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CHAPITRE 3 : ORIENTATIONS THÉORIQUES ET CADRE CONCEPTUEL

3.5. N ATION ET RACIALISATION AU SEIN DE LA CONJONCTURE NÉOLIBÉRALE

3.5.4. La nation comme quête d’un « home » sécuritaire

3.5.4.2. Ressentiment et entitlement

Aujourd’hui, une pluralité de travaux en sociologie du nationalisme et du racisme fait appel au concept de ressentiment attribué au sociologue allemand Max Scheler et à son analyse de l’envie et de la volonté de vengeance en lien avec le sentiment de perte de pouvoir (Wells et Watson, 2005; Hewitt, 2005; Skey, 2011; Fenton, 2012; Mann et Fenton, 2009, 2017; Essed et Hoving, 2014; Ghorashi, 2014; Knuckey et Kim, 2015). La politique du ressentiment et sa rhétorique de victimisation de la majorité bloquent la délibération sur les injustices réelles pour plutôt cultiver l’hostilité à l’endroit de groupes identifiés comme étant responsables de la situation d’abus perçue (Engels, 2010). Cela procède par l’exaltation du « Nous » national représenté par le peuple, les travailleurs, les contribuables, la majorité silencieuse. À travers les sociétés du Nord, un mélange de cadres xénophobes et néolibéraux stimule et puise dans le ressentiment des classes populaires et moyennes blanches en différenciant le « vrai » peuple, défini en termes nativistes et culturalistes, de deux groupes, l’un interne, soit les élites, les bureaucrates, les intellectuels, etc., et l’autre externe, soit les immigrants, les réfugiés, les musulmans, etc. (Wodak, 2017). Si les premiers sont perçus comme membres de la société de référence, ils sont exclus de l’idée du peuple, régulièrement accusés de conspirer avec les autres externes contre ce dernier dont les anxiétés sont ignorées.

Vron Ware (2008) propose une sociologie du ressentiment afin de saisir les rapports entre nation et classe au sein des majorités ethniques blanches. Si elle écrit d’abord sur le contexte britannique, ses propos s’inscrivent dans un contexte transnational où les majorités blanches dont les identités nationales s’enracinent dans le colonialisme expriment leur anxiété à l’endroit des immigrants représentés comme des bénéficiaires illégitimes des ressources sociales aux dépens des majoritaires. Le ressentiment devient une idée politique quand il renvoie à une émotion collective exprimée en réponse à la menace perçue des conditions du groupe

majoritaire. Deux dispositifs de cadrage du discours de ressentiment sont identifiés, soit la justice (fairness) et l’ouverture (openness) : « The argument runs that immigration often arouses resentment among the poorest sections of the population. This is either because it offends their (British) sense of what is fair, whether in terms of distribution of resources or attention, or because they feel their generosity is being abused » (2008 : n/p).

Le foyer du ressentiment des membres du groupe majoritaire est la nation et plus particulièrement l’État-providence. Dans un contexte où la critique de gauche de la globalisation et de l’individualisme néolibéral se rapproche de ces discours nativistes (Valluhan, 2017), le sentiment d’exclusion et la menace de déclassement statutaire des travailleurs et contribuables blancs sont mis au service d’une compréhension de la défense de l’État providence qui implique l’idée d’une communauté ethnique unifiée et solidaire. Il s’agit là d’une illustration de l’appartenance gouvernementale où les majoritaires revendiquent la nation comme leur home et se posent en gestionnaires de l’espace national. Leur entitlement structure les discussions sur les frontières de la communauté à travers les questions à savoir qui reçoit quoi et pourquoi (Garner, 2012 : 13). L’idée d’injustice (unfairness) est un cadre majeur de racialisation contemporain qui part de la doxa néolibérale selon laquelle les ressources seraient limitées et en déclin. Ce cadre est ancré dans ce que Garner appelle l’idée d’entitled nation et repose sur la perception d’une distribution illégitime des ressources matérielles et symboliques permise par les élites nationales politiquement correctes142 qui favorise les minorités au détriment des « vrais » nationaux143.

