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Dans un article qu'il écrit en 1919 sur le style de Flaubert, Proust écrit qu'à son avis, « la chose la plus belle de L'Éducation sentimentale, ce n'est pas une phrase, mais un blanc. »

Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages, les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort. « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » Ici un « blanc » et, sans l'ombre d'une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d'heure, des années, des décades [...]. Sans doute, dans Balzac, nous avons bien souvent : « En 1817, les Séchard étaient » etc. Mais chez lui ces changements de temps ont un caractère actif ou documentaire. Flaubert le premier se débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l'histoire. Le premier, il les met en musique75.

Proust remarque dans ce « blanc » une ouverture, opérée par Flaubert, dans la mesure du temps. Que s'ouvre-t-il à la fois en Frédéric et dans le texte, à ce moment, de sorte à accélérer pour nous, lecteurs, « sans l'ombre d'une transition », le temps du récit ? Qu'est-il joué par le langage pour essayer de faire voir dans le texte cette béance ? « Un hurlement d'horreur s'éleva de la foule. L'agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut

Sénécal76. » Frédéric se trouve au milieu de la phrase, comme écartelé entre la reconnaissance et une altérité sans reconnaissance possible, l'anonymat de la mort qui, le regardant, lui révèle le visage connu de Sénécal. La phrase, dont les deux extrémités, « L'agent » et « Sénécal » forment deux pôles - deux visages - d'une même personne, trouve en son centre la béance creusée en Frédéric. Dans le temps successif de l'action, tout à coup, survient un accident, l'indatable de l'annihilation où, pour Frédéric, l'événement de la mort se noue brusquement avec le phénomène de la reconnaissance. Frédéric, béant, déchiré par l'expérience simultanée de deux réalités inconciliables, par la reconnaissance du méconnaissable, dans le visage de Sénécal. N'est-ce pas aussi, pour le narrateur de la Recherche, en lui-même que se creusera la contradiction douloureuse, inconcevable, « de la survivance et du néant entre-croisés en moi », « que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait, comme la foudre, creusée en moi, selon un graphique surnaturel et inhumain, un double et mystérieux sillon » ? En soi se creuse l'espace incompréhensible d'une expérience ne pouvant se rattacher à rien de proprement humain. Le « blanc », dans ce passage, touche à la question de la possibilité (ou de l'impossibilité), pour le texte littéraire, de montrer cette béance. Comme le reconnaît Proust, il s'agit, avant tout, d'une question de temporalité du langage, mais surtout : de sa mise en musique. Car, contrairement à l'image qui peut faire coexister, en même temps, comme dans la tête de mort des Vanités, l'inconciliable de la reconnaissance dans la forme (la tête à forme humaine) et l'altérité radicale du vide (les orbites manquantes) - et dans cette contraction, arrive à donner l'expérience de ce qu'elle montre et de ce qui creuse sa propre représentation - le texte (du moins dans ses formes narratives) est forcé d'avancer dans le temps, de se déplier en une suite successive de moments. Comment, dans le déploiement temporel de ses formes, la

littérature peut-elle donner l'expérience contradictoire, « entre-croisée » en elle, de son devenir linéaire et d'une autre forme du temps, forme inassimilable, incompréhensible, hors de toute mesure ?

Proust reproduit encore une fois le passage (« je reprends les derniers mots que j'ai cités, pour montrer cet extraordinaire changement de vitesse, sans préparation ») comme pour faire voir le blanc, le « matérialiser sur la page77 ». Dans l'espace de ce blanc, il reconnaît non seulement ce qui « le lie profondément à l'auteur78 » (« L'un de ceux [les mérites de Flaubert] qui me touchent le plus parce que j'y retrouve l'aboutissement de modestes recherches que j'ai faites » je souligne) mais sans doute y retrouve-t-il, pour reprendre sa propre expression, une anticipation de Proust (« Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert »), ce par quoi l'écriture de Flaubert anticipe celle d'À la recherche du temps perdu : non seulement ce dernier sait-il « donner avec maîtrise l'impression du Temps », mais, le premier, il « met en musique » les changements de temps, débarrasse le temps de la médiocrité de l'action pour lui redonner la valeur de son impression première. L'usage « si nouveau » des verbes qu'a introduit Flaubert dans la littérature donne à son style un tel déplacement de perspective (Proust compare cette révolution de « notre vision des choses » à celle des catégories kantiennes, qui « transporta dans l'esprit [...] toute l'armature du monde extérieur79 ») qu'il nous fait ressentir « ce genre de tristesse, fait de la rupture des habitudes et de l'irréalité de décor ». Mais ici, ce n'est pas précisément dans les formes langagières que

77 L'expression est de Mireille Naturel, dans un livre sur les deux auteurs, où elle souligne comment, en

« citant ce blanc, en le matérialisant sur la page », Proust met l'accent sur ce qui le lie le plus profondément à Flaubert, le traitement du temps. « Cette ellipse temporelle [...] est le symbole du néant, du « désœuvrement », de « l'inertie » », là où « les repères temporels disparaissent ». M. Naturel,

Proust et Flaubert : un secret d'écriture, Amsterdam, Éditions Rodopi B.V., 2007, p. 106

78 Un lien qui, comme le montre Mireille Naturel, s'élabore dans un complexe ambivalent de rejet et

d'admiration.

