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Repenser l'antériorité : la « charge du possible »

1.4. Le tourment de l'écriture

1.4.1. Repenser l'antériorité : la « charge du possible »

Dans son livre Le souvenir du présent. Essai sur le temps historique, Paolo Virno commence en spécifiant qu'afin de mener son projet - « saisir la portée non psychologique, supra-personnelle, publique, des concepts qui permettent d'analyser la formation, mais aussi le dépérissement, du souvenir » - il n'a « nullement l'intention d'assimiler le passé collectif au Combray de Proust, ni de réduire l'entreprise historiographique à une dégustation de petites madeleines. Miniaturiser l'histoire, en lui imposant la livrée domestique du « temps vécu », est une solution de repli mélancolique qu'il nous faudra éviter268. » Je pourrais d'abord défendre, en réponse à Virno, l'idée que la littérature offre davantage qu'un répertoire biographique de « res gestae », mais cela n'est pas, ici, la question principale. Le texte de Virno me permet néanmoins d'entrevoir une lecture inattendue de l'antériorité chez Proust, qui projettera dans son rayonnement les bases d'une réflexion critique sur l'expérience du temps historique chez W. G. Sebald.

Dans une relecture croisée des concepts, chez Henri Bergson, de la fausse reconnaissance (développé dans « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance » en 1908) et du possible (dans « Le possible et le réel » en 1930), Virno s'intéresse au phénomène du déjà vu comme symptôme d'un sens historique de l'homme contemporain. Reprenant l'idée de Bergson selon laquelle le sentiment hallucinatoire de la fausse reconnaissance - « on prend l'expérience en cours pour la copie fidèle d'un original qui, en réalité, n'a jamais existé ; on croit reconnaître ce qu'on ne fait, en réalité, que connaître dans l'instant présent269. » - ne relève pas d'un défaut de la mémoire, d'une défaillance momentanée, mais plutôt de l'apparition momentanée de son

268 P. Virno, Le souvenir du présent. Essai sur le temps historique, trad. Michel Valensi, Paris, Éditions de

l'éclat, 1999, p. 9-10

véritable fonctionnement (« le déjà vu est un moment de vérité270 »), de la démesure de ses pouvoirs qui, s'étendant au-delà de la restitution des traces du passé, s'appliquent « aussi à l'actualité, à la précarité de l'instant présent ».

Le présent instantané prend la forme du souvenir ; il fait l'objet d'un rappel alors même qu'il s'accomplit. Mais que signifie « se souvenir du présent » si ce n'est éprouver l'irrésistible sensation de l'avoir déjà vécu ? En tant qu'objet de mémoire, le « maintenant » se travestit en « qui-a-déjà-été », se dupliquant jusqu'à un jadis imaginaire, un autrefois fictif. [...] Dotés du même contenu perceptif et émotionnel, présent et pseudo-passé sont indiscernables. La conséquence est inquiétante : chaque geste et chaque mot que je fais et dis maintenant, semblent destinés à arpenter à rebours la parabole fixée jadis, sans que rien n'en puisse être oublié ou modifié271.

La formation du souvenir étant concomitante de la perception, toute mémoire est d'abord « mémoire du présent ». Or, l'attention retenant généralement ce qui est utile à l'action (elle- même tendue vers l'avenir) - un phénomène qu'a aussi formulé Proust272 -, ce que Bergson désigne comme l'« attention à la vie »273 privilégie la perception au détriment du souvenir, et n'interroge ce dernier que pour répondre aux questions posées par la première. Bergson affirme que la structure authentique de la mémoire, l'expérience du présent différenciée et concomitante de la formation du souvenir et de la perception, ne devient manifeste (dans le déjà vu) que lorsque « décline l'attention générale à la vie » : « Ainsi, le déjà vu serait provoqué par un relâchement imprudent de la tension vitale : d'où son caractère exceptionnel et inquiétant274 », remarque Virno.

