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Le présent chapitre explore les diverses pratiques de mémoire qui participent d’une remédiation des médias de mémoire relatifs à Léo Gravelle, qu’elles résultent de son initiative personnelle ou de son entourage, des médias locaux ou de joueurs de hockey, plus ou moins âgés. Cette remédiation, qui advient par des pratiques qui les font à nouveau circuler, procure une « deuxième vie» (ou peut-être même une troisième ou une quatrième?) aux médias de mémoire de Léo26. Qu’elle se réalise par le

passage au numérique d’une archive stockée dans un album photo ou par la fétichisation d’une carte de hockey collectionnée, cette remédiation croise certains enjeux spécifiques au contexte dans lequel le centenaire a émergé. À travers les différentes pratiques qui l’ont fait être à la surface du centenaire, Léo est maintenu présent médiatiquement, en circulant à travers différents articles, photos, cartes de hockey, entrevues, etc. Cette circulation suppose que, par le biais des pratiques, les médias de mémoire se retrouvent ailleurs, dans d’autres espaces et d’autres mains que ceux à travers lesquels ils ont pris forme.

Interroger les pratiques de mémoire autour de/par Léo Gravelle se réalise d’abord par une exploration empirique des médias de mémoire par laquelle elles adviennent car si, comme le propose José van Dijck (2007), média et mémoire font l’objet d’un mutual shaping, j’estime que les pratiques et les médias de mémoire de/autour de Léo le font tout autant. Ces médias de mémoire existaient avant le centenaire, mais durant cet événement, ils ont refait surface et les pratiques par lesquels ils deviennent «mémoire» ont été actualisées. La remédiation ne me semble donc pas limitée aux « nouveaux » médias, qui permettraient selon Bolter et Grusin (1999) la double logique de l’«immédiateté » et de l’« hypermédiateté » du média grâce à la transparence et à la rapidité renouvelée des « nouvelles technologies ». Peu importe qu’il soit remédié à travers un format numérique ou non, la remédiation me semble plutôt changer les conditions d’usage du média, sans nécessairement les faire « mieux » apparaître. Dans la mesure où ces objets impliquent des usages particuliers de même que des enjeux spécifiques propres au contexte dans lequel ils circulent,

26 Une familiarité s’est toute suite installée entre nous lors de l’entrevue et de mes discussions avec son fils

Denys, de sorte que rapidement, je l’ai appellé par son prénom. Bien que la plupart des journalistes ayant interrogé Léo Gravelle le nomment par son nom de famille, j’ai repris au cours de ce chapitre la façon dont sa famille l’appelle (simplement par le prénom) à travers le site internet qui lui est consacré.

53 j’estime que les archives et la carte de hockey de Léo de même que ses propres objets souvenirs affectent les manières dont on fera (à nouveau) mémoire à propos de Léo.

Chacun à leur façon, ces médias incarnent à leur manière la vie passée de hockeyeur de Léo et revêt ainsi une importance considérable dans la façon dont seront mises sur pied ces pratiques de mémoire. Les façons dont ces médias de mémoire sont mobilisés pour être exposés et partagés, les soins qu’ils entraînent selon la valeur qui leur est accordée de même que les manières d’être avec eux affectent différentes pratiques de mémoire auxquelles ils sont liés. Qu’ils s’agissent d’une commémoration planifiée par la résidence de Léo ou d’une forme de « fétichisation » par les joueurs du Carella Bantam, sans le chandail ou la carte de hockey, les manières dont se sont réalisées ces pratiques de mémoire n’auraient pu être les mêmes. Ces médias de mémoire sont dotés d’une matérialité qui affecte la pratique et ce, même lorsqu’ils paraissent éphémères et altérables comme dans le cas du site internet ou des différents souvenirs narrés. S’ils n’ont pas la même durée ni le même pouvoir balisant de l’environnement bâti du Canadien de Montréal que je présenterai dans le prochain chapitre, il n’empêche que ces médias de mémoire organisent et orientent les pratiques de mémoire autour de Léo et importent quant aux façons dont se déroulent les relations des personnes impliquées dans ces pratiques.

Dans un contexte où le passé de Léo est « redécouvert » par des animateurs télé, des adolescents, des résidents d’habitation pour personnes âgées, des internautes, etc., il pourrait être tentant de retracer cette histoire personnelle inconnue, de l’exposer, d’en refaire le fil, de chercher les causes de son absence de la scène publique. Les objectifs que je poursuis au cours de ce chapitre sont cependant tout autres puisque que d’une part, je vise à comprendre comment se constitue publiquement Léo Gravelle en tant qu’Ancien joueur du Canadien de Montréal par l’entremise de pratiques de mémoire spécifiques et que d’autre part, j’interroge comment s’articulent les manières de faire mémoire sur le web à celles propres à la famille et à un sportif, qui maintiennent cette présence à la surface du centenaire.

