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2. RELIGIONS ET DIVISIONS : LE DISCOURS PATRIARCAL

PREMIERE PARTIE

2. RELIGIONS ET DIVISIONS : LE DISCOURS PATRIARCAL

Il n’est pas aisé de faire une claire distinction entre la spiritualité africaine et la religion africaine. En effet, l’usage confond très souvent ces deux termes alors que pour certains critiques, ils constituent des entités distinctes. Ainsi, faisant la critique de l’anthologie African Spirituality : Forms, Meanings and Expressions dont Jacob K. Olupona est l’éditeur, Robert M. Baum fait le reproche suivant:

There is little attempt to distinguish African spirituality from African religion. This anthology reflects the latter’s emphasis on organized religion rather than on the personal religious experience more often associated with spirituality. In this collection, like most anthologies concerning African religions, the focus is collective and institutional rather private and personal54.

Nous fondant sur cette différentiation, nous pouvons bien nous rendre compte que l’analyse de l’autorité spirituelle dans le précèdent sous-chapitre a pris appui sur la spiritualité en tant qu’expérience personnelle des personnages féminins (ceci ne veut pas dire pour autant qu’elle n’a pas de rapport avec le reste de la société). Quant à cette section, elle se propose d’analyser le discours utilisé par les prêtres dans les religions traditionnelles africaines (religions instituées et donc organisées) et les religions supposées révélées (Islam et Christianisme) et leur évolution pendant et après la conquête de l’Afrique par les Arabes et les Européens tel qu’Armah se la représente. Nous verrons si le discours utilisé est neutre, sexiste ou patriarcal et s’il a exercé et exerce encore une influence sur le statut de la femme africaine.

Two Thousand Seasons et The Healers, les deux romans historiques d’Armah

traitent avec le plus d’acuité du rôle joué par la religion dans la résistance africaine à la conquête coloniale. Alors que le premier roman dénonce l’Islam et le Christianisme, le second quant à lui analyse le rôle de la religion africaine dont la fonction primordiale consiste à entretenir la relation entre les vivants et les ancêtres. Pour mieux comprendre le rôle de la religion africaine dans ces romans, il faut les placer dans leurs contextes respectifs. The Healers retrace d’une part les conflits

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entre tribus africaines pour le contrôle des petits royaumes et d’autre part la lutte entre Africains et Européens pour le contrôle du continent africain symbolisé dans cette œuvre par l’empire achanti. A l’opposé de ceux qui recherchent le pouvoir par la force et la violence, on y trouve ceux qui s’inspirent de la tradition et qui s’appuient sur ses vertus naturelles et thérapeutiques pour guérir les malades victimes de la violence de la conquête coloniale. Dans une telle atmosphère, le recours à la religion peut être perçu comme la recherche d’un allié fort et protecteur qui aiderait à surmonter les différentes épreuves existentielles auxquelles le peuple africain est confronté dans sa lutte pour la survie. On assiste ainsi à des rituels d’intercession en vue d’implorer l’intervention des ancêtres. De même, l’esprit du dieu des eaux et celui du dieu de l’armée sont régulièrement invoqués avant les batailles décisives tandis que d’autres dieux achantis sont appelés à la rescousse dans d’autres circonstances. Vu l’importance de ce désir d’élévation spirituelle, il nous importe ici d’analyser le rôle joué par chaque sexe dans l’accomplissement de ces rites et de voir si ces rôles sont hiérarchisés ou complémentaires dans la tradition africaine. Il est coutume dans la tradition akan d’adresser des prières et incantations aux soixante-dix-sept dieux de la région de Cape Coast avant chaque récolte afin qu’ils permettent que la récolte soit abondante. Il en est ainsi de la fête des ignames et des festivités ouvrant la saison de la pêche. Dans The Healers, on remarque la participation des prêtres et prêtresses africains à cette cérémonie qui a lieu annuellement dans la première semaine du mois de septembre. Les rituels sont supervisés par le roi qui, de façon symbolique, en lançant un filet dans l’eau, ouvre la saison de la pêche. Il est important de noter ici la présence de prêtresses et de prêtres, ce qui montre que dans la sociétée représentée, il n’y a pas de sexisme dans les affaires religieuses et que contrairement à ce que prétendent certains anthropologues les religions africaines ne sont pas l’apanage des hommes. Le fait que l’ouverture des saisons se fasse près des rivières ou fleuves n’est d’ailleurs pas le fait du hasard. Le Fosu, rivière femelle où habite la vieille thérapeute Ama Nkroma symbolise la fécondité. S’il est vrai que le lancement de la saison de pêche ne pouvait avoir lieu ailleurs que dans un fleuve, une lagune ou une rivière, il faut noter que les rites précédant la saison des autres récoltes se deroulent selon la coutume dans ces mêmes endroits car l’eau symbolise la fécondité et la fertilité et est de ce fait intimement liée au principe féminin.