Dans un contexte où les gouvernements réitèrent le message que l’État est endetté, que la capacité de payer diminue et que les coupures sont nécessaires en raison du manque de capitaux, l’entitlement devient un marqueur de différenciation entre nationaux méritants et étrangers non méritants. Qui plus est, les membres des classes supérieures sont virtuellement invisibles, protégées par l’idéologie néolibérale individualiste et méritocratique (Garner, 2016 : 84). Ces

142 Pour Garner, ce qu’il appelle le « Political correctness gone mad » constitue un cadre en soi, mais il est

étroitement lié à celui de l’injustice puisque le politiquement correct serait le mécanisme discursif la rendant possible (2016 : 15).

143 Cet entitlement national peut être examiné empiriquement à travers les discours des membres du groupe ethnique

majoritaire en lien avec le concept d’« économie morale de la blanchité » qui s’inspire de l’économie affective de Ahmed (Garner, 2012, 2016). Par économie morale, Garner entend le fait les comportements éthiques servent à distinguer les Blancs des non-Blancs et des plus ou moins blancs alors que la blanchité n’est pas nommée et

discours faisant appel aux idées de mérite et de droit (entitlement) sont aussi caractérisés par la revendication voulant les membres de la majorité doivent être priorisés pour toutes les formes de ressources étatiques, et ce, même s’ils ne contribuent pas adéquatement au trésor public (Garner, 2016 : 66). Ainsi, l’idée de l’entitled nation est indissociable des questions « que fais- tu? » et « qui es-tu? ». En dernière instance, la seconde semble primer sur la première, si bien que les membres du groupe majoritaire qui ne contribuent pas sont tout de même considérés comme des membres méritants. Malgré une distribution inégale de la valeur nationale au sein des frontières nationales, même les personnes au statut le plus bas peuvent revendiquer ce capital face aux étrangers, ce qui permet de saturer les divisions internes et d’accroître le bien-être des membres de la nation (Thobani, 2007 : 21).

Le cadre discursif de l’injustice exprime aussi le sentiment d’être évincés de chez soi, de passer derrière les étrangers sur son territoire national (Garner, 2012 : 6). Dans les discours de ressentiments, l’absence de mérite des étrangers s’appuie aussi sur des arguments assimilationnistes découlant d’un sentiment de voir son mode de vie menacé par les Autres qui imposeraient leurs façons de faire (Garner, 2010 : 10; Fenton, 2012 : 472). Les élites libérales ne sont pas seulement accusées d’abandonner les citoyens ordinaires à leur sort socioéconomique, mais aussi de compromettre l’intégrité de leur culture et de restreindre leur liberté d’expression, ce qui se traduit notamment par le sentiment de ne plus se prononcer sur l’immigration et d’affirmer leur identité nationale sans se faire traiter de racistes (Mann, 2012). Suivant Hage, ce ressentiment observé aujourd’hui ne résulte pas d’une structuration inégalitaire de la société en soi, mais il est plutôt une caractéristique des sociétés qui promettent l’égalité, mais qui échouent à la servir. Qui plus est, la question centrale est celle de la légitimité de la distribution des ressources et de l’attention. L’objet de dénonciation est le « plus » perçu que les étrangers auraient par rapport à la majorité. La dimension émotive que cette dénonciation abrite est étroitement liée à la race comme à la classe :

Where racial privilege is felt to be under threat or in decline, usually when linked to a sense of indigeneity or loss of a way of life, there is no possibility of putting the clock back and restoring things to the way they once were. The affective attachments that Hage and others have identified within societies where whiteness has historically conferred some sort of guarantee of belonging and entitlement present an opportunity for political mobilization in the name of white supremacy, however that resonates locally (Ware, 2008 : n/p).

