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6. M ÉTHODOLOGIE ET CADRE THÉORIQUE

6.2 Un concept de travail fondamental : les mondes communs

L’objet de notre recherche, en l’occurrence les lieux, les personnes et les objets, forme ce que l’on peut reconnaître comme un monde à part ayant ses propres caractéristiques et spécificités. Pour le réfléchir, nous aurons recours à une notion complémentaire, celle des « mondes communs » élaborée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans leur ouvrage De la justification. Les économies de la grandeur62. Il s’agit d’un travail mené en sociologie des organisations et dont l’objet d’étude porte sur les conventions, les accords et les désaccords, la conduite et la coexistence des acteurs au sein d’une organisation. Les valeurs de référence ou la façon dont un individu peut se comparer à un autre sont appelées les « grandeurs ». Ce sont ces valeurs ou « grandeurs », faisant référence à leur qualité propre, dont ils peuvent se servir pour justifier leur point de vue, leur désaccord. Leurs arguments qui

60 Liste des autres prêtres retenus pour la thèse : Ovide Brunet (1826-1876), Charles-Octave Gagnon (1857-1926),

Ferdinand Cléophas Gagnon (1850-1909), Amédée Gosselin (1863-1941), Thomas-Étienne Hamel (1830-1913), Joseph- Clovis-Kemner Laflamme (1849-1910), Lionel Saint-George Lindsay (1849-1921), Cyrille-Alfred Marois (1849-1927), Olivier-Elzear Mathieu (1853-1929), Louis-Adolphe Pâquet (1859-1942), François Pelletier (1858-1944), Camille Roy (1870-1943), Henri Simard (1869-1927), Hospice-Anthelme Verreau (1828-1901).

61 Sandra Harding critique notamment l’absence d’une perspective portant sur les genres, les races, les classes et le post-

colonialisme, dans Sciences from below: Feminism, postcolonialities, and modernities, Durham, Duke University Press, 2008. David Bloor désapprouve, entre autres, le traitement égal réservé aux humains et aux « non-humains », dans « Anti- Latour », Studies in the History and Philosophy of Science, n°30, vol.1, (mars 1999), pp.81–112.

62 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, coll. :

servent à la justification de l’action peuvent s’appuyer sur des objets qui font partie de l’environnement commun des acteurs63.

Afin d’intellectualiser la complexité de cette situation, les auteurs évitent de parler de conflit entre les acteurs. Ils organisent plutôt les relations entre les individus en cités et en mondes, et qualifient l’état des acteurs, leur grandeur, en fonction de leur façon de se conduire avec discernement dans des situations régies par diverses formes de « bien commun ». Ce dernier concept répond à un système ordonné où les individus posent des actions de façon à accéder à une grandeur supérieure, des actions opposées à la jouissance égoïste.

Les auteurs identifient six mondes communs : monde de l’inspiration, monde domestique, monde de l’opinion, monde civique, monde marchand, monde industriel. En 1999, dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello64 ajoutent à la liste précédente le monde des projets. Les deux ouvrages de 1991 et de 1999 indiquent sous forme de paradigme la façon de se conduire à l’intérieur de chacune des catégories de sujets, d’objets et de relations, c’est-à-dire qu’à chaque monde correspond un axiome, un objectif ou un principe qui illustre ou transcende l’identité de celui-ci. Les notions de « mondes communs » ainsi que les sujets et les objets qui y sont présents sont ceux qui nous intéressent plus précisément. Les sujets sont des êtres, des acteurs, qui se qualifient par leur état de grandeur (grand ou petit) et cherchent à atteindre un niveau supérieur vers l’objectif du bien commun. Les petits se trouvent parfois grandis du fait qu’ils sont attirés ou impliqués dans les actions d’un grand. Les objets et les dispositifs, quant à eux, contribuent à « objectiver la grandeur » des personnes. Dans le cas du monde domestique, nous avons remarqué que le sujet, l’individu, se caractérise par le respect de la tradition et de la hiérarchie, du sens du devoir, de l’honneur et de la serviabilité. Les objets ou dispositifs qui objectivent la personne sont, par exemple, le savoir-vivre, le rang, le titre, les bonnes manières. Ce monde se rapproche de celui de prêtres voyageurs, intellectuels

