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1.4 Récapitulatif du positionnement de la recherche

2.1.2 Dynamiques de développement

« Connaître une pratique est équivalent à être capable de participer et d’influencer habilement l’ordonnancement du monde tout en poursuivant ses propres intérêts » [Nicolini et collab. 2003]. En passant de la connaissance à l’activité de connaître, on passe d’une logique de propriété à une logique de pratique « où l’activité de connaître est pratique et collective et s’enchevêtre avec la signification » en « étant accomplie en connexions dans l’action » [Gherardi 2016]. Les dynamiques actuelles regroupées sous le « concept ombrelle » [Gherardi 2019] des PBS en organisation sont issues de trois courants de recherche spécifiques [Corradi et collab. 2010] :

— l’étude des phénomènes d’apprentissage et de l’activité de connaître en tant que pratiques situées (cf. 1.3.3 ;

— l’étude de la technologie comme pratique [Orlikowski 2007] ; — l’étude de la stratégie comme pratique (cf. 1.3.5).

Les études de la technologie comme pratique en organisation ont montré que « la technolo- gie ne compte que dans la mesure où elle est incorporée aux pratiques de ses utilisateurs » [Orlikowski 2015] dépassant les caractéristiques de conception des dispositifs.

2.1.2.1 Définir la pratique pour engager la recherche

Les théories de la pratiques sont relationnelles de manière inhérente en « voyant le monde comme un assemblage sans couture, un tressage ou une confédération de pratiques » [Nicolini 2012, p. 3]. Avant d’examiner les caractéristiques de l’assemblage et les avancées qu’il permet, revenons à la définition de la pratique. Dans le domaine de l’organisation, les pratiques sont considérées selon trois visions [Gherardi 2000] :

— cartésienne (détachée de la pensée) ; — marxiste (comme activité émancipatrice) ;

2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

— phénoménologique (associant sujet, objet, pensée et contexte).

La vision cartésienne de la pratique se rapporte à ce que les praticiens nomment aujourd’hui

modes opératoires ou référentiels en tant que supports normatifs d’un processus réalisé par

un ensemble d’activités coordonnées. Les PBS partagent deux points importants avec la vision marxiste : « la pratique est un système d’activités dans lequel connaître n’est pas séparable de faire et apprendre est une activité plus sociale que cognitive » [Nicolini et col- lab. 2003] ; la nécessité, pour comprendre l’action humaine, de considérer la « totalité concrète d’activités interconnectées » [Nicolini et collab. 2003] y compris les dimensions sociales et historiques. C’est dans la vision phénoménologique que se développent les PBS en permettant de « voir les organisations comme des systèmes de pratiques existant dans un monde de connaissance tacite » [Gherardi 2000, p. 215]. Sandberg et Tsoukas [2011] soulignent que l’hypothèse ontologique sous-jacente provient de l’existentialisme selon Hei- degger : « l’étant-au-monde vient avant la séparation sujet-objet [, il] constitue la logique de la pratique [par un] enchevêtrement de nous-même, des autres, des choses dans un tout relationnel » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 345]. Pour être complet, nous proposons en annexe B, une reproduction figure B.1 des douze définitions de la notion de pratique recensées par Nicolini et Monteiro [2016].

Bien qu’ils comportent des espaces de recouvrement, trois modes sont distingués dans les PBS pour engager le « dialogue de la pratique avec la recherche » [Orlikowski 2015, p. 33] répondant respectivement aux questions quoi, comment et pourquoi [Feldman et Orlikowski 2011] :

— la pratique comme phénomène, visant à comprendre ce qui se passe en pratique en organisation par une démarche essentiellement empirique (par la pratique) ; — la pratique comme perspective, visant à l’articulation d’une théorie, enracinée dans

les pratiques, relative à certains aspects des organisations par une démarche essen- tiellement théorique (au prisme de la pratique) ;

— la pratique comme philosophie, postulant que la pratique constitue la réalité orga- nisationnelle par une démarche englobant les deux précédents points en attribuant une primauté à la pratique.

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sation et à la typologie des connaissances [Stanley 2011] mais adoptons simplement un postulat consistant à considérer qu’il est possible de constituer des connaissances au moyen d’une démarche empirique par la pratique. La présente recherche empirique par la pra- tique, à visée compréhensive de l’organisation s’appuie sur la notion de pratique comprise au sens « d’activité pratique et d’expérience directe » [Orlikowski 2015, p. 34] dans la vi- sion phénoménologique et engageant un dialogue entre terrain et recherche selon le mode compréhensif.

