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L’école doit donner à chacun une compétence Entrevue avec Olivier Reboul Pierre Angenot

CHAPITRE  5   : ANALYSE DES TRADUCTIONS DANS VIE PÉDAGOGIQUE 86

1.   L’école doit donner à chacun une compétence Entrevue avec Olivier Reboul Pierre Angenot

Vie pédagogique utilise souvent les entrevues avec un expert comme moyen de transmettre de nouvelles idées à ses lecteurs. L’expert est habituellement un chercheur universitaire dont la spécialité ou le champ de recherche pourrait intéresser les enseignants. Olivier Reboul, décédé en 1992, était un philosophe de l’éducation, professeur à l’Université de Strasbourg et auteur de nombreux ouvrages qui ont marqué l’éducation, notamment La philosophie de l’éducation, publié dans la collection « Que sais-je? ».

L’entrevue est une stratégie de transfert: pour transmettre efficacement le propos, on s’appuie sur l’autorité du savant et on l’adapte au public cible en utilisant un langage accessible. En décrivant les mérites du philosophe dès le premier paragraphe, on tente de susciter l’intérêt du lecteur et surtout sa confiance. Mais qui sait quel effet cette stratégie aura sur le lecteur? Sa réaction peut autant être « ah, un philosophe, intéressant! » qu’« ah non, ces philosophes, des pelleteurs de nuages! ». Le sens que prendra le texte dépendra de ses conditions de réception.

Figure 5. L'école doit donner à chacun sa compétence. Numéro 16 p. 19, 1982.

Au centre de l'image, un homme d’un certain âge ; on peut supposer qu’il s’agit du philosophe lui-même. On lui donne la parole et on montre son visage en gros plan. Le

regard est attiré sur ses lunettes. Il porte veston, chemise, cravate: il est sérieux. Puis, le titre, un exergue de l’entrevue, met sa parole au premier plan : « l’école doit donner à chacun une compétence. » Ce titre fonctionne comme une métonymie, c’est-à-dire que la phrase extraite du texte fonctionne comme une fenêtre sur l’article complet. Ce type de procédé est fréquent dans le monde médiatique, car il permet d’accentuer ce que l’on souhaite que le lecteur retienne. On dit au lecteur ce qui est important d'avance, on choisit pour lui où il devrait diriger son attention, ce qui participe à orienter le sens de sa propre interprétation.

On est en 1982. Vie pédagogique en est encore à ses débuts. L'écriture est simple, claire, directe. Le graphisme et la disposition des paragraphes sont aérés par rapport à ceux des années ultérieures : seulement trois colonnes (non pas quatre) de texte et la police est plus épaisse. En fait, c’est tout le graphisme des premières années de Vie pédagogique qui transpire la légèreté et la simplicité:

Figure 6. Images typiques de la revue au début des années 1980.

À gauche, un livre-élève pleure sa grammaire, à droite une jeune fille se cache derrière un gros livre. Les images nous disent parfois plus que le texte. Elles peuvent nous informer sur l'intention implicite du texte. Ici, les images sont simples et amusantes, comme dans les livres pour enfants. En fait, on dirait qu’elles ont été transposées directement à partir de cet univers-là. Que suggère ce style? Que produit-il comme effet

être amusants, même s’ils sont aussi intimidants. Les enseignants aussi peuvent apprendre, c’est-à-dire en lisant Vie pédagogique, mais en s’amusant, et avec légèreté. Il ne faudrait surtout pas que le développement professionnel rime avec lourdeur! Mais lorsque l'écriture enfantine survient dans un contexte où l'on s'adresse en réalité à des adultes, elle paraît un peu déplacée. Ce type de graphisme est celui que l’on présenterait normalement à des enfants parce qu’il est simple, direct, et aborde des thèmes d'éveil à la connaissance. Les dessins insistent invariablement sur l’importance d'être curieux et d'apprendre: ils représentent un livre de grammaire, une école, un questionnement, une lectrice en apprentissage. Encore ici, les images laissent transparaître une forme d'infantilisation du personnel enseignant qui encourage une culture puérile.

Vie pédagogique a demandé au professeur Reboul quelles étaient, selon lui, les finalités de l’éducation, c’est-à-dire ce que la société pouvait légitimement attendre de l’école. Reboul a répondu que l’école avait selon lui principalement deux objectifs :

former des hommes conscients, capables de réfléchir, capables de comprendre, en un mot, capables de juger […] Et ensuite, de former, à un niveau supérieur, des travailleurs compétents dans tous les domaines, sans toutefois que ce soit une formation trop spécialisée, car on ne sait jamais précisément de quel type de travailleur on aura besoin […] former des gens compétents pour juger et pour travailler (Reboul, 1982: 20).

Il y a dans cette manière de décrire la notion de compétence une approche progressiste visant l'émancipation de l’enfant. L’expression tirée du titre « donner à chacun sa compétence » signifie donner aux élèves une chance de se développer globalement avant de s’engager dans une orientation trop spécialisée. Reboul critique les polyvalentes de l’époque qui offraient des formations professionnelles dès le secondaire, rendant optionnels plusieurs cours importants pour devenir « un homme à part entière ». C’est dans cette optique progressiste, à la fois humaniste (car elle souhaite développer l’homme « complet ») et égalitariste (car elle veut donner la chance de se développer « complètement » à tous) que Reboul fait intervenir la notion de compétence. Le philosophe s’appuie sur la définition de Chomsky et affirme:

apprendre une langue, ça n’est pas apprendre un certain nombre de phrases, c’est pouvoir former un nombre indéfini de phrases ou de les comprendre, c’est développer une capacité avec tout ce que cela comporte d’imprévisible. (ibid: 20.) Selon Reboul, on peut étendre la conception de la compétence comme apprentissage d’une capacité de base à tous les domaines d’enseignement. La compétence mathématique consiste à avoir la capacité de résoudre et de construire de nouveaux problèmes mathématiques, la compétence philosophique est une aptitude à résoudre et poser des problèmes philosophiques. Au fond, dit Reboul,

c’est le fameux slogan apprendre à apprendre que je revendique. Apprendre à apprendre, c’est donner aux gens des instruments. C’est leur donner à la fois l’envie et les instruments qui leur permettront d’apprendre. (ibid : 21.)

