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Les concepts de pratique réflexive, d’approche par compétence ou de collaboration participent de façon systémique à la construction du discours professionnel en enseignement qui s’impose depuis déjà plusieurs décennies. En se construisant, ce discours détermine ce qui entre ou non dans l’imaginaire collectif des enseignants (et de la société en général) et par le fait même, dans la définition de leur identité professionnelle. Sans être totalitaire, ce discours a quelque chose de totalisant: il n’exerce pas de coercition directe sur l’enseignant afin qu’il réalise un type de pratique ou forme un type de citoyen particuliers, mais il agit sur son identité et ce faisant, le constitue de l’intérieur. Ce discours professionnel, avec ses mythes particuliers, définit les pratiques et les discours conçus comme valables et exclut toutes sortes de pratiques ou considérations qui n’entreraient pas dans l’ordre discursif prédéfini qu’il permet de penser. Il procède d’une ontologie et d’une épistémologie particulières et a des implications éthiques et politiques qui visent à le préserver. C’est précisément la façon dont se décline l’ordre discursif propre à la professionnalisation des enseignants, au fil des traductions des acteurs, que j’ai cherché à décrire dans le chapitre précédent.

Dans le chapitre précédent, on a vu que les traductions peuvent prendre des directions multiples et relativement imprévues29. Cependant, ces traductions se conforment généralement

à une logique de performativité. Les discours courants produits pour et sur la professionnalisation des enseignants possèdent un sens (une direction) tourné vers le futur et l’actualisation d’un idéal d’efficacité professionnelle. Ce sens est dirigé par une logique de production selon laquelle des objectifs sont prescrits et les actions y menant, planifiées. En cherchant à objectiver et fixer le sens des choses dans des modèles, cette logique engendre des discours qui schématisent et dénaturent la réalité vécue. Ils participent à nier le mouvement

29 Bien entendu, la plupart du temps, il est possible de suivre les directions que prend le sens et elles ne nous surprennent pas. Mais je rappellerai ici ce que j’ai dit dans les chapitres précédents: qu’il est inhérent aux signes d’opérer de manière imprévisible, et cette imprévisibilité, elle, n’est pas relative. Cela ne veut pas dire que que nous ne pouvons jamais vraiment savoir ce que nous signifions, mais qu’il y a une indécidabilité inhérente au signe. Le langage procède d’un certain ordre, mais la

inhérent aux traductions incessantes que performent les enseignants au quotidien dans leur salle de classe. Bien sûr, ces discours demeurent importants dans la mesure où ils constituent aussi les cadres avec lesquels les êtres humains donnent un sens (une signification) aux choses. Mais leur monolinguisme peut devenir paralysant, car il conduit le professionnel à se concevoir comme un exécutant et non comme un créateur responsable, et l’empêche de se développer de façon autonome. Il peut ainsi contraindre et réduire les possibilités de pensée et d’action des enseignants.

Dans le présent chapitre, je propose de considérer la profession dans sa dimension performative. Le sens, compris non comme direction, mais comme signification, brise un instant le mouvement artificiel de la linéarité, et transcende notre volonté de tout comprendre et de rendre des comptes sur tout. Il excède la logique professionnelle traditionnelle le temps de se déprendre de son pouvoir de subjectivation. Il ouvre la voie à une autre conception de la profession dans laquelle la traduction de la recherche en pratiques cesse d’être comprise comme une transposition passive d’une langue à l’autre, mais devient une pratique transformatrice et engagée. Tout se joue dans l’interstice entre ce qui est déjà et ce qui est à venir, et c'est là que l’enseignant, en tant que traducteur, peut jouer un rôle déterminant. Bref, le présent chapitre vise à confronter l’ordre discursif dominant en enseignement à une pensée du dehors pour tenter d’inclure d’autres considérations et ouvrir le champ des possibilités de pensée et d'action.

Se trouver sur le seuil

L’enseignant, médiateur par excellence, se trouve à tout instant dans un espace de traduction, à la frontière entre ce qui a déjà été et ce qui est à venir. D’abord, il est un médiateur par excellence des savoirs existants de l’humanité et se voit responsable de leur destin. Ensuite, il est aussi le guide qui introduit les jeunes à la vie adulte et donc, qui les amène à évoluer, s’émanciper, se transformer. Il est à tout instant dans cet interstice médiateur et c’est en ce sens qu’il est maître de ce que Hannah Arendt appelle la natalité des choses. Il aide à faire advenir ce qui n’est qu’en gestation, ce qui revêt encore une ambiguïté fondamentale. Car si l’enseignant est d’abord celui qui « transmet » les savoirs de l’humanité et contribue à perpétuer les traditions humaines, il est aussi celui qui doit ouvrir la possibilité du

changement, laisser la nouvelle génération prendre possession de son avenir afin de ne pas rester soumis et dépendant de ce qui la précède. L’enseignant doit préserver tout en émancipant. Il est donc, comme le traducteur, médiateur de sens : il participe à la transmission et la création de la culture.