79 Proust, Sur le style de Flaubert, p. 5-6 (La citation exacte se trouvait dans une version antérieure à sa

Proust remarque les ruptures dans la forme du temps, mais au contraire, dans ce qui manque, dans l'accélération inattendue que provoque l'ouverture entre les phrases. Alors que Flaubert nous avait habitués, dans les pages précédentes, à ce que chaque phrase ponctue le passage rapproché du temps par une sorte de focalisation temporelle sur les menues actions de Frédéric, la narration se brise pour enjamber, dans l'espace qui sépare deux phrases, des mois, voire des années. Une cassure narrative sur laquelle se fonde ce que Proust appelle la « musicalité » de l'écriture, le rythme étant créé par la rencontre de ce qui survient et de ce qui manque à l'écriture. Sur les lignes qui suivent cette brusque accélération, Proust écrit qu'elles sont marquées par l'absence de conjonction là où les habitudes grammaticales la commanderaient (« Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues80. ») : c'est que « le grand rythme de Flaubert » ne la comporte pas. Ce rythme-là serait donc « supporté » par la manifestation de langage autant que par ses absences, voire ses manquements. Mais comment réconcilier cette incidence du vide dans le rythme du texte avec ce que Proust formule, au sujet de Flaubert, comme l'« hermétique continuité du style » ?

Cette hermétique du style pourrait être résumée, tel que le fait Genette, à « l'unité du contenu et de l'expression », unité, qui plus est, « propre à chaque écrivain », comme scellée dans les « phrases-types » auxquelles le narrateur, dans sa « leçon » à Albertine, reconnaît le style propre à chaque artiste, de Vinteuil à Dostoïevski. En fait, tout un effort est consacré, chez Genette, à faire ressortir, dans la vision proustienne du style, le mouvement d'assimilation : « incorporation » de l'intelligence à la matière, unité thématique du contenu et de la forme, lissage de la matière même du langage dans le « fondu, d'unité transparente » que

Proust loue chez La Fontaine et chez Molière81, ou encore la méfiance de Proust pour la contingence des images, dont Genette retrace l'indice de leur inadéquation (chez Flaubert en l'occurrence) dans le « reste de tâtonnement ou d'hésitation » entre différentes images qui trahirait une infidélité à l'impression première, une désobéissance à « la soumission au réel82 ». Mais dans ce lissage généralisé opéré par Genette, Flaubert pose problème. Ses images, selon Proust, n'ont pas la nécessaire singularité des métaphores « inévitables » (« il n'y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore », écrit Proust), pas de particularité thématique propre, son originalité n'est que syntaxique. Pourquoi donc Proust procède-t-il à la « défense » d'un style qui ne remplit pas les conditions de sa propre conception stylistique ? Genette, cherchant la spécificité de l'écriture flaubertienne afin d'« assimiler » et d'« annexer » le style de Flaubert à la conception proustienne du style, est donc forcé de chercher du côté de la syntaxe, et donc du rythme. Elle fonde en effet un rythme singulier et inédit, qui repose en grande partie sur un effet de contretemps, causé par la suppression du « et » là on l'attendrait, et par son emploi « là où personne n'aurait idée d'en user », provoquant ce que Proust signale comme une « coupe » inhabituelle des phrases qui, conjuguée au choc des temps hétérogènes, crée ce que Genette appelle un « effet de dislocation ». Cet effet résiste toutefois à l'assimilation

81 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 147

82 Ibid., p. 144 Il est vrai que la prédominance qu'accorde Proust à la fonction métaphorique dans

l'écriture, qu'il ne développe pas dans l'article (« Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d'éternité au style »), mais plutôt dans le

Contre Sainte-Beuve, puis dans la Recherche même, est fondée sur le caractère « inévitable » des rapports

inédits qui s'imposent à la vision de l'écrivain. Mais justement, la force de ces rapports consiste aussi dans le fait qu'ils rapprochent des éléments qui seraient normalement séparés, voire contraires. Le caractère nécessaire des métaphores repose donc autant sur la prégnance de l'impression sensible que sur la rupture, dans la contraction sous une même forme de deux choses autrement séparées, de notre perception habituelle de la réalité. Si Genette (qui développe ailleurs l'importance métonymique, sous- estimées selon lui, des analogies proustiennes) met l'accent, ici, sur le premier terme - le caractère « inévitable », « nécessaire », la « soumission » de l'image au réel et sa « fidélité » à l'impression - je crois qu'il faut comprendre la métaphore proustienne dans sa complexité où la détermination nécessaire est inséparable d'une perturbation au réel et, précisément, de son insoumission.