2.1.2.2 Élaborer des théories de la pratique

Le choix de la définition de la notion de pratique, selon l’importance relative donnée au trois dimensions ci-après, oriente les différentes théories de la pratique [Corradi et collab. 2010, p. 277] :

1. un ensemble d’activités interconnectées, ordonnant et stabilisant l’action collective ; 2. un processus de fabrication de sens permettant de rendre des comptes sur une ma- nière partagée de faire les choses en une négociation (éthique et esthétique) continue des significations d’une pratique par les praticiens ;

3. les effets sociaux produits par une pratique en connexion avec d’autres pratiques sociales.

Lorsque l’attention se porte prioritairement sur la première dimension, les aspects théo- riques concerneront préférentiellement la « théorie de l’activité et l’analyse des activités situées par l’intermédiaire d’artefacts » [Corradi et collab. 2010, p. 277].

Lorsque l’attention se porte prioritairement sur la deuxième dimension, les aspects théoriques reposeront sur l’ethnométhodologie et l’objet empirique se répartit entre « l’ordre négocié rendant l’action collective possible » [Corradi et collab. 2010, p. 278] et les « pro- cessus d’enactment du pouvoir noué avec la connaissance située » [Corradi et collab. 2010, p. 278]. Notre ambition compréhensive issue d’une perception pendant l’action en train de se faire situe le point de départ de notre recherche dans cette dimension et nous oriente vers des dispositifs ethnométhodologiques pour aborder le terrain.

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théoriques s’attacheront à la reproduction des pratiques via les effets de pratiquer une pratique à la fois à l’échelle de la société et à l’échelle de l’activité en mettant en avant deux phénomènes : l’« interconnexion de pratiques [et la] récursivité »2 [Corradi et collab. 2010, p. 278].

En couplant les trois dimensions, une « théorie pratique de l’organisation » [Corradi et collab. 2010, p. 278] peut être entreprise sur la base d’une critique du rationalisme, du cognitivisme et du fonctionnalisme [Gherardi 2009a].

Avec des préoccupations relatives différentes pour ces trois dimensions, sept courants de recherche (associés aux auteurs précurseurs) ont été recensés sous la bannière des PBS et répartis en deux catégories [Corradi et collab. 2010].

∗ La pratique considérée comme un objet empirique regroupe trois courants de re- cherche dont le développement a été engagé tout au long des années 1990 :

— Practice-based standpoint [Brown et Duguid 1991] devenu ultérieurement epis-

temology of practice ;

— Practice-based learning ou work-based learning [Raelin 1997] ;

— Practice as "what people do" avec Science as practice, Gender as practice, Rou-

tine as practice, Leadership as practice et Strategy as practice (Pickering [1990],

Whittington [1996]).

∗ La pratique considérée comme un moyen d’observation regroupe quatre courants de recherche dont le développement a démarré plus tardivement (au début des années 2000) avec une différenciation épistémologique plus explicite :

— Practice lens et practice-oriented research [Orlikowski 2000] ; — Knowing-in-practice ([Gherardi 2000], [Orlikowski 2002]) ; — Practice-based perspective [Sole et Edmondson 2002] ; — Practice-based approaches [Carlile 2002].

Par ses caractéristiques énumérées jusqu’à présent, notre recherche rejoint donc la famille des recherches où la pratique constitue un moyen d’observation avec une proximité certaine pour le courant practice-oriented research.

Après avoir montré les limites des méthodes classiques pour produire des théories

2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

relatives à la pratique, Sandberg et Tsoukas [2011] proposent deux orientations métho- dologiques pour développer des théories en organisation et management plus pertinentes pour la pratique :

— choisir comme point de départ l’enchevêtrement des praticiens et des outils dans des pratiques socio-matérielles spécifiques et par conséquent s’intéresser aux activités, visant des buts particuliers, dans lesquels les praticiens sont impliqués, à la manière dont les activités sont enactées, aux référentiels de performance et aux relations avec d’autres pratiques [Orlikowski 2002] ;

— concentrer l’attention de recherche sur les défaillances temporaires (spontanées ou provoquées par le chercheur) comme ouverture vers la signification profonde d’une pratique [Sandberg et Tsoukas 2011].

Une des difficultés méthodologiques réside dans la capacité à explorer à la fois les éléments de petite échelle (zoomer dans une pratique) et les éléments de plus grande échelle (relation de la pratique étudiée avec d’autres) [Nicolini 2009]. Cette difficulté provient du fait de « considérer les phénomènes organisationnels comme des occurrences dynamiques, se déployant et situées plutôt que comme des "faits accomplis" » [Langley et Tsoukas 2010]. Tout en préservant une capacité d’examen sur les deux orientations, notre recherche s’intéresse préférentiellement aux défaillances temporaires et plus spécifiquement à ce à quoi peuvent donner accès les pratiques saisies en temps réel pendant ces moments là.

