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CHAPITRE 3 : ORIENTATIONS THÉORIQUES ET CADRE CONCEPTUEL

3.5. N ATION ET RACIALISATION AU SEIN DE LA CONJONCTURE NÉOLIBÉRALE

3.5.2. La figure de l’immigrant et la menace culturelle

Les « nationalismes défensifs » contemporains sont caractérisés par des formes de racisme culturel qui condensent dans un même discours les questions de race et d’ethnicité avec celles de l’appartenance culturelle et nationale. Ce racisme culturel est dans la continuité des formes dominantes antérieures de racismes, c’est le langage racialement codé privilégié qui a changé (Hall, 1993 : 357). Nous l’avons vu, la culture était déjà au cœur du racisme colonial et on aurait alors tort de parler d’un « nouveau racisme ». Il s’agit plutôt d’une transformation dans les modes discursifs hégémoniques où le terme glissant de « culture129 » fait un travail idéologique,

qui, à défaut d’être nouveau, est réarticulé. Celui-ci demeure toujours indexé à des corps, c’est- à-dire que les individus attribuent des différences culturelles incompatibles avec la nation à des corps distingués visuellement comme déviants de la norme nationale (Garner, 2012, 2016). Les débats contemporains sur l’immigration et le multiculturalisme viennent donc donner lieu à des articulations étroites entre nationalisme, différenciation ethnique et racialisation, si bien que les

129 Les discours exclusivistes peuvent aujourd’hui réfuter les étiquettes racistes en raison de leur emprise sur le

distinctions conceptuelles entre nation, ethnicité et race sont de plus en brouillées (Rattansi, 2005).

La représentation victimaire des Blancs dans les débats sur l’immigration est aussi influencée par la position au sein de l’économie-monde et de la narration nationale du rapport à la colonisation. À cet égard, le concept d’« innocence blanche » formulé par Gloria Wekker (2016) en contexte néerlandais sied bien aussi au contexte québécois. Elle entend par là la représentation de soi comme une petite nation, juste, égalitaire, tolérante et opposée au racisme depuis toujours, sans histoire de domination coloniale significative. Une petite nation qui a une influence marginale sur les dynamiques mondiales et nécessite la protection face aux menaces externes et internes. Or, et c’est sa thèse, la construction du Soi blanc national, supérieur et « full of entitlement », de même que la différenciation entre vrais et faux nationaux repose sur des réservoirs de savoirs et de sentiments non reconnus et découlant de quatre siècles de domination coloniale et esclavagiste. Cette revendication d’innocence se déploie par une relation intime entre l’ignorance et le déni du racisme (Mills, 2007b ; Essed et Hoving, 2014)

Suivant Balibar, dans les sociétés occidentales, l’immigration est devenue « par excellence le nom de la race » (1997 : 75.). Ce que Gilroy appelle « la figure de l’immigrant » (2004 : 165) est créée et racialisée dans une conjoncture particulière, celle de la globalisation néolibérale où non seulement les politiques d’immigration discriminent entre désirables et indésirables suivant des critères de classe, mais aussi seulement certains sont perçus comme appartenant à la catégorie racialisée d’immigrants. Si la construction racialisée de la figure de l’immigrant ne peut être réduite au néolibéralisme, la conjoncture néolibérale renforce ce processus, notamment avec les discours de responsabilité individuelle masquant les origines structurelles des inégalités sociales (Roberts et Mahtani, 2010). Cette catégorie fonctionne comme un langage codé qui, par associations répétées, désigne ultimement les non-blancs (Balibar, 1997d ; Jiwani, 2006 ; Back et Sinha, 2012 ; Garner, 2010, 2012). La figure de l’immigrant en vient donc à occuper le rôle de l’Autre significatif qui menace l’idée d’authenticité et d’unité culturelle qui, comme nous l’avons vu, est intrinsèque à la logique nationaliste (Triandafyllidou, 2001 : 55).