générale du style dans la stylistique proustienne : énigme que le chercheur résoudra néanmoins dans l'« impressionnisme flaubertien », là où Proust remarque que, dès lors que Flaubert saisit mieux ce qui fait sa propre personnalité d'écriture et « devient Flaubert », la « révolution » s'accomplit et « ce qui jusqu'à Flaubert était action devient impression ». Une fois assimilée la note dissonante, Genette se méfie toutefois de l'appétit proustien : après tout, Proust céderait peut-être à « la tentation inévitable et inconsciente de tirer Flaubert dans son sens et d'en faire indûment, avec Nerval, Dostoïevski et autres, l'un de ses précurseurs. » Le présent en chair absorbe tout effet d'anticipation dans l'esprit de celui qui est aveugle à la nature inactuelle du littéraire, pour qui l'histoire se lit (et se lisse) dans le bon sens du poil. Car l'« [e]ffet déformant de la syntaxe flaubertienne tient peut-être uniquement, et quelles qu'en soient les modalités - qui sont autant de « ruptures des habitudes » grammaticales - », plutôt qu'à une originalité de « vision » telle que la conçoit strictement Proust, « à une sorte de présence, de visibilité et de pesanteur inhabituelles de l'aspect grammatical du discours, lequel s'en trouve inévitablement, et comme mécaniquement, alourdi, entravé, et, comme le notaient Malraux et Jean Prévost, « paralysé » et « pétrifié83 » [...].»

Ce qui garantirait l'homogénéité du style flaubertien serait plutôt, à en croire Genette, un surplus de chair encombrant le fil habituel de la syntaxe, causé principalement et simplement par une attention portée presque grossièrement sur « l'aspect grammatical du discours ». Surplus de chair, ou plutôt maladresse d'une langue trop angulaire, qui exhibe la saillie de ses os apparents aux regards irrités des lecteurs ? « [...] [L]a phrase, sinuant ou plutôt zigzaguant [...], se déhanche sans souplesse, faisant saillir ses angles comme un pantin

83 Ibid., p. 157

désarticulé84 » écrit Genette. Comment cette langue, qui a la particularité d'être à la fois trop charnue et trop osseuse, pourrait-elle être le lieu, tel que le défend Proust, d'une vision poétique singulière, de la clairvoyance des poètes ? Que ces singularités grammaticales indiquent une anticipation, chez Flaubert, de la fixation dans le langage d'une vision singulière et nouvelle telle qu'articulera la poétique proustienne, cela tient davantage, pour Genette, de la propre vision déformante de Proust, qui nous incite à lire Flaubert avec des « lunettes proustiennes ». Proust aurait certes mis le doigt sur une spécificité de l'écriture flaubertienne, mais l'interprétation qu'il en donne (la traduction d'une vision originale) tiendrait plus du délire égoïste et insatiable de l'artiste.

Or ce que Proust reconnaît chez Flaubert relève justement de l'action déformante du texte. Ce qui échappe à la lecture de Genette est que cette reconnaissance a lieu, plutôt que dans la cristallisation de la matière grammaticale, dans une absence de langage. Là où Flaubert se tait, se joue pour Proust une rupture significative de la littérature, le temps intériorisé, où l'homme (à la fois Frédéric, « béant », reconnaissant Sénécal, mais aussi béant devant l'ouverture du temps, son accélération vers la fin du récit, et enfin l'écrivain lui-même) se retrouve au seuil d'un temps qui se déforme, s'accélère, défait pour lui la relative immobilité des choses. La « vision » de l'artiste consiste, la Recherche nous l'apprendra, à voir à contre- courant85 du sens commun, à « briser de toutes nos forces la glace de l'habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons

84 Ibid., p. 152

85 « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun met son

sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux. » CSB, p. 297

jamais86 ». Cette vision à contre-courant, originale et singulière, Proust la conçoit comme un héroïsme de l'artiste, durement cultivée dans l'intime atelier de ses souffrances.