Pour Arendt, la natalité constitue l’actualisation de la liberté, c’est-à-dire de la capacité de faire quelque chose de véritablement nouveau, qui n’est pas entièrement prédéterminé par l’histoire ou les traditions. En ce sens, la natalité porte en elle un potentiel immense de changement, mais aussi de subversion, elle peut faire naître ce qui n’a jamais existé, ce qui n’a peut-être même jamais encore été pensé:

For Arendt, teachers operate in a space of crucial and fragile negotiations between the mature and the uninitiated, between tradition and innovation. Those already on the scene desperately need what Arendt calls the ‘natality’ of each generation of newcomers. We rely on their capacity ‘to undertake something new, something unforeseen by us’ (Arendt, H. 1961). This is because humans do not live in a natural world, but in a constructed world of projects and meanings. Without new perspectives, human meanings ossify and become meaningless signs. Without fresh infusions of hope, human projects collapse into lifeless habits. (C. Higgins, 2005 : 452)

La responsabilité de l’enseignant, en tant que traducteur, transcende le besoin de développer des compétences (linguistiques, sociales ou critiques) chez ses étudiants, car l'enseignant est responsable, non seulement de transmettre l'héritage du passé, mais aussi de créer la possibilité de l'avènement de la nouveauté afin que l’avenir puisse demeurer source d’espoir et d’attente. La posture que la thèse de la traduction exige de l’enseignant est donc de rester fermement sur le seuil qui délimite ce qui a été et ce qui est à venir, les traditions et la nouveauté, le savoir et la performance. C’est la posture du traducteur qui se trouve toujours simultanément dans une situation de souvenir et de deuil30. Or cette posture est d’une exigence considérable. Comment se tenir dans cet espace impossible? Il s’agit de maintenir la tension entre les exigences de réserve et de déploiement, de transmission et de création. L’enseignant n’est ni simplement le transmetteur d’une culture figée, ni entièrement ouvert à l’expression libre de toutes les

possibilités signifiantes, il se trouve dans cet espace limite où il veut transmettre sans soumettre.

Se trouver sur le seuil, c’est être à l’intérieur et à l’extérieur au même moment: c’est un moment d’indécidabilité. Bien entendu, l’enseignant qui se trouve devant 30 élèves, pris dans le feu de l’action, ne peut hésiter indéfiniment: il doit passer son programme. Son travail est dans l’action. Mais peut-être pas en tout temps. Peut-être peut-il être bénéfique de parfois prendre le temps de simplement être là, habiter l’espace et le temps sans chercher à les maîtriser. Se trouver sur le seuil, c’est aussi prendre ce temps, dans les moments d’indécidabilité, et laisser-faire, laisser la possibilité de l’avènement de la natalité. Peut-être y a-t-il dans cet espace de tension et d’incertitude, une composante bafouée de la profession? Il existe une qualité de l’enseignant capable de mettre en place un certain rythme d’apprentissage avec ses élèves, capacité qui ne s’acquiert qu’avec l’expérience et la sensibilité, un peu comme le musicien de jazz apprend à improviser avec d’autres musiciens grâce à la maîtrise de son instrument et surtout grâce l’écoute. Il ne transmet pas simplement un contenu à ses étudiants, il crée un espace de conversation. Il ne pose pas des problèmes aux étudiants qui appellent à la résolution, il expose des problèmes qui mettent en branle le questionnement et donc, l’intelligence. Ce rythme est tout à fait différent de celui de la planification efficace qui domine le modèle professionnel actuel. En réalité, trop de planification peut empêcher une bonne écoute et la mise en place de ce bon rythme.

Faire profession de foi

La notion de profession est chargée de sens. Les professions remplissent une fonction sociale régulatrice importante: elles se fondent sur un haut niveau d’expertise, elles donnent confiance et confèrent un statut. Mais la notion de profession peut aussi dépasser ce type de considérations. Le terme « profession » signifie littéralement « aveu public ». Anciennement, un aveu consistait en un engagement écrit d’un vassal à son seigneur, en échange d’un fief et de la protection de ce seigneur. Ainsi, dans l’expression « faire profession de foi», il y a l'idée d'une déclaration officielle et publique d’engagement au nom d’une foi, c’est-à-dire d’une croyance religieuse, d’une opinion politique ou autre. Il y a l’idée d’un engagement envers

quelque chose de plus grand que soi, et sur lequel nous avons peu de prise. C’est ce sens de la profession comme foi qui définit historiquement l’enseignement comme vocation, c’est-à-dire comme appel intérieur pour exercer un métier et comme dévouement. En ce sens, la profession de foi se double de la subjectivation d’un appel intérieur31.

