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CHAPITRE 3 : ORIENTATIONS THÉORIQUES ET CADRE CONCEPTUEL

3.5. N ATION ET RACIALISATION AU SEIN DE LA CONJONCTURE NÉOLIBÉRALE

3.5.3. Islamophobie

Le concept d’islamophobie a été contesté en raison de son étymologie n’indiquant pas la dimension racialisante (Halliday, 1999; Erdenir, 2010 ; Modood, 1997). Il va sans dire que l’étymologie du terme est problématique puisqu’elle invite à une lecture selon laquelle il ne serait question que d’une peur de l’Islam, peur d’une religion donc et non d’une catégorie ethnoraciale. Qui plus est, si le rapport du Runnymede Trust a popularisé le concept, il a contribué à légitimer les critiques en opposant de façon simpliste des vues « ouvertes » et « fermées » sur l’Islam (Allen, 2010a). L’islamophobie ne renvoie pas non plus à une peur130

individuelle, mais bien à un phénomène structurel et systémique d’altérisation, d’essentialisation et d’infériorisation des musulmans et de celles et ceux perçus comme tel (Garner et Selod, 2015 : 13). Dès lors, il importe d’éviter un « fondamentalisme étymologique ». À l’instar de l’usage du terme antisémitisme131 qui fait bien référence à la racialisation des Juifs

et non à une hostilité à l’endroit des peuples sémitiques (Sayyid, 2010 : 13), l’islamophobie renvoie à une racialisation similaire qui réduit les musulmans à la figure fantasmée du « Musulman » (Klug, 2012 : 678). Plus qu’une forme d’intolérance religieuse, l’islamophobie identifie ses cibles en fonction de leur ascendance non européenne (Modood, 1997 : 4).

Non seulement le marqueur religieux a-t-il un rôle central dans le racisme culturel, mais la religion musulmane est étroitement liée à l’émergence du racisme au cours de la reconquista du 15e siècle et de la colonisation à travers l’exclusion et la subordination des musulmans

(Grosfoguel et Mielants, 2006; Rana, 2007; Meer, 2013b). Si la critique des doctrines religieuses n’est pas raciste, il reste donc problématique de soutenir que l’islamophobie ne saurait être une forme de racisme puisqu’il est question de religion et non de race. Cela est paradigmatique de

130 Comme le note bien Hage (2016), réduire l’islamophobie à la peur est aussi problématique d’un point de vue

critique dans la mesure où cela favorise l’adoption d’une posture réconfortante : les citoyens « apeurés » des sociétés coloniales occidentales ont besoin d’être rassurés quant au fait qu’il s’agit de menaces fictives et qu’ils n’ont donc aucune raison de s’inquiéter. Cela mène alors à une évacuation des dynamiques coloniales et nationalistes contemporaines et limite la conceptualisation de l’islamophobie comme mode raciste de défense de l’ordre colonial ou national.

131 Dire que l’islamophobie ne peut être une forme de racisme parce qu’il n’est pas question d’une race ignore le

fait que l’existence d’une catégorie raciale ne précède pas le racisme, c’est le marquage au sein de rapports de domination qui enferme des individus dans une catégorie raciale obscurcissant les différences internes, pourtant reconnues aux majoritaires (Guillaumin, 2002).

la réduction du racisme au naturalisme racial et de l’évacuation des dominations coloniales où la culture occupait un rôle central. Cette opposition discursive entre race et religion est particulièrement présente dans les contextes nationaux où la présence musulmane est problématisée comme menaçant la laïcité132. L’argument est alors que ce ne sont pas les

musulmans qui sont visés, mais plutôt la religion. Or, suivant Geisser, si l’islamophobie est effectivement une religiophobie, elle « constitue bien une forme de racisme antimusulman profondément "moderne" » (2003 : 11). En fait, s’il peut être aisé de séparer franchement race et religion en théorie, dans la réalité sociale, les hostilités basées sur l’ethnicité, la culture et la religion sont difficiles à départager lorsque sont ciblés les musulmans. Qui plus est, comme le notent bien Meer et Modood, personne ne choisit de naître dans une famille musulmane ou d’avoir des origines ethniques que les non-musulmans associent automatiquement à l’Islam, indépendamment de la religiosité réelle (2009 : 345).