En 1982, la notion de compétence ne fait pas encore partie des programmes officiels de formation. En ce sens, le discours de Reboul n’est pas « entaché » des discours contemporains sur l’approche par compétence. Aujourd'hui, la compétence est conçue avant tout comme achèvement, c'est-à-dire que les compétences sont prédéfinies (apprendre à réfléchir de manière critique; apprendre à communiquer clairement ses idées, apprendre à collaborer avec les autres) et appellent à être actualisées. En revanche, Reboul insiste sur la capacité comme posture humaine nécessairement inachevée et sur une attitude à adopter, une attitude d’ouverture à l’égard des nombreuses capacités que les élèves peuvent et doivent développer, et reconnaît qu’il y a dans le développement de ces capacités de l’imprévisible. Il s’écarte ainsi du schéma actuel moyens/fins selon lequel le programme d’enseignement viserait avant tout à mettre en œuvre les moyens efficaces pour faire advenir chez les élèves un certain nombre de compétences prédéfinies par le programme.

Cependant, il importe de remarquer que Reboul ne sort pas entièrement de ce schéma. Son ancrage utilitariste est plus subtil que celui des programmes actuels, mais il demeure bien présent. Et cette présence subtile permet de commencer à mettre en lumière la duplicité du langage des compétences. En effet, avec le slogan « apprendre à apprendre », Reboul avance l’idée de la possibilité de détacher une compétence de son contenu, de réduire le savoir à une

modèle, ce dont l’élève a réellement besoin, c’est la capacité de naviguer à travers la multiplicité des connaissances, et mobiliser celles qui sont opportunes au bon moment. Reboul affirme que dans le monde actuel, où les connaissances se multiplient à une vitesse fulgurante, l’élève a moins besoin de connaissances encyclopédiques que de « repères », c’est-à-dire « d’informations qui permettent de s’informer. » Par exemple, soutient-il, si on veut s’informer en hygiène alimentaire, il faut un certain vocabulaire, les repères, savoir ce que sont les lipides et les protides. Or ce raisonnement paraît contradictoire. Apprendre le vocabulaire des lipides et des protides pour avoir des repères en biologie, ce n’est pas ce que nous entendons communément par « apprendre à apprendre ». Apprendre ce vocabulaire ne revient-il pas au contraire à apprendre les connaissances de base, le langage de la discipline, et non une capacité procédurale? On voit ainsi se profiler une discontinuité entre ce que nous entendons aujourd’hui par compétence (une capacité procédurale) et la compétence (connaissances de base, fondements) dont parle Reboul. Encore là, le caractère imprévisible des secondes s’oppose au caractère prédéfini des premières. Mais dans le même texte, voire dans le même paragraphe, ces deux discours se chevauchent. Cette lecture de l’entrevue avec Reboul permet d’observer l’indécidabilité du sens de la notion de compétence en train de se jouer: signifie-t-elle fondement ou capacité générique?

Comment se fait-il que la compétence puisse signifier à la fois une chose et pratiquement son contraire? Certains diront que ces deux acceptions ne sont pas contraires. Les connaissances de base étant nécessaires à la formation des capacités procédurales plus génériques, elles sont en fait, comme le soutiennent plusieurs défenseurs des programmes par compétence, en continuité avec elles. Ainsi, la contradiction serait levée, l’ambiguïté éliminée. Cependant, est- ce vraiment le cas?

Cette indécidabilité inhérente est cause de débats virulents sur la valeur de la réforme actuelle de l’éducation au Québec. L’enjeu est grand, car les différentes acceptions ouvrent la voie à des traductions très différentes de l’approche par compétence. Par exemple, si l’objectif premier de l’enseignant est d’enseigner une capacité générique comme la pensée critique, les connaissances de base seront perçues comme instrumentales par rapport à l’objectif de base. En revanche, si les connaissances de base du langage biologique sont le premier objectif

éducatif de l’enseignant, c’est véritablement l’objet d’étude qui sera au centre de l’apprentissage. L’acquisition de la pensée critique sera une compétence qui pourra se développer au fil de l’apprentissage de plus en plus approfondi de l’objet d’étude. L’exploration de l’objet fera naître par elle-même des contradictions ou des tensions qui exigeront une appréhension critique de l’objet. En réalité, la critique peut-elle naître autrement que de cet engagement profond avec l’objet d’étude? Comment apprendre sans cet engagement, sans l'intensité qui naît du fait de s’être sérieusement frotté à un objet de connaissance spécifique?

Ce qu’il importe de garder à l’esprit pour l’instant est que l’institutionnalisation progressive de la catégorie des compétences (pour remplacer ou parachever la catégorie des connaissances) entraîne inévitablement une série de traductions. Le texte de Reboul montre bien comment le sens de cette catégorie est un enjeu important et comment il est naturellement ouvert à la traduction. Toutefois, avec l’institutionnalisation de la notion de compétence lors de la réforme des programmes de formation, on a tenté d'en fixer le sens. Or, les signes, même lorsqu’on cherche à les fixer, se traduisent indéfiniment, ce qui donne lieu à des résultats parfois surprenants. Pour observer plus finement comment ces traductions se sont opérées, je propose une analyse du dossier publié dans Vie pédagogique sur les compétences en 1999.