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COLONIALISME, CULTURE ET DEVIRILISATION MASCULINE

PREMIERE PARTIE

L’AFRIQUE FACE A LA CRISE D’IDENTITE

2. COLONIALISME, CULTURE ET DEVIRILISATION MASCULINE

2. COLONIALISME, CULTURE ET DEVIRILISATION MASCULINE

La figure de l’homme est l’objet d’une désintégration dans les romans d’Ayi Kwei Armah. En effet la peinture de l’Afrique coloniale et de l’ère postcoloniale montre que l’image de l’homme est bien différente de celle que véhiculent les contes, légendes et mythes. En se plaçant dans une perspective historique, il est possible d’affirmer qu’il y a un changement significatif qui s’explique essentiellement par les mutations que connaît la société africaine et la rencontre entre l’Afrique et l’Europe. En effet, la tradition orale montre que l’homme symbolisait des vertus telles que la sécurité, le courage et la persévérance alors que la patience, la beauté, l’amour ou la

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douceur caractérisaient la femme. Ces spécificités féminines et masculines sont rappelées par le narrateur de The Healers à travers la description des caractéristiques de deux fleuves :

Two streams flowed by Esuano. One was a calm stream. It flowed so gently there were places where its motion was barely visible. Its waters were extraordinarily clear. You could see all the way down to the bed of fine sand sprinkled with pebbles of many colours, from light yellows to deep, dark purples (…) Because the first was smaller and gentler than the second, and also because it was such a clear thing of beauty, people named it Nsu Ber, the female river.

The second river was wider and more turbulent than the first. Its bed was invisible; its waters were opaque with mud. In its flow past Esuano it carried a heavy load of leaves, twigs, and broken branches from its course upstream. Along both its branches, it deposited not sand but silt, a thick muddy ooze. Partly because this second river was heavy and physically forceful, and partly because it lacked the beauty of the first, people called it Nsu Nyin, the male river. (The Healers, p. 3)

Cette différentiation montre l’association de la virilité à l’image de l’homme. En effet, pendant les guerres tribales ou contre l’invasion d’un royaume par un autre royaume, la société pouvait compter sur le courage viril de l’homme et donc sur sa capacité à défendre la communauté et ses intérêts. Cette assurance n’a malheureusement pu résister à l’usure du temps et aux bouleversements historiques. Elle a plutôt progressivement fait place à une figure masculine qui n’est devenue que l’ombre d’elle-même. Ce changement, du fait qu’il affecte remarquablement les us et coutumes africains, fait penser à une crise générale de l’identité de l’Africain et de l’ensemble des caractéristiques spécifiques au sexe masculin.

Les romans sur l’Afrique coloniale sont ceux qui se font le plus l’écho de cette perte du prestige de l’homme. L’image du rejet de la figure paternelle y est prégnante. Cependant, comparée à celle mise en scène par Achebe dans Things

Fall Apart à travers le personnage d’Okonkwo, elle s’avère moins démonstrative. En

effet, Armah célèbre peu la virilité masculine, c’est-à-dire l’ensemble des caractères physiques et moraux que l’on considère traditionnellement comme spécifiquement masculins. Ainsi remarque-t-on qu’il y a dans ses romans très peu de personnages masculins physiquement forts ou qui sont de la trempe d’Okonkwo, cet homme qui incarne l’idéal masculin dans Thing Fall Apart. Au contraire, on remarque que les traits psychologiques de ses personnages sont plus accentués, comparés à leurs caractéristiques physiques ou autres symboles exaltant la virilité masculine. Cependant, la représentation qu’Armah fait de l’attribution des rôles sexués par la société africaine ne fait l’objet d’aucune ambiguïté. Il montre ainsi à quel point l’idéal

masculin se perd dramatiquement pendant la colonisation et comment ce changement perdure dans une société africaine dont il décrit avec pertinence l’anomie totale. Cette crise identitaire est perceptible à travers diverses figures dont celles du lutteur, du guerrier, de l’oncle, du père ou de l’homme tout simplement, toutes ces images se mêlant parfois dans la société matrilinéaire akan dont les spécificités culturelles sont mises à nu par l’auteur.