54 En posant ces questions par le biais d’une approche communicationnelle de la mémoire au croisement des cultural studies, ce chapitre rassemble des pratiques de mémoire issues d’une manière de faire mémoire par la remédiation. En le structurant ainis, il s’agit de porter attention à la mise en présence d’un passé qui se retrouve maintenu, enduré, réactualisé par le biais de certaines pratiques. En considérant d’emblée que tant de choses circulent, disparaissent, s’évaporent ou se sédimentent (Straw, 2010), il s’agit de questionner les enjeux et les effets de ceux remédiés, qui continuent à être présents et visibles. Parce que la remédiation de ces « vieux » médias de mémoire devient ainsi une façon d’« endurer l’éphémère », pour reprendre une formulation de Chun (cité par Parkika, en préface dans Ernst, 2013), ces médias de mémoire se voient alors attribués une valeur particulière. Par l’entremise de ces objets hors du commun, des souvenirs et un passé s’incarnent; par leur entremise, ces derniers sont rendus présents, sont animés et font parties d’un quotidien. En regroupant à la fois des pratiques de numérisation d’archives, de biographisation, de collection, de distribution et de fétichisation, ce chapitre est organisé sur leurs récents usages ainsi que sur les effets que cela implique. Dans cette perspective, il s’agit alors d’interroger comment, au cœur des différents événements médiatiques évoqués plus haut, la remédiation des différents médias a été informée par des manières de faire mémoire à propos d’un parent et d’un joueur membre du Canadien de Montréal, a rendu effectives différentes relations sociales (père-fils, aînés-jeunes, amis vieillissants, célèbres-non célèbres), mais aussi comment divers rapports et formes d’attachement s’y sont actualisés.

Cette section repose sur une entrevue réalisée en mars 2012 avec Léo et Denys Gravelle, mes notes d’observation et des photographies prises lors de cette rencontre, des archives médiatiques, de même que sur une analyse du site internet leogravelle.com. À la fois pour rester cohérente avec l’objectif poursuivi au cœur de ce chapitre, qui vise à questionner en quoi les pratiques de mémoire relatives à Léo Gravelle le constituent publiquement en tant qu’Ancien du Canadien de Montréal, mais aussi par respect pour sa vie personnelle, les éléments analysés issus de cette rencontre seront ceux qui trouvent un écho médiatique, qui ont déjà été rendus publics autrement que par notre rencontre (que ce soit par le site ou par des entrevues médiatiques). Cette entrevue, dont plusieurs extraits seront exposés au cours des prochaines pages, constitue elle-même une forme de pratique de mémoire, dans laquelle les souvenirs d’enfance et familiaux ont été narrés par Denys et Léo.

55 L’entrevue a ainsi permis de mettre en évidence la famille comme un lieu mnémonique spécifique, comme le propose Astrid Erll, dans lequel s’articulent certains rapports et normes particuliers :

The family is a mnemonic community with specific mnemonic practices (face-to-face interactions, conversations at family get-togethers), contents of memory (kinship patterns, family-related past events), characteristics (emotional, allegiance-based, individualizing memory) and functions (normative and formative) (2011, p.308).

Sans toutefois me concentrer sur l’analyse de cette mémoire familiale, il s’agit de reconnaître que les dialogues de l’entrevue ouvrent sur un faire mémoire qui se réalise dans le quotidien d’une famille qui a vécu ensemble, dans les conversations que ses membres ont eues et continuent d’avoir, dans le partage d’objets signifiants entre les générations, etc.. Car comme le souligne Zelizer (1995), la « remémoration » (re-collection), à la fois dans ce qui en découle comme contenu et dans le processus même qui la caractérise, est faite à travers ces échanges (non seulement verbaux),mais aussi dans ces moments partagés où, comme Tumarkin (2013) le propose, s’incarnent dans le corps et dans les façons de se comporter une réactualisation d’un passé. Comme cette auteure le soutient, la performance de la mémoire familiale s’exprime alors plus que dans un narratif historique partagé et qu’au sein d’une représentation des origines, mais aussi dans une manière de vivre, dans les silences, comme dans les façons dont les corps agissent et dans les habitudes ancrées. La mémoire se pratique dans des rapports intergénérationnels et la pratiquer permet, comme nous le verrons à travers cette analyse, de lier les gens entre eux.

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L’écriture de ce chapitre dédié à la remédiation des souvenirs de Léo Gravelle, à l’ « endurance de l’éphémère » dans certains médias de mémoire et à leur recirculation, coïncide tristement avec le moment de son décès. Comme le titre l’article du quotidien Le Droit du 31 octobre 2013, « La Gazelle n’est plus » (Comptois, 2013). Dans un contexte marqué par le départ et l’absence, faire mémoire avec Léo Gravelle revêt une charge émotive plus forte. Bien évidemment, dans un tel moment, Léo a été commémoré publiquement, ne serait-ce qu’au moment de ses funérailles. Par respect pour Léo et sa famille, mais également parce que d’autres pratiques sont rendues présentes, la pratique de commémoration de Léo Gravelle ne sera pas l’objet de cette analyse. En mentionnant son décès, il s’agit néanmoins de reconnaître ici que la diffusion de l’annonce de son départ sur son site internet et dans le quotidien local côtoie d’autres pratiques qui contribuent à le garder présent.

56 La rédaction de cette thèse, ne serait-ce que par les passages qui relatent notre conversation lors de l’entrevue, en est une qui participe à sa façon à maintenir Léo présent et à le rendre animé. Que ça soit par la narration de souvenirs ou leur incarnation dans certains objets, Léo continue d’être là, d’une certaine manière. Son souvenir, sa mémoire, se matérialise encore, notamment à travers ses lignes.