Cela correspond donc à l’un des cadres de racialisation dominants dans les discours sur la nation, soit l’idée que l’immigration représente une menace culturelle et que l’intégration doit être possible et complétée pour espérer être considéré comme membre normal de la nation

(Garner, 2016 : 16). Le concept de cadre renvoie aux idées hégémoniques au sens gramscien qui prennent la forme de sens commun comme la doxa bourdieusienne. Dans un contexte où les références explicites à la race sont devenues taboues, le multiculturalisme est devenu l’espace discursif légitime de racialisation de l’immigration et de hiérarchisation de la bonne et de la mauvaise diversité. Comme le notent bien Lentin et Titley, si les discours de crise du multiculturalisme mobilisent un langage culturaliste plutôt qu’ouvertement raciste, culture et race ne doivent pas être artificiellement séparées dans nos analyses :

The generalizing conflations and homogenizing stereotypes derived from culture belie this distinction, and reveal how race thinking can equally be applied to the contemporary fixation with ‘culture’. This is what Stuart Hall (1997) means when he describes race as a ‘floating signifier’: rather than being an objective category, race has come over time to signify a host of differences,

or ways of distinguishing between human beings. Cultural attributes, just as much as physical ones, can come to be associated with particular groups of people, interpreted as fixed and unchangeable, effecting a racialization put to justificatory work in and through hierarchies and structures of power (2011: 62).

Formellement, limités par leurs engagements constitutionnels et le droit international, les États occidentaux ont progressivement abandonné les critères raciaux d’accès à la citoyenneté pour les immigrants (Joppke, 2005, 2007). Toutefois, l’accent sur la culture essentialisée de l’Autre et sa représentation comme potentiellement incompatible avec le libéralisme occidental montre bien que nous sommes loin d’un découplage entre race et nation. Cela se traduit par l’adoption de politiques intégrationnistes ou néo-assimilationnistes allant dans le sens d’une gouvernementalité racialisée où l’obtention de la citoyenneté par les immigrants est de plus en plus conditionnelle à l’acculturation attestée lors de tests et suivant les valeurs et normes culturelles des majoritaires (Mouritsen, 2008; Zapata-Barrero, 2009a; Goodman, 2010; Winter, 2011 : 217, Wodak, 2013). Au-delà de la simple exclusion, les minorités culturellement racialisées sont donc appelées à s’assimiler à la culture nationale dominante et sont hiérarchisées en fonction de leur capacité à le faire (Balibar, 1997b : 37-8). Essed (2005) parle d’ailleurs d’inclusion sélective en soulignant que l’injustice sociale ne se limite pas à l’exclusion de l’altérité, mais implique aussi des dynamiques de « clonage culturel » ou de « préférence pour l’identique » qui construisent des sphères privilégiées accessibles à celles et ceux qui possèdent certaines caractéristiques et servent à protéger un certain statut social. En d’autres termes, la reconnaissance de l’appartenance à la nation et le degré d’inclusion à celle-ci sont conditionnels à l’assimilation à l’habitus du groupe dominant en position de définir les conditions

d’acceptabilité. En dépit de l’obtention de la citoyenneté et même du fait d’être citoyen par droit du sol, certains marqueurs culturels ou physiologiques peuvent activer des soupçons quant à l’appartenance nationale (Miles et Brown, 2003 : 167; Thobani, 2007; Brubaker, 2010 : 73). De la question « d’où viens-tu » aux contrôles d’identité policiers, le fait que le terme « immigrant » colle aux corps des minorités racialisées nous force à reconnaître que, au-delà de l’égale citoyenneté formelle, l’appartenance à la communauté nationale est inégalement distribuée par l’articulation avec l’ethnicité et la race (Garner, 2016 : 142).

À cet égard, Hage propose une conception cumulative de l’appartenance nationale qui invite à l’analyse des processus sociaux de différenciation entre les majoritaires dont l’appartenance est incontestée et les différentes minorités racialisées. Prenant appui sur la théorie sociologique bourdieusienne, il avance que les acteurs visent à accumuler du capital symbolique pour le transférer en capital national en vue de traverser la frontière et d’être reconnus comme membres légitimes de la nation :

Within the nation, it is national belonging that constitutes the symbolic capital of the field. That is, the aim of accumulating national capital is precisely to convert it into national belonging; to have your accumulated national capital recognised as legitimately national by the dominant cultural grouping within the field (2014 : n/p).