Et si le style de l'écrivain se déploie dans une cohérence qui lui est profondément intime, s'il est vrai que chez Proust se manifeste une forte volonté de restitution, dans l'écriture, de l'événement dans sa totalité à partir de son empreinte sensible originale (le fameux passage de l'action à l'impression), il semble que cette volonté soit tourmentée par l'impossibilité de la phrase de tenir en elle cette totalité. Et c'est là que, précisément, semble s'articuler une contradiction intrinsèque du style proustien (à laquelle un lecteur comme Genette semble rester aveugle), qui s'illustre dans la contradiction soulevée plus haut entre le vide inhérent au rythme de l'écriture flaubertienne tel que l'entend Proust et sa propre définition du style comme unité « hermétique » : le langage se déploie pour redonner son ampleur à l'impression intérieure et sensible, mais sa mise en mouvement - en rythme, en musique - fait éprouver à l'écrivain ce qui, dans le temps même de la phrase, ne peut être « saisi » dans sa mesure. En effet, le langage, dans sa forme même, prend forme dans un mouvement progressif et linéaire, alors que l'expérience du temps est aussi faite de chocs, de heurts entre des temps hétérogènes. Flaubert avait ressenti cette contradiction, Proust le reconnaît au « sectionnement du temps87 » qu'il a aussi, par ailleurs, senti chez Baudelaire. Mais Flaubert reste encore, pour lui, trop attaché aux formes habituelles de la perception, réduisant les ruptures dans la matière du temps à un axe horizontal, soit à des accélérations ou décélérations, le long de ce qu'il appelle le « grand Trottoir roulant au défilement continu, monotone, morne, indéfini » de l'écriture flaubertienne. Les analyses stylistiques minutieuses et habiles de Leo Spitzer montrent bien

86 Ibid., p. 297

87 « Le monde de Baudelaire est un étrange sectionnement du temps où seuls de rares jours notables

comment, dans la phrase proustienne, le temps du déroulement devient inséparable d'un creusement, dans « la marche en avant des idées », de « galeries transversales, labyrinthes, réseau dense de motifs enchevêtrés88 ».

Si Proust réinscrit le blanc de L'Éducation sentimentale, non pas cette fois dans le pastiche littéraire, mais bien dans le geste du critique (« Notre esprit n'est jamais satisfait s'il n'a pu donner une claire analyse de ce qu'il avait d'abord inconsciemment produit »), comme pour l'inscrire dans sa propre démarche littéraire, peut-être est-ce pour anticiper la lecture de l'œuvre qu'il est en train de terminer. L'écrivain justifie la « défense » - au sens où l'entendait du Bellay, précise Proust - qu'il fait du style de Flaubert, un écrivain que, par ailleurs, il « n'aime pas beaucoup » (Flaubert ne sachant pas, selon lui, produire de belles métaphores), par l'impression qu'il a « que nous ne savons plus lire ». Ce que nous ne savons plus lire creuse des lacunes dans les textes, mais aussi dans la tradition littéraire, lacunes qui correspondent précisément à ce que nous ne savons pas vivre (la réalité que nous ne voyons jamais) et que la littérature a le pouvoir spécifique de nous faire éprouver : les ruptures et les déformations imprévisibles du temps, que nous nous représentons généralement, telle la succession enchaînée d'instantanés du kinétoscope (« la simple vision cinématographique » dit Proust), comme un « travelling » continu dans lequel nous omettons la transformation accidentelle des images.

En lisant comme on vit, comme on voit habituellement (tare des lecteurs et des critiques contre laquelle s'instituera le projet du Contre Sainte-Beuve), on ne perçoit plus, dans les textes, ces déchirures du temps qui « dissolvent » l'« agrégat de raisonnements » de ce qu'on

appelle justement perception. Un pouvoir spécifique des œuvres littéraires se perd, fuit de la tradition, alors que dans l'aveuglement quotidien les lecteurs ne reconnaissent plus la béance qui en elles s'ouvre. Ces gens qui détestent le style de Flaubert, ne sont-ils pas les mêmes qui, dans le monde de la Recherche, détestent les peintures d'Elstir ? « [C]es « horreurs » » qui, les mettant face à une destruction de cette perception, mettent en échec le travail salvateur de l'intelligence leur masquant, dans l'altération des choses, l'altération continuelle de la réalité. Déchirures dans le temps du récit, et parallèlement dans l'histoire littéraire, par lesquelles certains textes troublent, voire bouleversent l'ordre existant dont on lisse continuellement la réalité.

En attirant l'attention sur ce blanc capital, Proust prépare peut-être donc la survie de l'œuvre qu'il est en train d'écrire. Son propre style, essaie-t-il peut-être de nous dire, est à lire dans le déploiement spécifique de son langage, son amplification linguistique qui voudrait restituer au réel sa dimension vécue, personnelle, intérieure, mais, vu le caractère incommensurable, et fondamentalement insaisissable de cette dimension, sa griffe est aussi à lire dans les manques de l'œuvre, dans ses « blancs ». Car ce que Proust reconnaît chez Flaubert, qui l'attache à lui malgré son manque d'admiration pour ses capacités d'écrivain, est peut-être le fait que son talent ne réside pas tant dans une justesse formelle que dans les manquements,