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CHAPITRE 6 – COMMENT DISTINGUER L’ARTISTE DU CUISINIER, LE CUISINIER DE L’ARTISTE ?

6.1 UN DIALOGUE AVEC L’ARTISAN

Sur la base de notre étude parallèle des concepts d’art et de cuisine, nous sommes en mesure de questionner la manière dont le discours relatif à l’art culinaire contemporain s’est constitué. Il nous manquait peut-être un exemple flagrant du bouleversement qu’a vécu la sphère culinaire ces dernières décennies en faisant « l’objet […] d’une médiatisation hyperbolique1 » : nous proposerons une analyse de ce phénomène accompagné de la récente exposition CookBook. En ce sens, la réflexion de Caroline Champion nous a également permis d'initier un premier palier réflexif ancré dans l’histoire tant artistique que culinaire qui annonçait en filigrane le double renversement dont il est va être question ici : l'artiste devenant cuisinier et le cuisinier devenant artiste.

Au même titre que J.-P. Jouary qui a dédié son travail au processus créatif du cuisinier- artiste qu’est Ferran Adrià, Champion explique très clairement que les conditions de possibilité d’un « art culinaire » sont à rechercher dans le processus d’autonomisation de la cuisine elle-même. Cette position explique peut-être le choix du titre de son ouvrage : Hors

d'œuvre, pour faire référence à ce petit plat, ce léger ragoût que l'on sert toujours avant les

entrées, avec les potages. Cette petite œuvre finalement qui illustre parfaitement le statut parfois secondaire de la cuisine dont nous avons volontairement retracé les justes contours. Bien sûr, les recherches de la philosophe ont permis d'enrichir notre réflexion problématique tout en questionnant déjà la démarche qui nous a conduits à élaborer ce mémoire de philosophie sur la cuisine. Puis, son apport nous a renseignés sur un autre état de fait. La recherche au sujet de la cuisine n’était pas inexistante ou restreinte à certaines sciences humaines et sociales, comme nous avons pourtant pu le croire dès le commencement de nos travaux. En effet, nous avons constaté qu’une large réappropriation de l’objet culinaire œuvrait dans la plupart des domaines de notre société : art, médias, éthique, politique, écologie, etc., ce qui emplit considérablement le statut du cuisinier, figure centrale prise dans cette toile d’araignée pluridisciplinaire. C’est la raison pour laquelle, tout en disposant simultanément la cuisine sous un œil artistique et l'art sous un œil culinaire en interrogeant le pâtissier Pierre Hermé ou le photographe culinaire Thomas

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Duval1, Champion a récemment été la source d'une idée : interagir avec les professionnels du monde de la cuisine au sujet des relations entre arts et cuisine.

En contact avec l'école hôtelière de Grenoble et quelques figures de la profession, nous avons pris l'initiative d'organiser des entretiens avec des enseignants de cuisine, des restaurateurs et des étudiants autour de la thématique de cette étude2. Nous avons volontairement choisi des profils et des statuts différents pour constater des nuances dans les témoignages recueillis et par là même, éviter de tomber dans un propos d’où tout contraste serait absent. En amont de cette étude, nous tenions d’ailleurs à rappeler que Marc Mounier, enseignant de philosophie dans cet établissement, proposait déjà des rencontres philosophiques et œnologiques aux étudiants désireux d'échanger autour de leur pratique.

En effet, cette ouverture aux professionnels et enseignants du secteur culinaire va nous permettre d’enrichir notre étude de l’exposition CookBook dédiée à la cuisine en enquêtant sur la relation art et cuisine. D'autre part, grâce aux différents points de vue que nous avons relevés suite à ces entretiens, ce dialogue initié entre la philosophie et la cuisine a largement permis de dépasser la distinction entre théorie et pratique à la base même de nos représentations ou du moins en ce qui concerne les catégories de la philosophie comme celles de la cuisine. Nous avons donc décidés de nourrir cette réflexion avec des interviews qui ont été transcrites et représentées en annexe ; aussi ai-je choisi de proposer un questionnaire embrassant diverses perspectives3. Les réponses à ces questions doivent enrichir l'hypothèse ouverte de notre étude, à savoir qu'il y a une nouvelle conceptualité de la cuisine où les cuisiniers sont des performeurs qui participent à la réflexion philosophique tout en faisant de la cuisine un objet d’art contemporain. C’est en tissant nos donnés à la portée de l’exposition artistique que nous déduirons tout le potentiel de cette démarche interrogative. L’hypothèse, qui va se nourrir tout au long de ce chapitre d’un véritable cas d’étude, doit laisser transparaître un éclatement potentiel des catégories de

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Champion et le photographe T. Duval s’entendent sur le fait que la photographie culinaire est dans l’incapacité de donner le goût propre de l’assiette par son médium qui repose sur la vue. Sur ce point intéressant, voir CHAMPION, op.cit., pp. 133-144.