270 Ibid., p. 17

271 Ibid., p. 14

272 « [...] notre œil, chargé de pensée, néglige comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui

ne concourent pas à l'action et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligibles le but. » CG, II, p. 349

273 Un concept développé d'abord dans Matière et mémoire. H. Bergson, Le souvenir du présent et la fausse

reconnaissance, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2012, p. 12

Virno entend toutefois ne pas laisser le surgissement de cette structure véritable au cercle vicieux de l'apathie et du cynisme, à la fois symptôme et cause d'une condition « posthistorique » dont il veut mener l'examen critique. En partant d'une remarque de Bergson qui décrit comment « notre existence actuelle, au fur et à mesure qu'elle se déroule dans le temps, se double ainsi d'une existence virtuelle, d'une image en miroir. Tout moment de notre vie [...] se scinde en même temps qu'il se pose. Ou plutôt il consiste dans cette scission même275 », Virno pose sa propre thèse qui consister à lier cette structure mnémonique bergsonienne aux notions développées dans « Le possible et le réel » : alors que la perception fixe le présent comme « réel, accompli, déterminé en données de fait univoques », le souvenir « le maintient, au contraire, dans le cadre de la simple potentialité ; il l'entretient comme quelque chose de virtuel276 ». Le présent nous est donc donné deux fois, comme acte du réel et comme puissance du possible. Dans le déjà vu, nous éprouvons les deux modalités du maintenant de façon superposée, et se présentent à nous, dans un même événement, la forme de l'action et sa propre possibilité : « Cet événement semble à la fois actuel et potentiel : mais il est puissance de son acte propre, de lui-même en tant qu'acte (et non d'un acte à venir), et, réciproquement, il est acte de sa propre puissance, de lui-même en tant que puissance (et non d'une puissance antérieure277). » Cette « actualité simultanée » est si difficile à vivre, nous dit Virno, qu'elle peut hypnotiser, déformer, ou encore paralyser le hic et nunc. D'où le réflexe de rejeter le double du présent actuel (du présent comme acte) dans la dimension temporelle du passé, d'un souvenir qui aurait déjà été vécu.

275 H. Bergson, Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance, op. cit., p. 27 276 P. Virno, op. cit., p. 20

Mais pourquoi donc attribuons-nous au virtuel, au possible, la dimension temporelle du passé, « cadastre mélancolique des faits accomplis », alors que nous le concevons habituellement comme modalité de l'avenir, « objet d'attente et de prévision » ? C'est pour répondre à cette question que Virno fait appel au texte Le possible et le réel qui, bien qu'il ne traite pas à proprement parler des procédés de la mémoire, permet, par une analogie structurale entre les deux « erreurs », de comprendre comment l'actualité du présent peut, en se dédoublant comme forme du passé, devenir une affaire de mémoire. En effet, Bergson y aborde l'anachronisme systématique selon lequel nous rejetons rétroactivement l'image dupliquée de la réalité, le possible, dans un passé indéfini : « Le possible n'est que le réel avec, en plus, un acte de l'esprit qui en rejette l'image dans le passé278. » Deux erreurs symétriques qui, une fois mises en perspective, permettent à Virno de replier la théorie bergsonienne sur elle-même et d'en tirer sa propre conclusion quant à une autonomie de la modalité du possible : « le possible ne s'annule pas dans le réel, comme s'il n'était qu'une pause provisoire, mais représente une autre manière d'être, consistante en soi. » Le phénomène du déjà vu aurait à voir avec « l'expérience du possible » et c'est, pour Virno (et non pour Bergson, qui utilise les deux expressions indifféremment) dans le passage du souvenir du présent (expérience du virtuel et de l'actuel concomitants) à la fausse reconnaissance (virtuel auquel on donne la forme d'un acte déjà advenu) que se situerait l'erreur qui annihilerait cette expérience, dissolvant la contradiction qu'elle demande de penser : la coexistence du possible et de l'acte. « La « fausse reconnaissance » protège, pour ainsi dire, de la charge du possible que le « souvenir du présent » signale279. » Alors que le souvenir du présent consiste en une possibilité qui coexiste avec l'acte sans se réduire à lui et relève d'un anachronisme formel ou transcendantal, la fausse

278 H. Bergson cité dans P. Virno, op. cit., p. 22 279 P. Virno, op. cit., p. 24

reconnaissance, anachronisme réel ou factuel, réduit l'expérience hétérogène du présent en une répétition, sur un axe chronologique, d'actes vécus : l'événement présent est « travesti » en réplique épigonique d'un premier événement déjà accompli dans le passé. Virno défend que le possible s'inscrit non pas dans le cadre mesurable et datable d'un passé défini, mais dans une antériorité sans date, ce que Bergson appelle le « passé en général280 », « qui ne se laisse pas circonscrire à l'intérieur de la succession chronologique. [...] Le passé-en-général accompagne comme une ombre toute actualité, sans pourtant n'avoir jamais été actuel281 ». Un « avant » capable de contenir tous les temps, passés, présents, et futurs, comme la potentialité même de l'événement.

