abord au ragoût de viande revitalisant destinés aux grands malades qui cherchaient à recouvrer la santé. Au milieu du XIXe siècle, un dénommé Duval qui était boucher de profession aurait été à l’origine du débit de ces restaurants en ouvrant le premier bouillon populaire de la capitale française. Ne sachant que faire de la viande de bœuf invendue, il décida de l’accommoder sous forme de bouillon pour permettre aux travailleurs et aux bourses modestes de s’offrir un repas nourrissant. Notre restaurant serait le digne héritier de cette tradition qui à l’origine proposait pour la première fois de venir déguster des bouillons et des poules bouillies dans un lieu spécifique où le client tant grand que petit était le bienvenu.

Le Restaurant du XIXe siècle n’a cessé d’évoluer en élargissant le choix des mets proposés, en insérant radicalement la cuisine au sein du domaine public et en se distinguant des autres établissements par le décor luxueux environnant l’expérience gustative de l’individu. Pouvoir manger seul en toute tranquillité et à tout moment de la journée est la nouvelle facette du luxe qu’offre le Restaurant : l’exclusivité d’une table s’accompagne d’une attention toute particulière de la part du maître des lieux qui est en mesure d’identifier et de fidéliser sa clientèle. Le passage de la collectivité du repas à l’individualité de la dégustation pourrait être apparenté au passage du repas familial à la commercialisation des préférences. L’invitation n’est plus nécessairement de mise pour faire un bon repas, on peut aisément sortir du cadre privé pour consommer quotidiennement des plats élaborés dans un cadre public où l’on paie au même titre que tout inconnu qui se présente, un repas plus ou moins copieux moyennant un prix.

De fait, le mangeur qui n’est autre qu’un consommateur ne vient plus uniquement pour manger, il vient chercher un certain confort de table, une expérience précise du repas qu’il ne peut faire nulle part ailleurs, car chaque Maison2 propose un style et une cuisine unique. C’est le siècle du Café Anglais et du Café Riche à Paris où tout l’Europe

1RAMBOURG, op.cit., p.192.

2 Nous soulignons. Par « Maison » il faut entendre un restaurant à part entière. On retrouve d’ailleurs souvent

des « suggestions de la maison » ou encore « des recommandations de la maison » dans les menus qui personnalisent l’accueil du client qui doit se sentir comme chez lui dans un foyer chaleureux.

s’empresse d’aller écouter les ragots de la capitale autour d’un plat chaud. Si les plus illustres adresses restent des tables privées au début du siècle1, le cuisinier ne peut plus se contenter de vivre grâce aux Grands qui contribuaient en partie à institutionnaliser les établissements français au rang des meilleurs de l’époque. Du XVIIIe siècle au bouillon du XIXe siècle sans oublier les grands restaurants gastronomiques, le Restaurant au fil de son évolution devient un véritable fait de société. Le Français fusionne si bien avec l’acte de manger au restaurant qu’il fait de ce moment une pratique culturelle à l’origine même de notre réputation mondiale.

Tout comme dans l’art, le cuisinier du XIXe siècle se doit d’être ouvert à toute la société. Son succès se joue sur les jugements des premiers venus, sur l’argent qu’ils dépensent et sur la figure émergente du critique initiée par Grimod de la Reynière dès le début du siècle (1800-1812).

Quel lien peut-on établir entre la critique gastronomique et l’émancipation des restaurants au XIXe siècle ?

Nous avons abordé toute la spécificité de cette figure dans le domaine des goûts au XVIIIe siècle, et notamment avec Hume et son principe de variation des goûts. Mais, nous n’avons pas particulièrement abordé la contribution de Grimod au champ culinaire contemporain. S’il est considéré aujourd’hui comme le père de la critique gastronomique, c’est parce qu’il a été un élément précurseur notamment dans l’analyse de nos moments de table, nos expériences gustatives des produits de qualité2. Insensiblement, la manière dont il a passé en revue les bons et les mauvais restaurants du XIXe siècle dans la presse gastronomique (L’Almanach (1803-1812) ; Le Journal des Gourmands et des Belles ou

l’Epicurien français, (1806)) est le terreau qui permet aujourd’hui aux bloggeuses

culinaires d’exercer une profession reconnue dans le milieu du fooding ou encore aux sites de classement des meilleurs adresses d’exister grâce aux consommateurs (nous pensons à

TripAdvisor par exemple, etc.). Si Antonin Carême critique ouvertement Grimod sur son

prétendu apport à la gastronomie de l’époque qu’ils partageaient, nul ne peut refuser le fait

1 Stendhal, Alexandre Dumas ou Alfred de Musset fréquentaient le Café anglais, ce qui nous invite à penser

la place du « petit peuple » dans ce genre d’établissement.

