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CUISINE ET PATRIMOINE : VERS UNE MARCHANDISATION DE LA GASTRONOMIE ?

CHAPITRE 5 – LA DIMENSION ÉTHIQUE ET POLITIQUE DE LA CUISINE

5.2 CUISINE ET PATRIMOINE : VERS UNE MARCHANDISATION DE LA GASTRONOMIE ?

Sur la question d’une véritable culture du manger, un certain nombre de restaurants vouent aujourd’hui un culte au locavorisme4

dans une abstraction symbolique. Ces quelques cuisiniers qui font de ce phénomène leur fonds de commerce et non un préalable à leur créativité sont assurément à écarter de notre recherche, tout du moins en ce qui concerne leur utilité au sein de cette partie. Des cuisiniers comme Michel Guérard, Marc Veyrat ou encore Paul Bocuse avant ce phénomène ont été les premiers à respecter l'authenticité et la traçabilité des produits qu’ils présentaient à leur clientèle. Ferran Adrià, déjà cité auparavant, a également suivi ce mouvement avec sa cuisine moléculaire. Au fond, qu’est- ce qu’être « locavore » ? Le terme est apparu pour la première fois en 2005 grâce à Jessica Prentice5 qui l’a utilisé lors de la journée mondiale de l’environnement à San Francisco. Construit autour des termes « loca », tiré du vocable latin « locus » signifiant lieu et « vore » issu de « vorare » manger avidement ou dévorer, le locavore est littéralement

1 « L’opération « Goût de France/Good France », lancée le 19 mars [2015] sur les cinq continents, avec

l’appui de Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, a largement dépassé les objectifs initiaux en faisant participer le même jour, dans 160 pays, 1 500 restaurants à l’élaboration d’un repas à la française. Nous avons mesuré à cette occasion la réalité de l’influence de la gastronomie française dans le monde ». Ce passage est extrait de la tribune d’Alain Ducasse et Joël Robuchon dans Le Monde intitulée « Des projets de loi sur la restauration inapplicables » paru le 22/04/15. [consulté en ligne le 10/04/17]

2 Sur la dimension politique de la gastronomie voir le petit opuscule de Kilien STENGEL, Petite philosophie

du plaisir et du goût, « La gastronomie est-elle politique ? », Paris, Bréal, 2010, pp. 59-60.

3 « Nous devons nous féliciter de la prise de conscience des pouvoirs publics, après de trop longues années de

silence, de l’importance de notre gastronomie pour le rayonnement et l’attractivité de la France à l’international. » assurent les deux chefs dans leur tribune précédemment citée.

4Le locavorisme est un mouvement qui prône la consommation de nourriture produite dans un rayon allant de

0 à 250 km maximum autour de son domicile.

5 Jessica PRENTICE, « The Birth of Locavore », Oxford University Press, 2007. Article en ligne : https://blog.oup.com/2007/11/prentice/ [consulté le 10/04/17]

« celui qui dévore le lieu ». Pour la première fois, le consommateur ne mangeait plus des choses mais il mangeait des lieux. La figure du locavore fait nettement écho au terroir que nous avons abordé précédemment, alors que le mouvement s’est démocratisé en France, pays où nous l’avons vu, le patrimoine culinaire est hautement considéré. Cette omniprésence de la valeur du fait culinaire sur notre sol est si importante qu’en 2010 le repas gastronomique des Français a d’ailleurs été inscrit au patrimoine culturel et immatériel de l’UNESCO. Que penser d’une telle inscription de notre gastronomie au rang d’un classement mondial ? Pourrait-on encore parler de patrimonialisation culinaire au regard de la marchandisation du phénomène ? Sept ans plus tard, l’historienne Julia Csergo1, responsable scientifique du dossier de candidature, s’est interrogée sur le sens de cette inscription ou tout du moins sur ce qu’elle a apporté aux Français, à la France et aux professionnels de la gastronomie. Pour Csergo, la France n’a malheureusement pas su pleinement saisir une telle opportunité. Le pays n’a reçu cette inscription que comme un « couronnement » de sa gastronomie, ou comme une « médaille en chocolat2 », en ignorant l’enjeu promotionnel et protecteur de notre diversité culturelle. En effet, l’historienne a compris que cette inscription était un outil de gouvernance internationale et que nous ne devions pas oublier que le patrimoine immatériel s’incarnait toujours dans une matérialité. Dans la constitution du dossier, Csergo explique qu’il a été essentiel de mettre en avant les producteurs sans qui il ne peut y avoir de bonne cuisine. Bons produits, bonne cuisine pourrions-nous dire, il est vrai. Ce point relatif au patrimoine agricultural français n’a pourtant pas convaincu les dirigeants politiques qui cherchaient à servir leurs propres intérêts. À travers le prisme des producteurs, l’UNESCO n’a d’abord pas accepté le dossier sous prétexte qu’il faisait l’objet d’une exploitation mercantile pour les produits et le tourisme culinaire français. Or, Csergo remarque à juste titre que dans tous les autres dossiers déposés par d’autres pays, il était question d’un plan de valorisation commerciale : l’auteure parle finalement d’un mystère dans la validation des dossiers. Cette inscription, précisons-le a été inversement une grosse opération de communication pour les grands chefs français qui ont tenté de s’approprier le classement de la gastronomie à des fins