C'est à partir de cette idée que je veux, à présent, opérer une première bifurcation pour revenir à Proust. La thèse de Virno peut en effet permettre une relecture du fameux « air » de Proust et de la « mémoire de l'écrivain ». Cette présence insaisissable, Proust ne peut en parler qu'en la comparant au « souvenir d'un air », et la faculté qui, chez l'écrivain, est concernée par ce phénomène, le talent - notion plutôt flexible - est décrit quant à lui comme « une sorte de mémoire » qui lui permettra de rapprocher de lui « cette musique confuse, de l'entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chanter ». L'association de cette présence des « belles choses » qu'écrit l'écrivain en lui-même avec la forme du souvenir ne se limite pas à cette analogie, mais s'incarne aussi dans sa manifestation. Car le « souvenir confus des vérités qu'[il] n'[a] jamais connues » hante l'écrivain, sa musique le poursuit « de son rythme insaisissable et délicieux ». Les deux verbes indiquent la temporalité problématique de cette présence, présence à la fois d'un passé qui hante le présent de l'écrivain, lui parle donc d'un « avant », et le poursuit, c'est-à-dire, court à sa suite dans le temps, après lui, et toujours en retard. Et si

280 H. Bergson, op. cit., p. 3 281 Ibid., p. 25

cette confusion quant à la position précise, dans le temps chronologique, de cette présence des choses que l'écrivain doit écrire, nous disait quelque chose de ce souvenir du présent, l'expérience hallucinatoire, mais pourtant véridique, de la coexistence de l'acte avec sa propre potentialité ? Cette présence, identifiée au passé, surgit dans le présent de l'écrivain sans qu'on ne puisse vraiment lui assigner un moment historique. Son temps est celui du souvenir des choses que l'on n'a pas connues, c'est-à-dire d'un passé sans événement. Réapparaît ici la question de la double inscription abordée dans le chapitre précédent. La tradition de lecture occidentale qui consiste à concevoir l'écriture comme révélatrice d'une première écriture illisible et autoritaire, dont Proust a apparemment intégré le rapport de l'écrit à l'antériorité, peut, elle aussi, permettre d'imaginer cet anachronisme formel. Devant l'ouverture infinie (et infiniment inquiétante) des potentialités de son faire - et de son dire - l'écrivain travestirait le surgissement du possible dans le cadre fini d'un événement antérieur. Erreur fondamentale, qui consisterait à refuser l'anachronisme des formes.

La langue est pour Virno la pure forme de l'antériorité, comme « potentialité non consumable », qui ne peut être épuisée par ses réalisations. En fait, c'est la faculté du langage, « le fait que l'on peut parler » que Virno associe à l'antériorité, et qui dépasse l'ensemble des signes ou des événements qui la mettent en acte. L'emploi de la langue « rappelle l'appartenance du terme à la potentialité infinie de la langue », qui est son passé-en-général, antériorité jamais actuelle mais dans laquelle, comme le mentionne Virno, « ce que je profère maintenant peut toujours se replier ». La temporalité du possible n'est donc pas assimilable à une mesure chronologique du temps. Il n'est pas question d'un « avant » qui précède, dans le temps, l'acte. Mais, dans une structure analogique à celle qui, dans le souvenir du présent, rend le souvenir et la perception concomitants, l'antérieur du possible est contemporain du présent de l'acte, sans

