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ce sens que la pratique, par les actes du praticien en situation, réalise l’enchâssement de l’organisation dans l’action par une forme d’agencement dynamique [Gherardi 2016]. L’idée est de confronter aux pratiques décisionnelles les événements émergeant de l’action pour en analyser les relations. Notre objet de recherche se précise donc comme la relation

action-décision. Dans la perspective de repérer ces relations pendant l’action en train de

se faire, il est nécessaire de se donner les moyens de percevoir dans « le déploiement dy- namique de constellations d’activités et de pratiques quotidiennes » [Feldman et Worline 2016] simultanément dans le temps et dans l’espace :

— les événements significatifs de l’action ; — les pratiques décisionnelles.

Cependant, avant d’entrer plus en profondeur dans les aspects méthodologiques (cf. partie II), plusieurs aspects tant épistémologiques que théoriques doivent encore être clari- fiés pour expliciter plus complètement le cadre conceptuel, notamment en ce qui concerne la représentation de l’organisation (cf. 2.3).

2.3

Représentation de l’organisation dans l’action

L’objet de recherche défini comme la relation action-décision, notre conception de l’ac- tion clarifiée, nous explicitons ici la notion d’organisation sur laquelle nous nous appuyons. Cette explicitation est rendue nécessaire tant la « théorie des organisations est enracinée dans une image d’organisation rationnelle qui privilégie les processus de décision [...] et la planification stratégique issue d’une rationalité a priori » [Gherardi 2008, p. 516]. Dans une définition plus souple, l’organisation peut être définie comme « une tentative d’ordon- ner un flux intrinsèque d’actions humaines [...] canalis[é] vers certaines finalités » [Tsoukas et Chia 2002, p. 570]. La forme donnée à ce flux au moyen de « généralisation et d’ins- titutionnalisation de significations et de règles particulières » [Tsoukas et Chia 2002, p. 570] représente l’organisation.

Nous retenons une vision de l’organisation (au sens de organizing) comme « action collective connaissable au sein d’une écologie d’humains et de non-humains » [Gherardi 2009a, p. 124]. L’organisation est considérée comme un processus émergeant de l’action [Tsoukas et Chia 2002] dans le sens où il sert à fédérer certains flux d’activité concourant à

2.3. REPRÉSENTATION DE L’ORGANISATION DANS L’ACTION

l’atteinte d’une finalité donnée. Gérer des organisations consiste alors à réguler, au cours du temps, une activité formalisée ou non tendant à devenir régulière [Martinet et Pesqueux 2013]. La représentation de l’organisation adoptée ici, vue depuis l’action générale, est focalisée sur l’activité coordonnée dont l’extension peut se caractériser par une influence (au sens « d’effet [...] marqué sur les comportements » [March et Simon 1991, p. 2]) au-delà de laquelle les actes n’ont plus de lien avec l’activité considérée.

Pour clarifier le propos, le terme organisation désigne (sauf mention contraire explicite) la définition alternative à la représentation traditionnelle d’entité : « l’organisation6comme un verbe dans un monde de flux et de changement continuels » [Van de Ven et Poole 2005]. De manière synthétique, en ajoutant l’idée d’« influence spécifique » [March et Simon 1991, p. 2], nous considérons l’organisation comme la fédération de flux d’activité, plus ou moins fortement liés, concourant à l’atteinte d’une finalité [Nicolini 2012].

La représentation que nous adoptons permet de traiter l’organisation dans le temps et dans l’espace avec peu de partis pris en termes de forme ou de structure pour contraindre aussi peu que possible l’analyse. Nous considérons l’organisation comme un domaine d’in- fluence au sein de l’action, coordonné pour atteindre une finalité. Les « pratiques consti- tuent un mode de production d’ordre7 du flux des relations organisationnelles » [Gherardi 2019, p. 3]. L’organisation se rapporte alors à une activité collective à la fois organisée et organisante enchâssée dans une action englobante. La définition minimaliste d’organisation ainsi explicitée est cohérente avec l’approche interprétative des PBS qui considère « l’or- ganisation8comme prenant place dans une texture de pratiques s’étendant à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation » (comme entité) [Gherardi 2019, p. 3].