1 Julia CSERGO, La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ?, Manger-Penser,

Chartres, Menu Fretin, 2016. On peut citer aussi l’excellente intervention de l’auteure dans l’émission On ne parle pas la bouche pleine le 5 mars 2017 sur France Culture autour de l’exception agriculturelle. Disponible ici : https://www.franceculture.fr/emissions/ne-parle-pas-la-bouche-pleine/pour-lexception-agriculturelle

[consulté le 10/03/17]

2 Csergo utilise clairement ces mots dans l’émission de radio pour parler du classement du repas

mercantiles. Cette gastro-diplomatie n’a servis que les intérêts des chefs étoilés - qui représentent une infime partie des consommateurs français – en oubliant les producteurs et les artisans qui participent activement à la vie quotidienne des citoyens et de la gastronomie.

À travers cet exemple de patrimonialisation de la gastronomie, nous avons vu que le patrimoine a un rôle précurseur dans la construction identitaire et sociale de l’individu qui cherche à s’inscrire dans un ensemble d’objets culturels porteurs d’une part de l’histoire et de l’identité d’un pays qu’il convient de conserver en tant que citoyens. Finalement, pour en revenir au mouvement locavore, il semblerait que l’objectif principal soit de sauvegarder un certain patrimoine alimentaire s’inscrivant plus généralement dans une démarche de conservation du patrimoine à la fois immatériel (symbolique, culturel) et matériel (terroir, localisation).

Pourquoi le respect de la saisonnalité des produits illustre-t-il la naissance de cette patrimonialisation et de cette éthique du culinaire ? On peut assurer que le cuisinier est « un transfigurateur de son terroir1 », pour reprendre la formule de Benedict Beaugé. Lui seul est susceptible de faire parler ce terroir si énigmatique d’où il en extrait un certain langage au fil des saisons. Transformer l’invisible et le méconnu en œuvre d’art, tel est le pari du cuisinier contemporain. La cuisine de chaque chef est dépendante d’un patrimoine qui supporte difficilement le voyage. Gagnaire est peut-être l’exception qui pourrait renverser cette règle mais, au fond que serait Marc Veyrat sans la Haute-Savoie, Michel Bras sans son plateau d’Aubrac, Loiseau sans la Bourgogne ?

« Caroline Champion : - On entend beaucoup parler aujourd’hui de « saisonnalité » et de « respect » du produit ; or, il me semble que ces termes rencontrent la particularité de votre approche de la cuisine, vous qui, depuis dix ans, travaillez à inclure le jardin dans votre processus de création.

Alain Passard : - Effectivement, dans la cuisine légumière, ce qui est merveilleux c’est la saisonnalité ! Chaque année, l’Arpège propose cinq à six cuisines différentes, qui évoluent avec le rythme des saisons. Et ma créativité puisque dans ce que la nature a mis en place d’elle-même. Lorsque l’on respecte ce rythme en cuisine, cela « fonctionne » dans le fond de la casserole2 (…) ».

La saisonnalité est un fait temporel qui permet deux choses. D’une part, elle permet au cuisinier de restreindre son champ d’action à une palette de produits éphémères qui ne se trouvent que sur certaines périodes de l’année. Alain Passard l’a très bien compris, c’est d’ailleurs la ligne qu’il s’est fixée à l’Arpège, son restaurant qui n’a perdu aucune de ses

1 BEAUGÉ, Aventures, op.cit., p.178. 2

étoiles lors de sa transition au végétal. Au printemps par exemple, le cuisinier se procure des asperges qui ne poussent que sous des conditions climatiques printanières.

« Ca commence à déraper quand on croise les saisons, quand on mélange le printemps et l’hiver par exemple (…) penser à tous les produits tout au long de l’année, c’est se perdre. Pour moi, une tomate représente cinq mois de travail, entre le moment de la semence et celui de la récolte. Tandis qu’en hors-sol, il ne faut que cinquante jours !1 »

Sur ce principe, cela contribue à faire bouillir la créativité intérieure du cuisinier : la création devient un véritable jeu ou un défi que le cuisinier va chercher à surmonter pour stimuler son imagination, consolider ses compétences d’adaptation. Dans une autre perspective, on peut dire que la volonté de cuisiner à travers le choix de produits de saison, c’est aussi de partager ce qui se fait de meilleur autour de soi, dans le lieu et au moment où l’on opère : le cuisinier possède un accès privilégié aux matières qu’il prépare, ce que la plupart des amateurs ne peuvent pas toujours se permettre.