Dans sa conférence prononcée à l’université de Stanford en 1998, puis traduite en français sous le titre de L’université sans condition, Derrida (2001) propose de penser l’avenir de l’université en considérant le travail du professeur comme une profession de foi. Sa réflexion porte sur le travail du professeur d’université, mais son analyse peut s’appliquer à la réalité des enseignants dans la mesure où ces derniers participent également à la médiation des savoirs de l’humanité et à la formation de la société à venir. Pour Derrida, la profession de professeur n’est pas seulement constative, suivant la distinction effectuée par J. L. Austin entre les énoncés constatifs et performatifs32, c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas simplement à transmettre un ensemble de savoirs objectifs et de compétences organisées. La profession de professeur est aussi performative : elle est une déclaration de foi. Derrida affirme :

Elle excède le savoir purement technoscientifique qui constitue la base des expertises. La profession ne renvoie pas à la compétence de l’expert ou à un ensemble de pratiques, mais elle promet d’être, elle se commet, elle s’engage publiquement, se dévoue, se donne, se met en gage et même se bat dans un acte performatif de la parole (Derrida, 2001 : texte consulté sans pagination).

Le professeur n’est pas seulement un passeur culturel des savoirs de l’humanité, de ce qui a été, mais aussi de ce qui est à venir. Il professe sa foi en ce qu’il espère pour l’homme à venir, pour l’université à venir, la démocratie à venir. Ces « à venir » ne sont pas des idéaux

31 J’aimerais souligner un point important que je n’ai pas développé dans la thèse. Il est évident que la vocation et l’appel intérieur pour l'enseignement sont largement féminins. Il y aurait une réflexion à faire sur le genre et la traduction, dans la mesure où le sens de la traduction va d’une science essentiellement mâle (des hommes experts qui gèrent l’appareil éducatif) à une pratique de l'enseignement essentiellement féminine (des femmes dans leur classe). Il y a, à la base de la domination à laquelle on cherche à résister ici (notamment celle du scientisme et de l’ethos managérial), un « phallocentrisme » évident.

32 Je rappelle brièvement que, selon Austin, l’énoncé constatif renvoie à un énoncé descriptif qui a valeur de vérité (le chien est un mammifère) alors que l’énoncé performatif en est un qui réalise son

normatifs vers lesquels nous devons tendre : ils ne sont pas encore advenus et notre pensée ne peut les concevoir ou les anticiper. Ils n’appellent pas, comme c’est le cas dans la métaphysique platonicienne, l’atteinte d’un idéal préconçu. Plutôt ils se font solliciter et engagent celui qui reçoit l’appel, comme un appel de l’au-delà, une expérience messianique difficilement exprimable. Ces « à venir » renvoient ainsi à quelque chose comme une promesse qui aurait été oubliée, dont on aurait perdu le sens, mais dont le mirage interpelle la foi et l’engagement dans un monde meilleur (mais non appréhendable). La structure de cette notion est paradoxale, explique Simon Critchley (2005 : 69), car elle possède la structure d’une promesse, mais elle a lieu ici et maintenant et non dans un futur idéalisé.

L’enseignant (ou le professeur) a des responsabilités sociales. Il a un programme à passer et des règles à suivre. Nous attendons tous de lui, en tant que citoyens, qu’il assume les responsabilités qui lui ont été prescrites avec intégrité. Cependant, l’enseignement, comme c’est le cas d’autres professions, n’est pas seulement un travail prescrit, il répond aussi à un appel, il interpelle celui qui s’y consacre, il l’engage. Or, cette dimension spirituelle de l’appel a bien peu de valeur en regard des exigences professionnelles établies, bien qu’elle ait des effets importants sur l’enseignant et son travail. En effet, l’appel de l’enseignant reflète en lui un manque à combler, un espoir à investir, une force désirante, qui vient de l’extérieur : un désir de former ce qui est encore à venir comme une promesse à remplir, une foi en la possibilité de réaliser cette promesse, à travers la formation de l’homme et de la société de demain : ses élèves et sa classe. Ce n’est pas que l’enseignant doive vivre dans la foi et l’attente d’un monde meilleur, mais qu'il doit maintenir une foi en la possibilité de ce qui n’est pas encore advenu, mais reste à venir, c’est-à-dire une ouverture sur l’impensé.

Le professeur, comme médiateur de ce qui est déjà advenu, mais aussi de ce qui est à venir est un traducteur par excellence. Il transmet la culture, les grands textes de l’histoire, les découvertes scientifiques, et par cette transmission, il participe à la production du savoir de demain. Il lui donne une couleur, un ton et un horizon de sens. Et ce faisant, il participe à forger les possibilités de l’homme à venir et de la société à venir.