Par ailleurs, en lisant The Healers, le sentiment d’une compréhension plus approfondie de la religion et de la tradition par les femmes semble être la règle. Ainsi, c’est la reine mère du royaume des Achanti, Efua Kobri, par exemple qui explique la conception akan de Dieu (Odomankoma Kwame) en tant que créateur de tout l’univers et donc auquel sont inféodés les petits dieux tels que les dieux de l’eau ou de l’armée si souvent invoqués avant les moments importants de la vie du peuple. Elle affirme à ce propos : « Ever since we began, we have depended not only on our strength, but on the help of the great one, Odomankoma Kwame, God of all creation. When our cause has been just he has given us victory » (The Healers, p. 279 ) comme pour bien montrer que sa croyance s’ancre dans une connaissance intime de la tradition.

L’autorité religieuse de la femme akan est également remarquable pendant les cérémonies funéraires. En effet, il y a tout un art qui entoure les rituels pendant un événement aussi traumatique qu’important que celui de la disparition d’un être cher dans la tradition akan. La vision de la continuité entre la vie et la mort qui constitue le fondement de l’ontologie religieuse africaine - notamment achantie - fait des cérémonies funéraires un moment où la tradition déploie toute sa complexité. L’importance de l’oralité se perçoit à travers les rites et surtout dans les pleurs dont seules les femmes ont le secret. Comme l’écrit Osei-Mensah Aborampah, « Singing a dirge in the past usually signaled the commencement of the funeral ceremony and remained its mainstay for a long time, until it was reinforced and eventually by music and dance (…) The very enactment surrounding singing dirges is a clear testimony to the artistic endowment of Akan women55 ». Armah montre dans The Healers que les femmes ont la préséance sur les autres officiants dans cet autre domaine culturel. Ainsi après les funérailles du prince Apia, c’est la reine mère Nana Esi Amanyiwa, grand-mère du défunt qui donna l’ordre qu’il soit enterré alors que le lecteur pouvait s’attendre à ce que cet ordre vienne d’Ababio, l’homme le plus âgé de la cour royale. Le narrateur décrit la scène d’une manière pathétique :

She had left her sickbed because she wanted to be with her favourite grandchild on this his final journey. She has stood there in the yard, patient, wordless, her sorrow running unchecked down her cheeks. The day was burning.‘The sun has been fierce,’ Esi Amanyiwa said. ‘The burial must be done now.’

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Osei-Mensah Abrorampah, « Women’s Roles in the Mourning Rituals of the Akan of Ghana », Ethnology, Volume 38, Summer 1999, p. 266

So Ababio swallowed the words he had been preparing to speak. Reluctantly, he made way for the carriers of the bier to pass. (The Healers, p.56)

On peut se demander si ce rôle échoit nécessairement aux femmes dans la tradition de la société akan. Traditionnellement, il semble que c’est au plus âgé des hommes que ce rôle revient car le narrateur nous dit qu’Ababio s’apprêtait à parler quand la reine mère a pris la parole et si ce dernier n’a pu contester son action c’est bien parce que sur le plan moral, en tant qu’instigateur du meurtre, il n’est plus en phase avec les valeurs de la tradition (The Healers, p. 56). Même si, à cet instant, le meurtrier était encore inconnu, Nana Esi Amanyiwa avait pressenti qu’Ababio était l’auteur de l’acte ignoble. Son action confirme que les femmes akan étaient parties prenantes aussi bien dans la tradition que dans la religion dans l’Afrique ancienne. Cependant on note dans The Healers une critique des pratiques religieuses africaines. Armah fait preuve d’objectivité en évitant d’idéaliser la tradition africaine. Ainsi le deuxième chapitre de la cinquième partie du roman intitulé «The Sacrifice of Victims » raconte les méfaits de la croyance africaine. En effet, au lieu de s’unir pour s’opposer au colonisateur, les petits royaumes africains s’affrontent entre eux et s’affaiblissent. Leurs stratégies de combats consistent, de part et d’autre, à offrir en sacrifices au fleuve Pra des citoyens de leurs royaumes respectifs afin que le dieu des eaux combatte à leurs côtés. Ces scènes d’une grande cruauté sont rapportées au lecteur du point de vue du jeune Densu :

A small crowd of men, led by three priests in white, their faces painted with death’s white clay, accompanied the victims. There were two drummers beating drums carried on the heads of drumboys, drumming a slow death to the spirit of the sacred river Pra. Densu heard the message and knew its meaning.

