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6. M ÉTHODOLOGIE ET CADRE THÉORIQUE

6.3 Repères théoriques complémentaires pour l’analyse des corpus

Pour mener le projet de thèse, nous comptons questionner toute la portée culturelle des images de Rome, comprendre leurs statuts, leurs usages et leurs sens dans la sémantique des discours institutionnels. Ces usages sont en partie le reflet de la culture visuelle des prêtres. Pour atteindre ces objectifs de recherche, nous utilisons, comme nous l’avons dit, des objets et des sources textuelles. Ces dernières sont dépouillées afin de relever les commentaires critiques sur Rome et le Vatican, plus précisément sur l’architecture, les ensembles urbains, les ruines, le palimpseste, les paysages, les collections, les musées et les œuvres d’art provenant des époques antique, moderne et contemporaine, mais aussi des portraits de personnages influents du Vatican. Nous sommes aussi particulièrement attentif aux commentaires sur l’expérience de Rome chez un individu, c'est-à-dire ce qui semble l’avoir marqué (pauvreté, religiosité, architecture, etc.). Les sources visuelles65 que nous utilisons sont dans un premier temps étudiées et classées sous la forme d’un répertoire comprenant une description scientifique complète des pièces (auteur, titre, datation, technique, médium et matériaux, marques et inscriptions, dimensions, provenance, commentaire). Ensuite, nous étudions le dialogue entre les récits textuels et les images, la valeur d’image des sources, ce qu’elles donnent à voir ou imaginer et ce qui « fait image » chez le rédacteur, le lecteur ou le regardeur. Nous tentons enfin d’analyser les expériences sensibles et l’intention derrière l’usage des images matérielles et l’acte de les montrer. C’est en cernant aussi l’identité du regardeur, du propriétaire, de l’utilisateur et les

65 Les objets faisant partie du corpus, lorsqu’ils sont ramenés exclusivement à leur sujet ou leur iconographie, deviennent

de véritables sources visuelles. Prenons, par exemple, une estampe montrant des ruines romaines ou un tableau montrant un prélat important de la curie romaine ayant eu des entretiens avec Benjamin Pâquet. Si ces objets sont traités uniquement pour le sujet qu’ils représentent, ils deviennent des sources visuelles permettant de comprendre les jeux de réseaux ou de relations ainsi que les images pertinentes pour la construction d’une culture visuelle.

influences qui peuvent prévaloir au moment d’une acquisition, que nous pourrons définir une certaine culture visuelle de Rome au Séminaire de Québec.

Afin d’alimenter notre raisonnement et d’appuyer nos hypothèses de travail, nous interprétons les images, les livres et les documents du corpus selon le prisme de quelques théories provenant des sciences sociales, de la philosophie et de l’histoire de l’art. Pour décoder l’identité de l’image mentale de Rome au sein de l’institution, nous avons recours, notamment, aux notions de narrativité et d’intertextualité ainsi qu’à la figuration, configuration et refiguration de l’expérience temporelle de Paul Ricoeur. Nous pensons qu’elles peuvent à la fois s’appliquer à la construction du récit écrit mais aussi à la construction d’un ensemble d’images ou d’objets-souvenirs.

Dans ses ouvrages66, Temps et récit, et, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Ricœur s’est intéressé à la construction du récit ou la mise en récit de l’histoire et de la mémoire. Dans Temps et récit, il a développé sa pensée en trois grands concepts fondamentaux : la préfiguration, la configuration et la refiguration. La « préfiguration » se définit par l’actualité des événements, des actions et des rencontres produits par des humains, la « configuration » est la fixation de ces événements et de la mémoire dans un récit écrit, la « refiguration », elle, est la lecture ou la relecture du récit. Cet acte donne accès au savoir, à la connaissance et contribue fortement à constituer l’identité de l’individu qui lit ou reçoit le récit.

La mémoire ne s’applique pas davantage au présent, qui est le domaine propre de la sensation. Elle s’applique donc au passé uniquement, et il faut qu’un objet soit absent pour qu’on s’en souvienne ; […] l’objet lui-même étant absent, et la modification de l’esprit étant la seule présente, comment peut-on se rappeler ce qui est absent ? […] nous pouvons donc définir la mémoire, la perception dans l’esprit de l’image qu’y a laissée l’objet en tant que copie de l’objet dont elle est l’image ; et le principe auquel se rapporte en nous cette perception, c’est le principe même de la sensibilité, qui nous donne aussi la notion du temps67.