Nous nous intéresserons en premier lieu à l’image du lutteur dans The

Healers. En effet, perçue comme l’une des compétitions les plus anciennes de

l’Afrique traditionnelle, la lutte est un sport qui met en exergue la force physique de l’homme et sa capacité à se mesurer à ses compagnons d’âge. Dans son deuxième roman historique, Armah fait la critique de cette forme de manifestation de la virilité masculine en remettant en question de façon ostentatoire sa fonction sociale. La tendance du narrateur-conteur à faire référence à une période assez reculée du passé africain est aisément perceptible dans la mesure où ce dernier se perçoit d’emblée comme la mémoire vivante de l’Afrique qu’il célèbre à travers l’oralité. C’est à travers l’entremêlement qu’il fait entre le passé, le présent et l’avenir que se révèle la trame du roman. Initialement organisés entre les jeunes de sexe masculin d’une région donnée, ces jeux étaient perçus comme des rites de passage entre l’adolescence et l’âge adulte. Plus que de simples festivals, ils représentaient surtout un moyen de rapprochement, de fraternité et d’unité pour toutes les générations car focalisant pendant deux semaines l’attention de jeunes et vieux, notables et administrés. Ceux qui se souviennent des circonstances qui ont motivé leur initiation témoignent de leur caractère rassembleur. Le narrateur dit en effet:

The way the people who still remembered talked of them, these has been festivals made for keeping a people together. They were not so much celebrations as invocations of wholeness. They were the festivals of people surviving in spite of unbearable pain. They were reminders that no matter how painful the journey, our people would finish it, survive it and thrive again at the end of it, as long as our people moved together.

(The Healers, p. 4)

Selon toute vraisemblance, ces compétitions devraient donc se dérouler de façon conviviale. Mais oubliant la vocation de ce rassemblement, les compétiteurs et leurs supporters ont pris l’habitude d’arriver trop excités, la victoire étant devenue leur seule motivation. A Esuano, contrée du narrateur, du fait de cette obnubilation inexplicable, l’esprit d’unité et de fraternité a disparu depuis si longtemps que

personne n’ait songé à replacer ces jeux dans leur contexte initial. Cette dénaturation du sens des jeux est l’objet d’une virulente critique du narrateur qui dénonce le fait que la société n’ait pu transmettre aux jeunes l’esprit de convivialité. Au demeurant, ces festivités sont devenues la célébration de la victoire d’un seul compétiteur sur tous les autres. Le narrateur exprime son indignation quand il affirme à ce propos:

The games were now trials of individual strength and skill. At their end a single person would be chosen victor, and isolated for the admiration of spectators and the envy of defeated competitors. (…) A whole community gathered every chosen year to take part in rituals of wholeness. But at the end of the ceremonies of wholeness a single individual was held up to be glorified by the whole community. Where was the root of wholeness in such a strange ritual of separation? (The Healers, p. 6)

Sa désapprobation prend la forme d’un réquisitoire contre le dévoiement de la tradition quand il met en scène l’assassinat manqué d’un compétiteur par un autre, qui en violation des règles du jeu, a voulu l’étrangler. La description de la scène ne montre pas seulement la monstruosité d’une tradition pervertie mais aussi l’utilisation de l’énergie humaine à des fins peu nobles. La description du compétiteur fautif montre en effet que ses qualités physiques surpassent de loin ses qualités morales :

As the giant stood now, his body seemed near to exploding. Every muscle bulged with some huge, uncontrolled tension. The inner tension was visible in the massive face. It seemed to have pushed all the giant’s features outwards, so that his teeth, which were enormous, each yellow one separated from its neighbour by ample space, strained aggressively forward, forcing his slimy lips permanently open. (The Healers, p.9)

Le message d’Armah va au-delà de la simple représentation du combat physique qui retrace la mort manquée du lutteur. Il s’agit ici de la critique d’une utilisation peu orthodoxe des forces de l’Afrique. Buntui le lutteur ci-dessus décrit symbolise en effet la virilité mal assumée de l’Afrique. Par ailleurs, à travers ces festivités dont l’esprit est si peu compris par la société représentée dans The

Healers, Armah fustige tous les abus ayant empêché les velléités d’unité et de

fortification de l’Afrique. En cela, la critique qu’il fait des lutteurs dans ce roman est parallèle à celle qu’il fait des guerriers africains dont la mission qu’ils s’assignent dans la société (sous domination coloniale) ne contribue pas à l’unité africaine. Ceux-ci symbolisent également la division et le manque de conformité à une tradition qui célébrait jadis l’unité du peuple africain.