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GRIMOD DE LA REYNIÈRE créa « un jury de dégustateur » qui se réunissait autour de produits et de mets déposés par des fournisseurs. Le but était de donner des « légitimations » qui approuvaient ou désapprouvaient les produits présentés à chaque dégustation ; cela permettait de donner au public une certaine lisibilité de ce qu’il consommait. Les conclusions du jury étaient publiées dans son ouvrage majeur, l’Almanach des Gourmands (1803-1812).

qu’il ait fait réfléchir les cuisiniers sur bien des aspects de leur pratique et notamment sur l’image de marque à vendre que représente la cuisine.

Il est capital de remarquer que c’est aussi la première fois que des gourmets entrent dans l’intimité d’un établissement pour « juger » les modes de préparations des produits et la performance des arts de la table qui sont à l’origine d’une réalisation susceptible de recevoir une appréciation, un succès sans pareil. Le critique précède donc la figure du cuisinier-artiste qu’on consacrera plus tard : il se contente d’être un client mystérieux qui juge plus l’atmosphère du lieu qui l’entoure que l’assiette réalisée par un cuisinier en arrière-plan. Tel est le paradoxe qu’on pourrait remarquer à l’époque sur cette émancipation. Le cuisinier opère dans l’ombre des sous-sols là où la salle du restaurant, au niveau supérieur, est le véritable lieu du spectacle et de l’ornementation. Pourtant, le critique a un rôle essentiel pour le Restaurant. Il consolide ou désintègre le potentiel du cuisinier indépendamment des moyens financiers qu’il possède pour ouvrir un lieu dédié à sa propre cuisine. Il n’y a pas que ce qui se trouve dans l’assiette et « la scénographie » qui est susceptible de faire pencher la future adresse du bon côté. Le critique institutionnalise le restaurant grâce au pouvoir du « dire » qui surpasse sa simple expérience vécue de l’assiette et de l’espace : le critique gastronomique comme le critique d’art instaure un système de valeurs et codifie la réception de son expérience dans un espace voué au public. En gastronomie, il fait plus ou moins grandir l’image du Cuisinier aux yeux des consommateurs. En art, il fait vendre les œuvres de l’Artiste coté dans le monde artistique. La rentabilité de l’entreprise qu’est devenu le Restaurant conduit (sans surprise) à transformer la pratique du cuisinier pour renouveler son image au regard des autres grands noms de la gastronomie. La cuisine, telle une œuvre d’art, est dépendante d’une reconnaissance perpétuelle que Champion place sous la dictature du « Nouveau »1, ce qui mène le cuisinier à redoubler d’efforts dans son processus créatif. Ce qui est « nouveau » nous interpelle. La nouveauté attire parce qu’elle nous rend curieux, curieux de savoir ce que le cuisinier à créé comme assemblage de saveurs, comme présentation d’assiette. Mais si le nouveau nous attire d’abord par l’intitulé extravagant de la carte, il est peut-être un principe moteur dans le processus d’élaboration de l’assiette.

Quels liens pourrait-on finalement établir entre le produit et le cuisinier lui-même qui cherche à revenir au plus près de la saveur originelle de l’aliment ? Si nous avons souligné toutes les spécificités de l’art culinaire du XIXe siècle qui s’ouvre sur la fondation

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du Restaurant, c’est dans le but d’ouvrir cette étude à l’art culinaire contemporain et au phénomène culinaire qui tous deux ne cessent de s’étendre et qui touchent bientôt nos propres modes de représentation du réel et nos corps lorsque nous faisons de nos propres repas, des moments d’exception. Sur ce point, le goût kantien, qui s’enracine dans un héritage parfois cartésien où la dualité entre le sujet et l’objet persiste, nous a directement menés vers l’absence d’une pensée du goût gustatif corporel. Le mérite d’avoir été l’un des derniers philosophes à penser le goût n’a finalement pas entièrement porté l’enjeu du Goût dans sa dimension corporelle. C’est de cet ultime constat dont nous partirons avec l’ontologie de Merleau-Ponty qui s’inscrit contre cet héritage moderne en redonnant, dans son esthétique de l’art et du sensible, une place centrale à la corporéité dans notre rapport au monde, à la créativité de l’artiste et du cuisinier. L’apport de cette pensée sera primordial au sens où nous relierons l’avènement de cet acte culinaire à la conception merleau-pontienne du corps pour penser un dialogue vivant entre les performances artistiques qui mettent en jeu l’aspect éphémère de leurs créations et la cuisine qui participe inconsciemment au même type de processus créatif. De même, si cette nouvelle forme de cuisine touche le plus grand nombre, ne nous sentons-nous pas comme un acteur essentiel au cœur de ce que nous mangeons ? Le cuisinier cherche t-il à entrer consciemment dans le domaine de l’art ou lie-t-on sa pratique à l’art indépendamment de sa volonté ? Quels enjeux philosophiques y aurait t-il si nous éclaircissions le processus créatif culinaire ? Ce sont bon nombre de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans un second moment de cette étude animé par la place qu’occupe la cuisine dans notre actualité et par la réponse possible de la philosophie pour comprendre les changements de cette pratique et son avenir.

II

L’acte du cuisinier : artification, éthique et politique du

Chapitre 4 – Corps et cuisine : une approche phénoménologique du