It was a message pleading shame and guilt. The drummers, on behalf of the king of Assen Nyankomase, accepted the guilt of people who had neglected their god in happier times. Now, surprised by danger, they have come to ask forgiveness.(…) They asked the river not to turn its long-nursed anger against the neglectful worshippers. Instead they asked the river to raise its anger against the Asante army which, the drummers said, would be coming soon to cross the river, bringing death to the river, bringing death to the river’s worshippers. The drums alternated, repeating their prayers. After each prayer the refrain was beaten:

Accept, O Bosom Pra,

Accept this offering, sacred river, Accept, accept.

A new victim was pushed to the edge of water with each such prayer. At the words ‘Accept, accept’, strong men cast him down forcibly and a sword slashed his throat. His blood poured out to redden the river. (The Healers, pp. 160-161)

Les soldats de l’armée des Achanti feront à leur tour quelques jours plus tard les mêmes sacrifices humains qui n’empêcheront pas cependant la perte massive de leurs combattants dans le fleuve Pra, objet de leurs incantations. Ces sacrifices contribuaient-ils à la survie des royaumes africains ou répondaient-ils tout simplement au désir de puissance des rois africains ? Vraisemblablement, Armah montre à travers ces sacrifices que les Africains se sont trompés de combat à un moment crucial de leur histoire. Il remet en question le bien-fondé de ces sacrifices humains qui avaient lieu dans les temps anciens. La religion africaine, telle que pratiquée dans The Healers, n’est pas conforme à l’esprit de non violence et de continuité véhiculé par la tradition. C’est d’ailleurs ce que sous-entendent les propos de la reine mère : « When our cause has been just he [Odomankoma Kwame, le Créateur dans la philosophie achantie] has given us victory. But what cause have we been fighting for these days ? We have done so many things to bring the curse of God on our heads, and God is punishing us » (The Healers, p. 279).

Il est inadmissible que le dieu du peuple noir soutienne une partie du peuple contre une autre alors que l’ennemi commun, le colonisateur est aux aguets. Aussi comprend-t-on difficilement l’interprétation que le Professeur Kofi Yankson fait des sacrifices humains lorsqu’il estime que certains lecteurs pourraient les considérer comme des pratiques barbares et inhumaines alors qu’ils sont l’équivalent du sacrifice d’Abraham dans l’Ancien Testament ou de la mort de Jésus dans le Nouveau Testament. Selon lui les sacrifices humains doivent être perçus comme des offrandes de grande portée56. Sans initier ici un débat théologique, il y a lieu de remarquer la disproportion qu’il y a entre les sacrifices d’Abraham et de Jésus et ceux pratiqués au sein des royaumes africains ne serait-ce que sur les plans qualitatifs et quantitatifs. En effet, alors que le sacrifice (non accompli) d’Abraham a conduit à substituer un animal symbolique à la place de l’enfant, le sacrifice décrit dans ce roman ne prévoit pas une telle solution. En outre, les Ecritures nous apprennent que Jésus a été sacrifié seul et Abraham devrait sacrifier un seul enfant. A l’opposé, le nombre grandissime de victimes involontaires immolées dans le cadre de ces actes sacrificatoires nous interpelle sur l’ensemble des phénomènes qui ont affaibli les anciens empires du continent africain. En plus, on a le sentiment que Yankson ne prend en compte que le contexte ethnographique. Il ignore

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complètement le regard critique de l’auteur. On ne doit oublier qu’Armah fait raconter ces scènes par l’un des personnages principaux qui subit une initiation à la fonction de thérapeute et qui de ce fait s’oppose à toute forme de violence et de division. Le narrateur ne dit-il pas que ce dernier (Densu) eut la nausée en voyant ces choses ? Dans le discours postcolonial africain, il y a une tendance à faire de la tradition une surenchère qui consiste à vouloir que le monde présent se conforme à la réalité du passé. Or cette vision ne traduit qu’une incapacité à trouver ou à inventer des solutions aux problèmes auxquelles la société africaine est confrontée. Fanon dénonce cette situation quand il écrit : « Vouloir coller à la tradition ou réactualiser les traditions délaissées, c’est non seulement aller contre l’histoire mais contre son propre peuple57 ». Armah fait ici preuve de lucidité et d’une admiration mesurée en prenant ses distances vis-à-vis de la tradition africaine dans un contexte où se souvenir du passé est souvent perçu comme une exhortation à le valoriser. Son approche ambivalente de la tradition et de la culture est une invitation à opérer des choix judicieux et à délaisser les pratiques rétrogrades dans les coutumes africaines. Il légitime ainsi la pensée de Mikhael Bakhtin que James Clifford reprend à son compte en affirmant que la représentation ethnographique doit incorporer un dialogisme narratologique qui montre le caractère contestable, temporaire et émergent de la culture dans la mesure où elle n’est pas un ensemble de données, de symboles et de significations dont l’interprétation peut être définitive58.