Il importe de souligner que l’appartenance gouvernementale qui s’exprime sur le mode du ressentiment n’est pas limitée aux classes populaires. Si la position de classe a certainement son influence, la rationalité économique ne peut être tenue comme seul facteur et il faut plutôt analyser les articulations entre les instances économiques, politiques et culturelles. En effet, les politiques néonationalistes ne trouvent pas seulement leur appui au sein de la fameuse « white working class », mais séduisent aussi différents segments de la classe moyenne (Valluvan, 2017a ; Antonisch, 2017). Les orientations des majorités ne découlent donc pas simplement des conditions matérielles et il importe de les connecter au statut et à la trajectoire (Wells et Watson, 2005 : 262).

Il apparaît effectivement plus adéquat de penser en termes de trajectoires de classe au sens bourdieusien pour théoriser le rapport entre ressentiment et appartenance nationale chez la majorité ethnique dans un contexte de formation d’un sentiment de frustration quant à la direction que prend le changement social (Mann et Fenton, 2009, 2017). Alors que la population qui expérimentent une mobilité sociale descendante aura tendance à exprimer des sentiments de frustration et d’abandon et à voir la nation comme échouant à offrir les récompenses matérielles et symboliques qui lui sont dues, la population de classe moyenne professionnelle qui connaît une trajectoire ascendante aura tendance à exprimer un sentiment de contrôle sur sa destinée et à avoir dédain du « nationalisme vulgaire » pour plutôt avoir une attitude positive à l’endroit du multiculturalisme (Fenton, 2012 : 480).

Comme notre étude s’intéresse aussi bien aux discours « négatifs » que « positifs » par rapport aux migrations et aux minorités, il importe de saisir les liens entre différentes orientations envers la nation au sein de la majorité ethnique. Fenton (2012) considère par exemple que les figures de « resentful nationalist » et de « liberal cosmopolitan »144 sont

relationnelles, la première se constitue en se différenciant de la seconde et vice-versa. En d’autres termes, les conceptions de la communauté nationale chez la majorité, qui se construisent en lien avec l’immigration et la « diversité », doivent être analysées de manière relationnelle avec les différenciations internes au sein des majoritaires, ce qui signifie que l’analyse de nos données doit aussi porter attention aux représentations des majoritaires sur les

factions idéologiques rivales parmi les membres de la communauté imaginée. La figure du nationaliste plein de ressentiment fait valoir que le pacte entre travailleurs et nation à travers l’État-providence a été brisé puisque la protection et les bénéfices seraient désormais accaparés par des étrangers alors que les nationaux légitimes sont ignorés, trahis. Les élites multiculturelles sont rendues coupables de cette trahison. Chez les représentants de cette orientation, les bénéfices de l’État qui sont dus et perçus comme étant illégitimement octroyés aux Autres au détriment de « Nous » ne sont pas qu’économiques : « The nation could be for “us” but too often fails to offer either material (i.e. welfare, employment, security) or psychic rewards » (Fenton, 2012 : 480). Inversement, l’orientation libérale-cosmopolite est le fait d’une perception positive du changement social. Si les immigrants peuvent tout de même être problématisés, les problèmes sont vus comme pouvant être dépassés par des politiques d’intégration empreintes de tolérance et d’acceptation de la diversité sous le signe d’une nation civique. Le langage ceux qui sont en compétition pour les ressources de l’État diffère donc de celui des autres qui observent la compétition et formulent davantage leurs inquiétudes à partir du point de vue de payeurs de taxes (Garner, 2012 : 9; 2016 : 65).