toutefois que cette contemporanéité se dissolve dans une homogénéité. « La temporalité de la puissance, c'est-à-dire l'anachronisme formel, croise la succession chronologique linéaire en tous ses points ; il la complique et la dilate282. » L'écart irréductible entre le possible et l'acte est, pour Virno, à la source de toute expérience historique. Et, peut-on ajouter, à la source de l'expérience linguistique. Nier cet écart correspond à rendre commensurable l'incommensurable de la possibilité, dès lors que sa nature est assimilée à celle de l'acte défini. La puissance, la faculté - la langue - est réduite à une suite de manifestations, d'événements réalisés, mesurables : la fausse reconnaissance « réintègre le passé-en-général à l'intérieur de la succession chronologique283 ». Chez Proust, réduire l'actualité de l'écriture à une réécriture, la traduction d'une inscription antérieure, trahirait peut-être le refuge devant les possibilités infinies de la langue, dont le surgissement dans l'écriture peut, comme le soulignait Virno après Bergson, paralyser le sujet qui en fait l'expérience. L'écrivain se représente la condition de possibilité de son texte dans un premier événement d'écriture, un « sosie archaïque » de son écrit. Le livre à écrire est, en fait, déjà écrit ; ne reste plus qu'à le traduire dans le langage commun. Or, bien que le récit s'énonce comme une sorte de réécriture, dans la matière du langage, du « livre intérieur », quelque chose dans l'écriture se meut à contresens du récit, met en péril d'une part la fidélité à l'inscription première et, d'autre part, l'attribution d'un site primitif défini à la trace écrite.

Si Paolo Virno voit dans l'expérience d'un dédoublement du présent la cause d'une apathie historique, la conscience d'une concomitance de l'actuel et du possible possédant un pouvoir médusant, pétrifiant, on pourrait tout aussi bien imaginer comment ce décollement,

282 Ibid., p. 33 283 Ibid., p. 36

dans le présent de l'écriture, de l'acte et de la possibilité, serait au contraire créateur de forme. Qu'arrive-t-il lorsqu'un écrivain rencontre, dans sa propre parole en acte, l'ouverture indéterminée de tous les possibles ? La fièvre qui s'empare à certains moments de la syntaxe proustienne, à tel point qu'elle finit par aller à l'encontre du désir de clôture, de fermeture des phrases, qu'adviendrait-il si elle s'emparait de l'œuvre entière, finissant par paralyser l'expression du sujet écrivant tétanisé, tel le jaloux par sa curiosité impossible à étancher, par ses propres tâtonnements que plus rien ne pourrait canaliser ?

C'est un des pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des faits extérieurs et les sentiments de l'âme sont quelque chose d'inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir exactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pour la simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c'est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m'avait-elle trompé ? avec qui ? dans quelle maison ? quel jour ? celui où elle m'avait dit telle chose ? où je me rappelais que j'avais dans la journée dit ceci ou cela ? je n'en savais rien.

Or la paralysie du jaloux n'est qu'apparente. Sous son inertie, il est pris d'un branle incontrôlable. Le phrasé du jaloux ressemble à un kaléidoscope qui n'en finit plus de tourner, qui ne peut plus faire arrêt sur l'image. Bien sûr, le jaloux est un aveugle qui s'ignore ; il se colle, affolé, à n'importe quelle fenêtre scintillante, forcément la mauvaise, il ne distingue plus rien, et pourtant il continue à voir, à produire de la forme. Avec qui, dans quelle maison ? quel jour ? Les formes possibles engorgent la phrase, embrouillent sa structure. Proust, cependant, n'est pas Swann, il est un jaloux éclairé, mais l'œuvre est une maîtresse encore plus exigeante, plus affolante. Elle réclame de l'écrivain une lucidité qui ne peut être que délirante, et puise sa souveraineté à même ses failles les plus profondes. Car « l'erreur fondamentale » qui est à l'origine de la « fausse reconnaissance », si le philosophe veut la corriger, l'écrivain en sonde le contresens. Car l'écrivain doit peut-être se méprendre sur la temporalité des blessures du réel,

assigner à son art l'excavation du passé, afin d'amplifier dans son écriture les fractures du temps. Ce que le philosophe du temps veut corriger, l'écrivain doit l'exalter. Croire en un « revoir » du passé, afin que dans ce retour quelque chose s'invente. L'important pour l'écrivain n'est peut-être pas tant de se confronter à une expérience authentique du temps, de conquérir la coexistence difficile et inquiétante de l'événement avec la possibilité dans laquelle l'acte d'écrire pourrait toujours se replier, mais de sombrer plus profondément dans l'erreur, dans l'aveuglement quant à cette nature composite du temps. Proust est certes en partie philosophe, il cherche cette expérience authentique. Et c'est peut-être parce qu'il mobilise toutes ses forces dans ce désir de voir le temps, d'en donner la métaphore nécessaire et inévitable, qu'à l'acte d'écrire sont données les impulsions du désir, avec son potentiel erratique : le désir d'une chose est toujours celui d'autre chose.