2 Des entretiens ont été menés avec Pascal NOIR (Ancien professeur de cuisine et actuellement chef des

travaux du lycée technologique hôtelier de Grenoble), Michael PISSETTY (Professeur de cuisine en Bac technologique et BTS à Grenoble), Florian POYET (Chef et propriétaire du Restaurant Badine à Grenoble, membre actif de l’association Isère Gastronomie) mais également des étudiants de BTS Hôtellerie- Restauration comme Geoffrey AGLIATA (Cuisinier chez Christophe Aribert, les Terrasses d’Uriage près de Grenoble).

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pensées qui régissent le métier de philosophe comme la profession de cuisinier, cela dans le but d’édifier un pont auparavant inexistant.

Pour donner vie à ces pratiques qui dialoguent secrètement, nous avons décidé de faire de l'exposition intitulée « Cookbook : l'art et le processus culinaire » l'un des principaux cas d'étude de ce mémoire. Du 18 octobre 2013 au 19 janvier 2014 s'est déroulée cette exposition au Palais des beaux-arts de Paris sous la direction de Nicolas Bourriaud. Cette exposition n'a pas pour ambition la représentation de la cuisine dans l'art, mais plutôt celle d'ériger la création culinaire au rang d'art, telle la peinture ou la sculpture par exemple. Un constat qui parfois semble être entré dans les mœurs mais qui est en réalité limité par un « mur invisible » qu'entretiennent les deux mondes que sont l'art et la cuisine. Lors de ces entretiens, nous avons pu observer quelque chose d’extrêmement intéressant. Les cuisiniers voient leur profession comme scindée en deux où l’on retrouve d’un côté le cuisinier lambda, le « cuisto », l’artisan et de l’autre, le cuisinier-artiste, le chef starisé.

« Pour la plupart des cuisiniers, on ne parle pas de « grand chef ». On parle de « cuisto » quand on parle de cuisinier et derrière ce vocabulaire on a toujours tendance à dévaloriser la profession. Le fait de pouvoir exposer, cela peut permettre de dire que chaque cuisinier apporte sa pierre à l’édifice, chacun peut avoir cette graine qui peut germer et qui peut être mis en avant, en dehors d’un cadre ou d’une origine purement élitiste. Le cuisinier « lambda » souffre énormément du fait de ne pas être reconnu par rapport aux bienfaits que peut apporter sa cuisine rudimentaire. Je pense notamment au caractère apaisant, roboratif, rassasiant de cette forme de cuisine. Le fait de placer la cuisine ou des préparations aux yeux de tous permet de valoriser davantage ces métiers-la et reconnaître la cuisine comme une entité à part qui repose sur autre chose qu’un besoin primaire d’alimentation. Sur la démarche de consommer ou pas l’aliment, cela me dépasse un peu ; s’il y a un cheminement intellectuel (comment, pourquoi ?) peut-être que ce serait intéressant mais je ne suis pas formé à cela. Si vous me mettez face à une peinture moderne, je ne saurais pas où l’artiste veut en venir. S’il y a cette explication pour le spectateur, ça peut être intéressant, oui1 ».

Ainsi, remarque également Bourriaud : « La plupart des chefs, prudents, intériorisent d'ailleurs cette différence : avant tout, expliquent-ils, ne sont-ils pas des commerçants, des artisans plus ou moins inspirés, des officiers de bouche ? Leur art n'est-il pas lesté, à la base, par la nécessité de plaire au client2 ? ». Au même titre que Bourriaud, Pissetty nous

explique qu’il y a une forme de souffrance chez les cuisiniers qui ne sont pas mis sous les feux des projecteurs. On tend à perdre la simplicité de la cuisine dans la mesure où l’on ne cesse d’élever la cuisine à un rang supérieur, voire élitiste, de la société. Le principe de la cuisine, au sens général, est bien de répondre à une certaine attente de la clientèle. Qu’elle

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Extrait de l’entretien du 6 juin 2016 avec Michael PISSETTY, professeur de cuisine.

2Cookbook : L'art et le processus culinaire. Palais des beaux-arts, exposition du 18 octobre 2013 au 9 janvier

2014, Nicolas Bourriaud (dir.), Beaux-arts de Paris, Paris, ENSBA, 2013, p. 15. Nous noterons C.B pour les initiales Cookbook sur les prochaines notes.

soit dans l’attente de déguster ou bien d’assister à une véritable performance, il semblerait que le principe soit le même. De fait, Bourriaud termine ce passage en comparant les débuts du cinéma d'un Méliès à l'état actuel artistique de la cuisine. Une comparaison de plus qui rapproche l’émancipation de la cuisine au phénomène de l’art pour l’art. En ce sens, le fait de permettre ce glissement de la cuisine vers l’exposition permettrait de conjuguer tous les aspects de la cuisine, tous les types de réalisations pour insister sur le fait que « chaque cuisinier apporte sa pierre à l’édifice », qu’actuellement chaque style de cuisine nourrit le statut artistique de la cuisine. Nous avons des raisons de douter que les attentes du client soient le principal frein à l'artification du culinaire. Le commissaire de l’exposition voit comme un handicap la nécessité organique de l'alimentation que l'on peut différencier en quelque sorte de la pratique culinaire artistique, qui n'est pas un besoin vital, c'est-à-dire qui ne renvoie pas à une nécessité organique. De fait, je peux manger un plat cuisiné industriel sans y voir une performance artistique ou un attrait esthétique. On parlerait néanmoins d’un produit « cuisinier » bien que le mot « cuisine » ne soit pas employé ici sous son meilleur aspect.