En parcourant l’analyse de Yankson, on a le sentiment qu’il ne mesure pas suffisamment la dimension critique des propos du narrateur. Le texte est ici utilisé comme prétexte pour ressasser l’éternelle opposition entre l’Afrique et l’Occident. En effet, à travers The Healers, Armah démontre que l’Afrique n’a pas su utiliser tous ses atouts dans la résistance coloniale. La religion africaine a été utilisée à des fins triviales et claniques au lieu d’être mise au service de l’intérêt général du continent. Dans ces conditions, on ne peut pas être surpris du fait que le colonisateur a habilement utilisé les failles de ce clivage interne pour implanter sa propre religion.

Par ailleurs, contrairement à d’autres romans africains - par exemple Things Fall

Apart59 de Chinua Achebe - dans lesquels on note une tendance phallocentrique de la tradition, The Healers expose une vision collective de la culture africaine à travers

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Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (Paris : Petite Collection Maspero, 1975), p. 155.

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James Clifford, « Partial Truths », James Clifford and Georges Marcus (Eds), Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography (Berkeley : University of California, 1986), p. 19.

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les rites africains. Cette caractéristique se remarque par le fait que les sacrificateurs se composent de prêtres et de prêtresses et les victimes d’hommes et de femmes. En d’autres termes, la philosophie religieuse africaine telle qu’Armah se la représente n’est proprement ni masculine ni féminine, elle n’admet pas de marginalisation. L’analyse montrera que contrairement à ce principe d’équilibre, d’équité et d’égalité, les religions européennes importées en Afrique aux fins de l’exploitation économique du continent comporte un discours patriarcal hiérarchisant et diviseur. Leur avènement déchoit la femme de toute autorité spirituelle contrairement à ce qu’il nous a été donné de constater dans la manière dont Armah représente l’Afrique précoloniale.

Two Thousand Seasons est l’œuvre qui critique avec le plus de virulence le rôle

joué par les religions occidentales et l’Islam dans la colonisation du continent africain. Armah y peint la religion comme un élément déstabilisateur dans l’histoire de l’Afrique ; c’est un instrument dont le colonisateur s’est servi pour préparer les esprits à accepter l’inacceptable, c'est-à-dire la soumission à une autorité étrangère. Armah critique de façon acerbe la stratégie coloniale qui, semble-t-il, consistait à diviser afin de mieux régner. De toute évidence, son analyse s’inscrit dans un discours anti-colonial car sa représentation est une claire dénonciation de la brisure d’un équilibre social, religieux et surtout de l’harmonie qui existait entre hommes et femmes. Ceci est perceptible dans la manière dont il représente l’entrée de cet instrument de conquête sur le continent.

We are not stunted in spirit, we are not Europeans, we are not Christians that we should invent fables a child would laugh at and harden our eyes to preach them daylight and deep night as truth. We are not so warped in souls, we are not Arabs, we are not Muslims to fabricate a desert god chanting madness in the wilderness, and call our creature creator. That is not our way.

What we do not know we do not claim to know. Who made the earth and when? Many thoughts, growing with every generation, have come down to us, many wonderings.(…) But from the desert first, then from the sea, the white predators, the white destroyers came assailing us with the maddening loudness of their shrieking theologies. (TTS, p.3)

Le dédain du narrateur se perçoit dans le prologue à travers la négation des religions étrangères notamment l’Islam et le Christianisme. Dire ce qu’on n’est pas est parfois un moyen efficace d’affirmer ce qu’on est. C’est cette méthode véhiculée par la tradition orale africaine qu’adopte le narrateur en montrant en quoi les principes de la croyance du colonisateur s’éloignent des fondements culturels du

peuple africain. L’insistance sur le « not » est une invitation formelle à ne pas embrasser l’idéologie des religions des colonisateurs. Les nombreuses expressions dégradantes utilisées par le narrateur pour qualifier les dieux des Arabes et des Européens tout au long de Two Thousand Seasons dénote le rôle joué par la croyance extérieure et montre le caractère dramatique de la rencontre entre deux civilisations que tout opposait sur le plan spirituel. On note ainsi l’expression « slave-owning god » (dieu esclavagiste) à la page 24, l’expression « religious madness » (folie religieuse) est utilisée à la page 28 pour qualifier l’état dans lequel se trouvent