63 Dans une analyse de l’ouvrage de Boltanski et Thévenot, Paul Ricoeur compare la notion de justification à celle de la

reconnaissance, et la dispute comme une lutte pour la reconnaissance : « Là où je dis reconnaissance, nos auteurs [Boltanski et Thévenot] disent justification. La justification est la stratégie par laquelle les compétiteurs font accréditer leurs places respectives dans ce que les auteurs appellent des économies de la grandeur. […] Une situation de dispute est engendrée par les épreuves de qualifications dans un ordre donné de grandeur. Cette compétition s’accorde bien avec notre concept de lutte pour la reconnaissance. » Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Gallimard, c2004, 2017, coll. : « Folio Essais », p.320. Il faut ainsi penser la notion de conflit ou de tension entre les personnes à la manière de la dispute en rhétorique et d’une compétition où s’opère une « opération de qualification des personnes par rapport à la situation qu’elles occupent sur l’échelle des grandeurs. » Idem.

et loyaux envers leur institution, qui tissent des réseaux au cours de leurs projets. Ce qu’ils apprennent et acquièrent au contact d’autres acteurs va contribuer à leur grandeur et leur permettra d’atteindre le bien commun qu’ils souhaitent : l’érudition, le partage de connaissances auprès de leur collectivité et l’élévation de la « famille » à laquelle ils appartiennent – la société des prêtres du Séminaire de Québec – à travers leur propre personne. Cette collectivité d’attache est un monde universitaire, éducatif et religieux. Les connaissances, les idées et les images mentales et matérielles qu’ils vont chercher à Rome sont puisées dans des mondes tout aussi familiers (par la religiosité et l’érudition des acteurs, par exemple) bien que différents par la culture, les mœurs et les coutumes. En partant du Québec, les prêtres partent d’un monde domestique et familier vers un autre monde domestique et familier par ses valeurs de référence, notamment l’usage du latin comme langue commune dans les offices religieux et les classes.

Selon les théories de Boltanski, Thévenot et Chiapello, les acteurs sont des personnes cherchant à élever leur grandeur dans un monde spécifique, et les objets sont des outils leur permettant d’atteindre le bien commun du monde dans lequel ils évoluent. Toutefois, les mondes sont communs et connexes. Des individus peuvent passer d’un monde à un autre dépendamment de l’action qu’ils doivent poser. Il est possible pour les prêtres de glisser vers d’autres mondes tels que ceux de l’inspiration ou du monde marchand. Le monde de l’inspiration est caractérisé par la créativité. Dans ce monde, le prêtre va chercher son élévation, sa « grandeur », par la transformation intérieure, l’illumination. Les notions d’inconscient, de rêve et d’idéal y sont fondamentales et « objectivent » l’acteur. Nous pouvons y rattacher les expériences cognitives et spirituelles. Par exemple, un prêtre tel que Mgr Bégin peut donc passer du monde domestique vers celui de l’inspiration lorsqu’il visite un lieu saint ou participe à un cours de théologie, puis glisser vers le monde marchand lorsque le supérieur du Séminaire lui demande d’acheter la momie Nen-Oun-Ef au Caire. Il acquiert celle-ci sur le marché noir et il la négocie fermement pour le bien de son institution. Il est ainsi dans une dynamique de monde marchand et ce qu’il doit accomplir pour demeurer cohérent avec ce monde est de l’ordre de la concurrence, de l’opportunisme, du contrôle des émotions, de la négociation, de la rivalité. Bien que les actes qu’il pose ne soient peut-être pas compatibles avec les idéaux d’un monde d’inspiration, ceux-ci visent son élévation dans le monde domestique. Il n’y a donc pas de paradoxe dans ce geste posé, mais plutôt une façon de gérer le discernement à l’intérieur d’une épreuve afin d’atteindre le bien commun et de faire grandir son institution. Mgr Bégin est alors pleinement cohérent avec le monde domestique où les notions d’honneur, de devoir et de respect envers son institution sont fondamentales.

En poursuivant cette réflexion, nous pourrions même adapter les mondes communs et les axiomes qui les composent à l’état de grandeur recherché par le prêtre en voyage à Rome durant la période. En étudiant tous les mondes communs, les prêtres, lors de situations exceptionnelles de leur parcours telles que celle de Mgr Bégin au Caire, viennent à poser des actions relevant d’un autre monde (inspiration, opinion, civique, industriel, marchand, projet). Les prêtres semblent cependant tous partager un même monde – domestique – mais, ponctuellement, ils glissent vers un monde commun « partagé » ou « connexe » pour réaliser des actions ou des missions leur permettant d’atteindre le bien commun.

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