2.1.2.3 Contribuer à une théorie pratique de l’organisation

L’intérêt initialement centré sur la « cognition distribuée au sein de pratiques indivi- dualisées » [Gherardi 2017, p. 168] a évolué au cours des dix dernières années « vers l’étude des agencements distribués dans une texture de pratiques » [Gherardi 2017, p. 168]. De manière plus complète et plus précise, dans ce cadre, une « théorie de la pratique est une approche spécifique qui se concentre sur le déploiement dynamique de constellations d’activités quotidiennes ou de pratiques en relation avec d’autres pratiques à la fois au même moment et au même endroit et à travers le temps et l’espace » [Feldman et Worline 2016, p. 304].

2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

Les théories de la pratique décrivent le monde en termes relationnels comme un « fais- ceau ou un réseau de pratiques » [Nicolini 2012, p. 8] et « supposent un modèle écologique dans lequel des relations d’agence sont réparties entre humains et non-humains et où la relation entre le monde social et le monde matériel peut faire l’objet d’enquête » [Gherardi 2009a, p. 115]. Les théories de la pratique se distinguent des théories de l’action, dans la mesure où l’intentionnalité individuelle n’est pas privilégiée et où l’origine des configu- rations significatives se situe dans la manière d’enacter3 les choses [Gherardi 2009a] en « laissant de la place pour l’initiative, la créativité et la réalisation individuelle » [Nicolini 2012, p. 5]. Les théories de la pratique partagent les aspects ethnométhodologiques avec les théories de l’activité mais s’en distinguent dans le sens où elles se revendiquent plus englobantes et décentrées de la notion de travail tel qu’il se produit [Gherardi 2017]. Nous y reviendrons plus loin car cette distinction produit une forme de partitionnement au sein des PBS aujourd’hui.

En management et en organisation, il est désormais devenu habituel d’aborder des objets de recherche par les pratiques dans les thèmes du marketing, de la comptabilité ou du leardership [Jarzabkowski et collab. 2017] ou encore esthétique [Gherardi 2009b] qui n’étaient pas au cœur des PBS au moment initial de leur développement.

Selon Orlikowski [2015], une des réalisations les plus abouties dans le domaine des PBS est l’étude extensive par la pratique de la notion de sureté (safety) en organisation définie comme « une compétence émergente qui est réalisée en pratique » [Gherardi 2006, p. 71] selon plusieurs dimensions : une réalisation collective connaissable, une ingénierie quotidienne d’éléments hétérogènes encastrés dans des discours pluriels (technologique, normatif, éducatif et leurs tensions), une expérimentation et un entrainement [Gherardi 2018]. Abordée par la pratique, la sureté se caractérise en ce qu’elle est :

— « située dans un système de pratiques en cours » [Gherardi 2018] ; — « relationnelle et portée par la médiation d’artefacts » [Gherardi 2018] ;

— « toujours enracinée dans un contexte d’interaction et s’acquiert à travers une forme de participation à une communauté de pratique » [Gherardi 2018] ;

— « continuellement reproduite et négociée [...] toujours dynamique et provisoire »

2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

[Gherardi 2018].

Insérée au sein d’un ouvrage collectif dédié à la sureté en organisation [Bieder et collab. 2018], l’approche par la pratique [Gherardi 2018], révèle l’apport des PBS, notamment sa capacité à saisir l’émergence de phénomènes organisationnels, à dépasser la conception de la sureté comme caractéristique d’un système [Gherardi et Nicolini 2000], par la mise en regard direct d’approches complémentaires.

La relation entre théorie et pratique est un point important de positionnement dans le champ des PBS. Certaines visions plus radicales vont jusqu’à affirmer que la relation entre théorie et pratique y est inversée [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 339] par rapport aux pratiques de recherche dominantes. Le développement des PBS a consisté en une « extension bienvenue du répertoire des approches et des idées utilisées par les universitaires dans l’étude des phénomènes organisationnels » [Orlikowski 2015] dans une ambition de « redéfinition des statuts de la connaissance dans les sociétés contemporaines et dans les études organisationnelles » [Gherardi 2017].

L’ambition de notre recherche est de contribuer à l’élaboration de la théorie pratique de l’organisation en s’inscrivant dans une vision phénoménologique de la pratique et engageant le dialogue entre recherche et terrain au moyen d’une perspective compréhensive guidée par la question quoi en appuyant notre analyse sur les pratiques émergentes saisies pendant les moments de défaillance de l’activité organisée.