Or, l’appartenance nationale des minorités racialisées est précaire. Peu importe la quantité de capital national acquis, la race continue de conditionner l’appartenance à la nation, car la personne racialisée est contrainte de performer sa qualité de national, de prouver culturellement son appartenance nationale. C’est que la majorité ethnique crée une barrière symbolique en naturalisant son capital, se construisant ainsi sur un mode aristocratique. Une distinction est donc opérée entre celles et ceux pour qui la possession de capital national relève d’une disposition naturelle et les autres qui ont dû acquérir ce capital qui, du fait de sa qualité acquise, est de valeur inférieure et requiert d’être constamment démontré. Les premiers sont, par essence, nationaux alors que les minorités racialisées doivent s’efforcer de faire reconnaître leur appartenance en agissant nationalement (Hage, 2014a : 65).

L’étranger n’est pas seulement celui qui vient d’ailleurs, mais celui qui est reconnu comme tel en raison de certains marqueurs (Ahmed, 2004). Peu importe l’accumulation de capital national, et donc sans égards à l’existence des différences culturelles ou axiologiques

manifestes, la non-conformité avec l’apparence du membre normal blanc de la nation le situe à l’extérieur des frontières symboliques :

The stranger becomes a stranger because of some trace of a dubious origin. Having the “right” passport makes no difference if you have the wrong body or name: and indeed, as the one who risks passing through. The discourse of “stranger danger” reminds us that danger is often posited as originating from what is outside the community, or as coming from outsiders, those people who are not “at home”, and who themselves have come from “somewhere elsewhere” (where the “where” of the “elsewhere” always makes a difference (Ahmed, 2004b : 162).

Ce qui caractérise les immigrants comme Autres significatifs est, d’une part, leur position subordonnée au sein de la société et, d’autre part, la présence de marqueurs ethniques, culturels ou raciaux. Ces deux éléments sont en relation dynamique. L’altérisation de certaines catégories d’immigrants consolide les frontières nationales en renforçant l’identité positive du groupe national tout en légitimant le statu quo quant à la distribution du pouvoir – et donc la domination socioéconomique et politique des majoritaires sur les travailleurs immigrants racialisés (Triandafyllidou, 2001 : 60, 2006 : 288).

Aujourd’hui, l’islamophobie constitue une forme dominante du racisme contemporain et structure les débats occidentaux sur ladite crise de l’identité nationale en raison de l’incompatibilité postulée des musulmans avec l’État de droit (Lentin, 2005 ; Modood, 2005 ; Balibar, 2007 ; Lentin et Titley, 2011 ; Wieviorka, 1998). Elle illustre de façon exemplaire la reconfiguration des relations entre nationalisme et racisme de par la représentation de détenteurs de la nationalité formelle comme n’appartenant pas vraiment à la nation en raison de leur différence culturelle (Miles et Brown, 2003 : 166-7). Dans le contexte actuel, la réaffirmation des majoritaires de leur statut dominant et de leur centralité au sein de la communauté imaginée se fait largement à travers l’expression d’une « appartenance gouvernementale nationale » décriant la non-assimilation des musulmans « ingouvernables » (Hage : 2011). Les discours nationalistes de défense culturelle s’inscrivent d’ailleurs souvent dans la rhétorique du conflit civilisationnel où l’orientalisme est réactualisé de telle façon que les musulmans sont dépeints comme appartenant à une civilisation non seulement différente, mais aussi culturellement incompatible avec l’Occident. Les populations musulmanes ont d’ailleurs été placées au cœur des récents débats identitaires québécois, ce qui nécessite de développer sur la question de l’islamophobie afin d’enrichir notre analyse empirique.

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