D’autre part, la saisonnalité permet aussi au cuisinier de placer sa pratique dans un souci éthique et écologique. En effet, de nos jours, cuisiner un produit du continent asiatique représente une certaine « empreinte carbone », une certaine quantité de CO2 dégagée pendant le transport. Tout cela est à notre sens mûrement réfléchi dans les intentions d’un chef. En cela, la saisonnalité est peut-être prioritaire vis-à-vis des effets de modes culinaires où l’on constate qu’un produit méconnu (et souvent rare) doit absolument apparaître dans une assiette de saison sous prétexte qu’il est en vogue. Il découle de cette priorité un problème assez récurrent dans la manière de penser une assiette : doit-on « respecter » le produit en appliquant un minium de changements ou est-il préférable de transfigurer le produit en laissant entrer divers éléments périphériques qui subliment l’élément principal ? Loin de toute querelle, nous n’entrerons pas au sein du débat.

Remarquons toutefois que la saisonnalité est un monde possible, un autre regard porté sur le monde au travers de l’une des nombreuses formes que peut avoir la cuisine : « Si vous tuez un animal, il est tout à fait normal de le manger en entier » affirme le chef Fergus Henderson, à l'origine du phénomène « nose-to-tail » qui consiste à consommer un produit dans son intégralité : viande, légumes et herbes aromatiques sont les principaux éléments qu'il transforme sous diverses textures avec différents modes de cuisson. Les raisons qui motivent cette démarche sont gustatives, mais surtout durables. Depuis 1994, on retrouve à la carte de son restaurant du cœur de veau, canard ou agneau, des fanes de carottes, etc.,

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des produits qui illustrent parfaitement la durabilité, le respect de l'environnement et surtout l'absence de gaspillage alimentaire.

Qu'est-ce qui engage finalement un cuisinier dans une démarche éthique ou politique si ce n'est le terroir, l'utilisation de produits de saison et le concept ou le type d’approche de la cuisine qu’il propose ? Le cuisinier ne doit-il adopter qu'une posture engagée face à l'environnement ou est-il en train de devenir un acteur de prévention pour des clients devenus « consom’acteurs1 » ? Nous avons choisi d’interroger spécifiquement le concept de terroir pour nous confronter au fait réel qui parcourt actuellement notre société : notre rapport à la nourriture tend à être étroitement modelé, cela, à des fins qui nous dépassent. L’ambigüité du concept de terroir en était l’illustration à l’endroit où nous oscillons souvent entre une exigence d’authenticité (à la recherche d’un temps perdu) et une envie profonde de découvrir le monde sous les coups de fourchette de la modernité et des enjeux commerciaux liés à une économie capitaliste. Par ailleurs, les exemples que constituent le vin et le fromage n’ont pas été choisis au hasard. C’est autour d’eux que le système des appellations d’origine s’est mis en place. Enfin, nous avons questionné le processus de patrimonialisation qui s’est répandu dans notre culture alimentaire bien avant le dépôt de candidature du Repas gastronomique des Français au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Ce repas, classé au patrimoine de l’humanité, nous a permis de constater qu’il ne fallait en aucun cas sous-estimer les enjeux matériels et politiques d’une telle nomination, notamment au regard d’une susceptible réappropriation du phénomène. De fait, « c’est à porter au crédit de l’UNESCO que de nous sensibiliser à la nécessité de mieux identifier et mettre en valeur ces dimensions « immatérielles » de notre culture2 ». Il est évident que la dimension éthique et politique de la cuisine étudiée sous divers aspects reste non exhaustive : elle s'ouvre ici et ne doit pas s'arrêter à un simple état de fait. Les productions culinaires et artistiques, appréhendées sous leur aspect éphémère, nous ont permis de faire surgir l’éthique de l’esthétique. Artistes et cuisiniers ont été les médiateurs d’une proposition anticapitaliste. Les premiers ont pensés avec l’Eat’art le rôle du périssable contre une logique du progrès et les deuxièmes ont fait de leur production une alternative à la logique linéaire et commercial du marketing qui n’a pas perçu les enjeux supérieurs de cette nomination patrimoniale. De fait, nous avons vu grâce à Merleau-Ponty que cette expérience vécue renouvelée, n’inscrivait pas uniquement le cuisinier dans

1 Issu de la contraction des mots « consommation » et « acteur », le consom’acteur est un individu qui prend

conscience de son rôle et de son importance en faisant de la consommation un acte politique.

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l'espace comme un corps mais qu’il était lié à son environnement et déterminé à produire du sensible par le détour de l'assiette. Par conséquent, nous ne pouvons pas explorer la spécificité de ces dimensions de la cuisine sans maintenant penser le contexte actuel de la profession, de l’apprentissage à la pratique et l’esprit de l’art culinaire contemporain qui participent à l’élargissement du prisme sous lequel nous pouvons étudier la cuisine.

III

Chapitre 6 – Comment distinguer l’artiste du cuisinier, le cuisinier de