La figure 2.1 représente l’articulation des notions d’organisation, d’action en train de se faire, de processus organisationnels, d’activités et de pratiques dans la logique où elles viennent d’être précisées. Cette figure très synthétique (réduisant les dimensions d’espaces sur un seul axe) peut donner lieu à plusieurs lectures selon le point de départ et la per- spective adoptée :

— dans une lecture partant de la grande échelle, l’espace du monde sensible où des

6. Organizing.

7. A mode of ordering. 8. Au sens de organizing.

2.3. REPRÉSENTATION DE L’ORGANISATION DANS L’ACTION

phénomènes peuvent être perçus indirectement ou observés directement [Tsoukas 2015], une action en train de se faire considérée sur une période donnée englobe une organisation (représentée par l’espace de l’action délimité par des tirets) com- prenant des processus eux mêmes composés de pratiques.

— dans une lecture partant de la petite échelle, des phénomènes se produisent au cours du temps, certains de ces phénomènes correspondent à des pratiques, certaines pratiques concourent à la réalisation d’une finalité organisationnelle par elle-même ou par mise en relation avec d’autres pratiques au sein de processus ou s’associant avec des pratiques partiellement impliquées. L’organisation qui en découle contribue à l’action en train de se faire dans le domaine où les phénomènes du monde sensible sont influencés.

— dans une lecture centrée sur l’organisation (en tant qu’entité ou activité), l’action en train de se faire en dehors du domaine d’influence constitue l’environnement9 dans lequel l’activité est immergée et les éléments contenus dans son domaine d’in- fluence10 constituent des ressources et des moyens mobilisés rationnellement pour atteindre une finalité.

Figure 2.1 – Représentation de l’organisation dans l’action en train de se faire et articu- lation des processus et des pratiques.

La figure 2.1 met en évidence un élément important : les pratiques ne peuvent se réduire à un élément de processus organisationnel mais se retrouvent plus largement dans l’ensemble du monde sensible [Gherardi 2018]. De plus, l’espace de l’activité organisée et organisante n’est pas seulement constitué de pratiques et de processus, il contient aussi

9. Espace d’évaluation au sens [Marchais-Roubelat 2000]. 10. Dimension d’évaluation au sens [Marchais-Roubelat 2000].

2.3. REPRÉSENTATION DE L’ORGANISATION DANS L’ACTION

par exemple des dispositifs techniques (ex. outils [Chiapello et Gilbert 2013], technologie [Orlikowski 2010b]), des référentiels (ex. tétranormalisation [Pigé 2019], juridiques [Supiot 2015]), des systèmes de valeur (ex. éthiques [Aubry et collab. 2018], esthétiques [Gherardi 2009b]), des éléments plus diffus (ex. politiques [Rival et Chanut 2015], croyances [Tiercelin 2016], côté obscur [Vaughan 1999]).

La vision de l’organisation à la fois organisée et organisante (i.e. à la fois un état, un résultat, une activité), que nous adoptons, pourra, en fonction des éléments analysés, être plutôt fonctionaliste, substantialiste ou essentialiste [Martinet et Pesqueux 2013, p. 40-41], selon les dimensions les plus pertinentes pour la discussion respectivement de l’ordre de la téléologie, des éléments constitutifs ou des valeurs et mythes. Sans privilégier a priori l’une ou l’autre de ces visions, notons cependant que la vision essentialiste orientée par la notion de performance (aussi bien comme mythe que comme valeur) ou la vision fonctionnaliste définie par le gain d’une compétition s’accordent plus aisément au terrain de la course au large professionnelle. Notons également que la vision substantialiste relève plutôt de la voie des PBS considérant les pratiques comme ressource que nous n’avons pas suivie dans notre recherche.

Par définition, une relation évanescente, dans le temps ou dans l’espace de l’action, reflète une influence de plus en plus ténue marquant ainsi l’approche de la limite de l’organisation. Cette représentation sous forme de d’espace d’influence au sein de l’ac- tion (constitué d’une ou plusieurs dimensions d’évaluation au sens de Marchais-Roubelat [2000]) présente l’avantage de pouvoir contenir toutes les formes d’organisation connues : des formes les plus classiques aux formes les plus atypiques. Cette représentation présente aussi plusieurs caractéristiques pouvant constituer des difficultés d’interprétation, en par- ticulier, la frontière de l’organisation n’apparait pas de manière évidente retirant toute trivialité à la question du dedans-dehors.

La dimension empirique de notre recherche consiste à saisir, au sein de l’organisation représentée sous la forme de fédération de flux d’activités, des traces de pratiques déci- sionnelles qui s’y produisent et d’interpréter leurs relations aux événements se produisant dans l’action mise en perspective temporelle.