Il faudra alors se demander ce que signifie « professer ». Que fait-on quand, performativement, on professe ? Mais aussi quand on exerce une profession et

singulièrement la profession de professeur? Je me fierai donc souvent et longtemps à la distinction maintenant classique d’Austin entre speech acts performatifs et speech acts constatifs. Cette distinction aura été un grand événement de ce siècle – et il aura d’abord été un événement académique. Il aura eu lieu dans l’université. D’une certaine façon, ce sont les Humanités qui l’ont fait advenir et qui en ont exploré les ressources. C’est aux Humanités et par les Humanités que cela est arrivé, avec des conséquences incalculables. Tout en reconnaissant la puissance, la légitimité et la nécessité de cette distinction entre constatif et performatif, il m’est souvent arrivé, parvenu à un certain point, non pas de la remettre en question, mais d’en analyser les présupposés et de la compliquer. Aujourd’hui encore, mais cette fois d’un autre point de vue, je finirai, après avoir beaucoup compté avec ce couple de concepts, par désigner un lieu où il échoue - et doit échouer. Ce lieu, ce sera précisément ce qui arrive, ce à quoi l’on arrive ou qui nous arrive, l’événement, le lieu de l’avoir-lieu - qui se moque du performatif, du pouvoir performatif, comme du constatif. Et cela peut arriver dans et par les Humanités. Maintenant je vais commencer, à la fois par la fin et par le commencement. Car j’ai commencé par la fin comme si c’était le commencement (Derrida, 2001: texte consulté en ligne sans pagination).

Derrida affirme que le doublon conceptuel constatif/performatif sur lequel il n’a cessé de jouer, de construire sa pensée et de déconstruire la pensée occidentale, doit lui-même être mis en échec dans la mesure où il peut, lui aussi, être contraignant pour la pensée. Et c’est le rôle de l’université, et plus précisément du professeur, de faire advenir cet échec. Le professeur doit ouvrir la possibilité à ses étudiants de penser à contre courant, non pas pour oublier ou nier le passé, mais pour ouvrir la possibilité de l’altérité, la possibilité d’une pensée du singulier, du dehors, de l’impensé, de l’à venir. Et seule la foi peut permettre au professeur de faire comme si cette pensée était possible, comme si cela avait été promis. La tâche de l’université à venir est une tâche de déconstruction : c’est-à-dire celle d’ouvrir la possibilité de l’événement. L’événement chez Derrida renvoie à l’avènement impromptu de la natalité, et n’advient que si l’on est ouvert à sa possibilité. Il surgit au milieu de ce qu’on est en train de faire sans qu’on l’ait prévu ni qu’on puisse le contrôler.

L’école et l’université n’ont pas tout à fait le même rôle. Si l’on peut facilement concevoir l’université comme un lieu de critique et de remise en question à travers la déconstruction et la célébration de l’événement, il n’en va pas de même pour les écoles primaire et secondaire. Ce sont des lieux de formation « première » de l’identité et des savoirs de base, et ces savoirs

l’enseignant de l’école primaire et secondaire est lui aussi « professeur de foi ». Bien qu’il le fasse différemment, il participe lui aussi à ce que l’ouverture à l’avènement de la natalité soit possible. Un exemple banal serait l’apprentissage de la langue ou de la lecture. Il n’advient pas suivant un plan précis. Il survient toujours comme un événement. Un jour l’enfant sait parler, lire, écrire. La confiance, la foi de l’enseignant en la capacité de ses élèves à faire advenir la natalité sont cruciales pour ces avènements. La foi se répercute sur les élèves, sur leur disposition à accueillir et faire advenir la natalité des choses.

Cet espace d’imprévisibilité par rapport à ce qui peut advenir est un espace de possibilité, mais aussi un espace de responsabilité :

Dans le lexique du « professer », je soulignerai moins l’autorité, la compétence supposée et l’assurance de la profession ou du professeur que, une fois encore, l’engagement à tenir, la déclaration de responsabilité. Je dois laisser en réserve, faute de temps, cette longue histoire de la « profession », de la « professionnalisation » qui conduit au séisme actuel. Retenons-en pourtant un trait essentiel. L’idée de profession suppose qu’au-delà du savoir, du savoir-faire et de la compétence, un engagement testimonial, une liberté, une responsabilité assermentée, une foi jurée obligent le sujet à rendre des comptes devant une instance à définir. Enfin, tous ceux qui exercent une profession ne sont pas des professeurs. Il va donc nous falloir prendre en compte ces distinctions parfois brouillées: entre travail, activité, production, métier, profession, professeur, entre le professeur qui dispense un savoir