En marge de cette nécessité organique qu’on retrouve à travers le fait de s’alimenter, il semblerait que la vague de jeunes chefs qui opèrent aujourd’hui dans la profession revienne aux principes intermédiaires que sont le plaisir et les émotions à donner aux clients. Une capacité hédonique qui pourrait représenter pour eux le véritable caractère artistique de leur pratique, l’aspect le plus sensible de ce qu’ils font :

« Il y a une nuance entre se nourrir et manger une assiette (…) ; la cuisine pour moi est un métier où il faut donner de l’émotion aux clients. Il faut qu’ils soient là pour s’éclater, c’est de la convivialité que nous offrons. Je ne me vois pas comme un poète mais je me vois comme un cuisinier qui prend beaucoup de plaisir, et tout ce que je fais me plaît. Tout ce qui me plaît, j’espère que ça plaira à mon client. Pour l’instant ça fonctionne… 1».

Loin de contenter de simples attentes, le cuisinier cherche à guider le client à travers ses propres envies, son propre regard sur les produits qu’il se passionne à combiner, préparer, sublimer. Le client est central dans le processus créatif du cuisinier, mais il n’est pas à l’amont de celui-ci ; il est essentiellement attendu au bout du cheminement qui anime le cuisinier créateur. Si le cuisinier entraîne le client dans son sillage culinaire et dans son univers gastronomique, il gagne le pari qu’il s’était fixé en ouvrant son adresse : partager quelque chose de sensible.

1 Extrait de notre entretien du 15 mars 2017 avec le chef Florian Poyet du restaurant Badine autour du rôle

« Quand j’arrive à surprendre un client sur une petite touche sur une assiette, j’ai réussi mon pari de tous les jours1 »

Paradoxalement, le cuisinier que nous avons interrogé sur le but de sa pratique a insisté sur l’importance du critère visuel dans sa cuisine. Généralement, il semblerait que nous cherchions à faire deux choses de l’image du cuisinier contemporain. D’une part, comprendre la démarche du cuisinier à travers des catégories propres à l’art. Puis, considérer le cuisinier comme un artiste tandis qu’il ne se sentirait pas une seule seconde comme tel. Rapprocherait-on sa pratique à l’art du moment que l’assiette produite se trouverait être une « œuvre d’art » pour lui ? Soulignons ce problème au regard d’une question posée sur la hiérarchie des sens dans la création.

« Il faut qu’une assiette soit visuellement une œuvre d’art. Je travaille pour que mes assiettes donnent envie, que ça tape à l’œil. Et le goût, c’est la chose la plus importante : dans le goût on va retrouver du moelleux, du croustillant, de la couleur, de la sensibilité avec des petites touches inédites2 »

D’un côté, le but ultime du jeune chef serait de procurer des émotions à la clientèle par l’agencement des goûts (« il faut donner de l’émotion »). Mais, d’autre part, il semblerait que l’aspect visuel de l’assiette soit tout aussi primordial dans l’élaboration de ses assiettes (« il faut qu’une assiette soit visuellement une œuvre d’art »). On pourrait dire ici que Poyet ne cherche en aucun cas à être reconnu à titre d’artiste, ou du moins consciemment : « Je ne me vois pas comme un poète » assurait t-il précédemment. Ce qui est pertinent dans cette analyse, c’est l’interprétation que l’on est tenté de faire des productions culinaires sous le prisme des catégories artistiques : on retombe sur la beauté comme une essence de la gastronomie qui nous a permis d’interroger ici le glissement interprétatif qui s’opère dans la pratique culinaire d’un jeune chef de cuisine.

Notre précédente enquête révèle que la plupart des cuisiniers ne cherchent pas essentiellement à être artiste dans leur démarche. Cette dernière insère plutôt un travail et des productions au cœur du problème que posent l’interprétation de « l’œuvre d’art » et le plaisir qu’elle doit provoquer à une personne qui est tout à la fois client, « consom’acteur », spectateur et critique.

1 Dans l’entretien, Poyet explique très concrètement que le but ultime de sa cuisine est de surprendre le client

dans un acte de partage, un acte qu’il qualifie de « convivial ».

2 Nous avons interrogés Poyet sur les rapports entre arts et cuisine pour alimenter la problématique de