Nous maintenons donc le concept d’islamophobie en précisant qu’il s’agit d’une forme de racisme spécifique (Modood, 2005, Meer, 2013a ; Garner et Selod, 2015). Nous retenons à cet effet la définition de Hajjat et Mohammed : « l’islamophobie correspond au processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane, dont les modalités sont variables en fonction des contextes nationaux et des périodes historiques. Il s’agit d’un phénomène global et genré » (2013 : 20). Comme le souligne cette définition, la dimension genrée est effectivement capitale. Les femmes portant le foulard sont des cibles privilégiées des discours et actes islamophobes (Meer, Dwyer et Modood, 2010 ; Chakraborti et Zempi, 2012 ; Bracke et Fadil, 2012 ; Rosenberger et Sauer, 2012). Les nombreux débats à travers les sociétés occidentales sur le port du foulard permettent de racialiser à mots couverts les populations musulmanes en faisant de ces femmes les représentantes d’une opposition civilisationnelle aux principes de laïcité et d’égalité entre les hommes et les femmes. Tel que noté par Bourdieu en référence à l’« affaire du voile » de 1989 en France, le recours aux principes de liberté, de laïcité et de libération de la femme permet de

132 Dans l’espace francophone, le terme est régulièrement attaqué par des les courants conservateurs et laïcistes

autoritaires qui l’accusent de masquer des motivations islamistes. Contre l’idée voulant que le mot soit l’invention d’islamistes iraniens ciblant les femmes qui refusent le port du foulard, les premières utilisations du terme sont le fait d’orientalistes et africanistes français du début du 20e siècle en référence à la construction des musulmans

donner « une réponse autrement inavouable » à la question latente à savoir si les immigrants originaires de pays musulmans doivent être acceptés sur le territoire national (2002 : 305). Notons que cette représentation de « la femme musulmane » comme devant être libérée implique nécessairement une stigmatisation de l’homme musulman. Dans la continuité des représentations coloniales et orientalistes, ces femmes sont vues comme des victimes à sauver (par des Blancs) des hommes de leur communauté. Ce faisant, leur agentivité est niée et elles sont réduites au rôle d’instruments de la domination des hommes musulmans tout en étant posées comme représentant une menace civilisationnelle pour la modernité occidentale (Bilge, 2010b : 18). L’islamophobie est en cela un exemple contemporain patent de l’historicisme racial. Non seulement le musulman appartient-il à une civilisation culturellement différente, mais il est aussi situé dans un stade antérieur à la modernité, figé dans la tradition religieuse. La conceptualisation par Goldberg de la figure du musulman en contexte européen est à ce propos fort éclairante. Il traite alors de la « figure du musulman » pour bien marquer la construction de l’idée de l’Autre racialisé. Notons par ailleurs l’accent mis sur le masculin :

The figure of the Muslim has come to stand thus for the fear of violent death, the paranoia of Europe’s cultural demise, of European integrity. For the fear for the death of Europe itself. The Muslim image in contemporary Europe is overwhelmingly one of fanaticism, fundamentalism, female (women and girls’) suppression, subjugation, and repression. […] He is a traditionalist,

premodern, in the tradition of racial historicism difficult if not impossible to modernize, at least without ceasing to be “the Muslim.” […] If religiosity in the West – in the US in particular – has become radically individualized and commercialized, religiosity for Islam is seen as collectivized, radicalized, masculinized. The Muslim signals the death of European secularism, humanism, individualism, libertinism (Golberg, 2009: 166).

Si la femme musulmane est généralement associée à la soumission, l’homme musulman est dépeint comme agressif et violent, un fanatique religieux qui rejette la modernité occidentale et qui est motivé par l’expansion de l’Islam, bref un djihadiste.

En définitive, on peut parler d’islamophobie quand on quitte le terrain de la critique légitime des religions pour entrer dans celui de la construction du « problème musulman » où l’enjeu est la présence des musulmans sur le territoire national (Mohammed, 2014; Hajjat et Mohammed, 2013). La racialisation des musulmans est alors considérée comme étant fonctionnelle à la reproduction des frontières des identités nationales blanches occidentales. Comme le notent bien Morgan et Poynting, s’il n’existe pas de réponse unique et fixe à la problématisation des musulmans et que les analyses doivent toujours restées attentives aux contextes nationaux, les

paniques morales autour de l’Islam sont aussi à saisir relativement à la construction d’un sentiment de menace à une communauté imaginée transnationale dite occidentale :

While recognizing local conjuncture, peculiarities and distinctiveness, and of course conscious agency, if we do not grasp the big structures and processes, the global patterns and the forces that shape them, we have no context for understanding the lived and the local and no way of explaining the astonishing similarities between one local Islamophobic panic and another, from one western, first-world nation to the next (Morgan et Poynting, 2012: 5).

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