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La remédiation de la mémoire comme outil de réappropriation

2.1 Bleuets et abricots : cueillir, se souvenir et partager

2.1.2 La remédiation de la mémoire comme outil de réappropriation

les médiations de la tradition orale, ces représentations à l’intérieur du texte appellent à réfléchir sur la place de la mémoire dans ces relations intermédiales. En effet, si le travail mémoriel inhérent à l’acte de raconter et la locution « je me souviens » ont permis d’établir la présence de ce paradigme, des extraits suivants viennent soutenir que la mémoire occupe une place prépondérante dans l’œuvre :

Pays mien ô je te nommerai par ton nom aux enceintes Anticosti aux enceintes Eeyou Istchee ouvrir la porte aux réfugiés

On recueillera la richesse invisible perdue entre les villes enchaînera les monstres de l’histoire

186 Maurizio Gatti, Être écrivain amérindien, op. cit., p. 92. 187 Ibid., p. 92.

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les contes éternels de la civilisation en nos forêts subarctiques

Pays mien ô […]

Si je te nommais mon ventre si je te nommais mon visage le nom de mes montagnes ma rivière

Utshuat Upessamiu Shipu188

Les répétitions en tant que marques d’oralité se retrouvent à nouveau ici, mais cette fois à travers les locutions « Pays mien ô » et « je te nommerai/si je te nommais ». On peut percevoir la médiation de la mémoire selon sa matérialité : celle-ci est fabriquée à même ce tissu oral révélé par la répétition de l’importance de nommer. Ainsi, la lutte contre l’oubli dont il est question est celle du patrimoine autochtone, comme l’illustre l’appellation « Eeyou Istchee » qui désigne les terres de la nation crie. Les liens entre la langue et la toponymie se poursuivent également lorsque l’énonciatrice veut nommer son corps et les éléments de son territoire : un extrait en innu complète tout de suite ces affirmations, comme s’il en était indissociable. Le rapport intime qui est à l’œuvre est d’ailleurs bien visible par le fait qu’il s’agit de son ventre et de son visage que la voix poétique veut elle-même désigner. Ces parties du corps font partie d’une énumération qui inclut également des éléments de la nature, dévoilant ainsi une proximité, voire une symbiose, entre sa personne et le paysage qui l’entoure.

Conjointement à ces relations entre corps, mémoire et territoire, la narratrice exprime le désir de produire un autre sens par-dessus les villes, « les monstres de l’histoire » et « les contes éternels de la civilisation ». À travers ces termes qui rappellent le lexique de l’univers du conte — notamment par les références aux êtres fantastiques et à la notion d’éternité — le texte indique que les traditions et récits ont été enfouis sous la structure urbaine et qu’ils doivent être cueillis à nouveau. Simultanément à la transformation du territoire en ville, la mémoire a souffert à son tour, d’où l’idée d’enchaîner les responsables de cette blessure. À la suite de Julie Hyland qui reconnaissait la mémoire comme moyen pour un peuple colonisé de s’inscrire dans la marge189,

l’instance médiatrice mémorielle de Bleuets et abricots permet ici, en enfermant les

188Natasha Kanapé Fontaine, Bleuets et abricots, op. cit., p. 14. 189 Voir chapitre 1.

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monstres qui rappellent les sévices historiques, de libérer une autre mémoire. Au fil du texte, la mémoire forge le pays, nomme les lieux en langue autochtone et reconnaît le lien entre l’humain et son territoire — au contraire des villes qui l’en séparent. À ce sujet, le travail mémoriel se poursuit plus loin dans le texte :

J’ai mémoire de la mort embrasse le savoir sur le front

le retour des miens guidés par les ombres

Je suis femme la terre d’où l’on a tiré mon nom mon pubis attend l’avènement les missionnaires me disaient Montagnaise moi je dis femme-territoire mes montagnes t’enseigneront l’avenir Une femme se lèvera vêtue de ses habits de lichen vêtue de ses traditions vêtue de son tambour intérieur190

À la suite du travail de réinscription des langues autochtones dans le territoire, c’est la narratrice elle-même qui se soulève et se nomme à son tour. La mémoire porte ici en elle les savoirs ancestraux qui poussent la « femme-territoire » à se tenir debout. Le fait que le poème emploie à plusieurs reprises la forme future pointe vers l’avènement, le retour à la dimension mémorielle des anciens se fait dans le but d’une continuité. Il est question ici d’un avenir où le territoire se porte à même la peau et où les noms d’origine ne sont pas effacés par les appellations coloniales.

Si la médiation de la mémoire permet ici de bâtir une résistance en réaffirmant des éléments culturels qui servent de guides, la fin du poème « La marche » lui confère également un autre rôle :

J’abrogerai toute loi au pays que les hommes s’inventent

vous apprendrez Pays mien a un nom plus grand que l’Amérique191

190 Natasha Kanapé Fontaine, Bleuets et abricots, op. cit., p. 20. 191 Ibid., p. 21.

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Ici, le désir de couvrir le plus de territoire possible est exprimé. Cet extrait rejoint les vers cités précédemment où la voix énonciatrice nommait le pays par son nom « aux enceintes Anticosti/aux enceintes Eeyou Istchee ». En plus d’affirmer la grandeur des étendues territoriales autochtones, la désignation de ces noms dans le texte rétablit un lexique hors colonisation — contrairement à l’appellation « Amérique ». Ainsi, une vision du monde autochtone reprend ses droits en brisant les confinements qui sont à la fois physiques, territoriaux et judiciaires. Dans ce contexte, abroger « toute loi/au pays que les hommes s’inventent » fait écho à la création de frontières imaginaires — les réserves — par la Loi sur les Indiens. La toute fin du recueil scelle le travail de la mémoire qui s’est amorcé dès les premières pages :

Je prie garde mémoire

pays mien […]

Mes descendants diront Nitassinan Assi

Je reviendrai nommer l’île lui redonner son histoire son nom ne sera plus inégal Nul ne peut être digne de la terre si la dignité n’est redonnée aux femmes aux hommes aux enfants À qui on l’avait dérobée192.

Dans cette dernière section intitulée « La Migration », les savoirs liés au territoire circulent entre les générations. Un déplacement a lieu au cœur de ces vers, la voix poétique « revien[t] nommer l’île/lui redonner son histoire ». Ainsi, ce parcours autour du pôle se clôt sur la promesse d’une reconnaissance, et l’on peut dès lors affirmer qu’il a servi à retrouver et redonner ce qui a été arraché. Le « pays mien » est ainsi finalement nommé : il est le Nitassinan, le territoire innu. Le trajet, en passant d’abord par les mythes et les

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contes, a ensuite permis de rétablir l’importance de se souvenir des récits dans un but de réappropriation d’un territoire culturel et physique.

2.2 Manifeste Assi : un territoire rêvé, chanté et protégé