Les discours populaires sur l’immigration et la nation font appel à des éléments culturels et économiques qui sont difficilement dissociables. Contre la vision dichotomique des rapports entre la classe et la nation, Garner montre que les membres des différentes classes mobilisent un répertoire commun de ressources culturelles racialisées et expriment des anxiétés économiques et culturelles largement similaires, bien que ces expressions soient infléchies par leurs positions de classe. Les scripts et lieux communs sont largement partagés à travers les frontières de classe et de genre, les musulmans étant le groupe identifié le plus souvent comme un problème d’intégration (Garner, 2010, 2016). Par opposition, le « Nous » est représenté comme travaillant, honnête, respectable et comme ayant contribué au système de sécurité sociale, ce qui devrait garantir un traitement prioritaire mérité. On ne peut réduire la xénophobie et le racisme du nationalisme de ressentiment à une simple rationalité économique. La construction de l’altérité menaçante prédate ces expressions d’anxiétés en contexte de crise économique et le recours aux arguments de nature économique est étroitement lié à la perception d’insécurité culturelle :

What Balibar (1991) labels « crisis racism » is an outcome of the long-term reification of themes, and of what Ahmed terms « sideways movement » between meanings imposed on subjects that eventually works like metonyms; immigrant becomes asylum-seeker becomes threat; immigration becomes problem (drain resources, threat to culture) […]. these iterative sideways movements that end up making the terms stick to each other function to sustain a crisis that is actually unrelated to the national economic situation (Garner, 2016: 99).

D’ailleurs, le désir de restreindre l’accès à l’État social pour les immigrants est indépendant du niveau réel de dépendance à l’État de ces derniers et que la perception du fardeau économique est davantage l’effet de représentations construites stimulant la perception de différence et de menace culturelles (Koning, 2013 ; Kymlicka, 2015).

Au-delà de la question de contribution financière, la représentation des étrangers comme moins méritants relève aussi de leur position au sein de la hiérarchie des appartenances. Le sentiment de perte de statut de la part des majoritaires qui considèrent qu’ils devraient être le cœur normatif de la nation est amplifié par le fait que l’État est vu comme favorisant des individus qui non seulement appartiennent moins qu’eux, mais qui refusent de s’intégrer, l’intégration étant conçue comme un choix individuel d’adaptation culturelle. Plus encore, le nationalisme de ressentiment avance que les étrangers abusent de « notre » hospitalité, qu’ils visent à nous imposer leur culture, en somme les relations de pouvoir sont inversées (Garner, 2016 : 128). Ce sentiment commun prend implicitement source dans l’idée que la nation est un corps naturel où les « premiers » résidents peuvent se prévaloir du droit naturel d’expulser de leur territoire les étrangers jugés indésirables. Bien entendu, cette idée est d’autant plus saugrenue dans un contexte de colonialisme blanc d’occupation comme le Québec où les « premiers » sont les peuples autochtones qui sont encore subordonnés à l’ordre colonial.

Suivant Garner, nous abordons ces discours de victimisation comme partie prenante de la patrouille des frontières nationales où la blanchité n’a pas besoin de s’affirmer explicitement, mais structure les hiérarchies d’appartenance (2016 : 139). Certes, les facteurs économiques participent des dynamiques discursives nationalistes contemporaines, mais, suivant l’approche hallienne, nous les saisissons dans leurs articulations avec les autres instances et non comme déterminants. Si le durcissement du nationalisme est contemporain de dérégulations économiques, d’inégalités grandissantes et de la montée des sentiments d’insécurité – ce qui n’est certainement pas une coïncidence, il n’en demeure pas moins que les appels à l’identité

nationale résonnent aussi durant les périodes de prospérité et à travers les divisions de classe145.

Ainsi, il nous faudra analyser nos données en les situant de leur contexte macro-économique tout en sondant comment l’idée de nation et les représentations d’altérités significatives façonnent les compréhensions de et les réponses aux forces matérielles146 (Valluvan, 2017a).

145 Les partis d’extrême-droite européens ont connu une forte poussée électorale dans la première moitié de la

décennie 2000, pourtant marquée par la prospérité et l’absence de crise économique.

146 Cela permet de rompre avec la fausse dichotomie que suggère l’explication économique entre le racisme

xénophobe et l’économique, le premier étant irrationnel et le second rationnel, une rage légitime liée aux transformations du marché du travail, à la concentration du capital et au démantèlement de l’État-providence.

Chapitre 4 : Orientations méthodologiques et épistémologiques

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