Il faut spécifier que la « réminiscence », que l’on peut associer au « souvenir », n’est qu’un fragment du passé et qu’il nous faut une aide extérieure pour reconstituer la mémoire. Celle-ci s’appuie sur des images que le corps garde et perçoit en termes de sensation. La configuration du récit, son écriture, ainsi que sa relecture se produisent toujours avec la présence d’images qui, elles, rendent sensible et

66 Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, c1983-1985 (1991), 3 tomes ; Id., La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil,

c2000, coll. : « L’ordre philosophique », 675p.

« présent » ce qui est absent ou passé. L’intertextualité, c’est-à-dire le dialogue ou la confrontation entre des récits et des images, lorsqu’elle est décodée ou « refigurée », donne lieu à la production d’un discours ou d’une rhétorique. Ce constat nous amène à mettre en relation le travail de Frances Yates en 1966, The Art of Memory68, avec celui de Ricœur et des historiens travaillant sur la culture visuelle tels que Hans Belting69 ou W.J.T. Mitchell70. Yates retrace l’histoire de la mnémotechnique depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle. L’auteure nous fait remarquer que pour livrer leurs discours, les orateurs grecs ne pouvaient pas avoir recours aux textes écrits, ils devaient les mémoriser. Ils avaient développé un système complexe où ils se constituaient mentalement des lieux de mémoires dans lesquels ils disposaient des imagenes agentes, c'est-à-dire des images frappantes ou laides. Chaque image ou figure correspondait à un argument. Il leur suffisait de parcourir mentalement ce lieu pour décliner les arguments de leur discours dans l’ordre qu’ils s’étaient donné préalablement. Yates démontre comment ce travail de mnémotechnique s’est transformé avec le temps. Au Moyen Âge, par exemple, les images se sont littéralement transposées sur les murs des églises gothiques sous forme de discours d’images syncrétiques et denses en symbolisme. Dans le cadre de l’écriture d’un récit, de l’exposition au musée ou du classement de la collection, la logique du discours, de la pensée et de la distribution tout aussi logique de l’objet dans l’espace littéraire ou muséal nous ramène à l’acte de la « configuration » chez Ricœur. Cette configuration correspond à un récit écrit avec des « images » littéraires, imaginé avec des images mentales et installé avec des images physiques dans un lieu, telle une salle d’exposition, ou dans un micro-espace, tel un album de type « scrapbook ». Toutes ces images ont cependant un point commun : elles ont une résonnance mentale chez celui qui les lit, les dispose ou les regarde. C’est au moment de l’acquisition et de la « lecture » de l’image que nous pouvons ouvrir la question de la construction de l’identité culturelle et de la « culture visuelle » du ou des regardeurs, qu’ils soient les propriétaires de ces images ou les bénéficiaires d’une visite dans le lieu où elles se trouvent, par exemple. La « culture visuelle », quant à elle, est devenue depuis le début des années 2000 un champ de recherche en soi. On y adopte le postulat que c’est à l’intérieur de l’homme que se produit l’« image » et non devant lui sur un support matériel au sens où l’entend Hans Belting : « l’homme est naturellement le lieu des images71 ». L’image reçoit une « identité » qui se

68 Frances A. Yates, The Art of memory, Chicago, University of Chicago Press, c1966, 464p.

69 Hans Belting, Pour une anthropologie des images. Paris, Gallimard, 2004, coll. : « Temps des images », 346p. 70 W.J.Thomas Mitchell, What Do Pictures Want? : The Lives and Loves of Images, Chicago, University of Chicago Press,

2006, 406p.

définit selon le bagage culturel et intellectuel du regardeur. La notion d’image, comme image mentale qui fait appel à la mémoire, au souvenir, au bagage culturel collectif ou individuel, mais aussi à quelque chose qui n’est pas présent devant soi, est donc ancrée dans la longue durée d’une histoire culturelle occidentale. À partir de ces théories de l’image, mises en interrelation avec une étude sociale et culturelle de l’art, il est possible d’analyser autrement des œuvres selon un regard neuf et de les faire témoigner de leur rôle culturel dans les sociétés où elles ont été produites ou utilisées. À ces théories, nous ajoutons des recherches de Jonathan Crary72 ou Jean-Louis Déotte73 sur les dispositifs techniques au XIXe siècle qui ont favorisé une transformation des pratiques du regard. Les avancées technologiques ont fait muter les images fixes peintes, gravées ou photographiques vers des images donnant l’impression de la tridimensionnalité et du mouvement74. Ces nouveaux spectacles visuels ont transformé les intérêts et les habitudes visuels des spectateurs et donc leur culture visuelle75. Au

Séminaire, Mgr Joseph-Clovis-Kemner Laflamme a même organisé de véritables spectacles

scientifiques publics entre 1877 et 1899 afin de montrer aux citoyens les avancées technologiques des dispositifs d’observation, notamment les séances de démonstrations de la lanterne magique tenues sur la terrasse Dufferin à Québec76.

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