Le personnage qui illustre le mieux cette déchirure est sans doute Assamoa Nkwanta, commandant-en-chef de toutes les armées du royaume achanti dans la

société traditionnelle présentée par Armah dans The Healers. Asamoa Nkwanta est confronté à deux problèmes : le premier relève de la tradition dont il apparaît comme une victime et le deuxième, qui ne sera abordé qu’ultérieurement, est d’ordre politique. L’histoire de ce guerrier intelligent, charismatique et stratège envers qui le narrateur ne tarit pas d’éloges est racontée de façon pathétique. De ce fait, le personnage attire la sympathie et la compassion du lecteur dans la tragédie qu’il vit dans sa société. En effet, il est présenté d’abord comme le “Srafo Kra’’, c’est-à-dire l’âme de l’armée des Achanti, le plus grand général que cette armée n’ait jamais connu, ensuite le maître des généraux, et enfin l’ “Osajefo’’, le titre le plus honorifique qu’un soldat puisse obtenir dans l’armée des Achanti. A l’évidence, plus qu’une passion, l’armée représente toute la vie d’Assamoa Nkwanta. Il l’avouera d’ailleurs à Damfo, le maître thérapeute, en ces termes :

The army has been my life. I do not remember a single unhappy day as a warrior. I wanted to spend my life fighting for Asante, and after my life I wanted my blood to continue my work. My nephew … (The Healers, p. 180).

Ainsi suggéré par la fin de sa phrase restée incomplète du fait de l’émotion qu’il ressentait encore, le général aurait voulu transmettre l’art de combattre et de diriger l’armée à son neveu (my blood) et non à son fils comme le lecteur non Ouest-Africain ou occidental aurait pu le comprendre dans le passage ci-dessus. En effet selon le droit coutumier du système matrilinéaire pratiqué en Afrique de l’Ouest, particulièrement chez les Akan du Ghana et de la Côte d’Ivoire, l’héritage d’un homme revient au fils de sa sœur (son neveu) avec qui il partagerait le même sang. Or ce neveu à qui Asamoa Nkwanta avait commencé à transmettre les rudiments de son savoir et à qui il présageait un avenir plus grand que le sien est atrocement abattu par un prince. En effet, en vertu de la coutume, des innocents doivent être tués à la mort d’un roi afin que ceux-ci aillent le « servir » dans le séjour des morts comme il l’a été de son vivant. Cette mort à laquelle le chef guerrier ne s’attendait pas l’a bouleversé à un tel point qu’il a décidé de ne plus exercer sa profession. Damfo commente : « That murder sickened his soul and he can do nothing till the disease of his soul is cured » (The Healers, p. 180).

Dans l’univers de la société traditionnelle qui nous est présentée, personne n’aurait fait d’une telle mort un problème ni un drame et il y aurait eu si peu d’émoi si le jeune disparu n’était pas le neveu du général de l’armée. Cette violation flagrante

du principe de l’égalité entre citoyens de la même société et du droit de l’individu à l’existence apparaît clairement dans l’œuvre comme une critique de la société traditionnelle. L’illustration de celle-ci apparaît dans les conversations qui ont lieu entre le guerrier et le thérapeute au cours desquelles il est étonnant de constater que malgré sa consternation, Asamoa Nkwanta ne condamne pas la coutume mais plutôt le fait que son neveu soit tué comme un esclave. Or c’est la coutume qui norme, hiérarchise la société et fait de certains des esclaves ou serviteurs à vie et d’autres des maîtres éternels et intouchables. C’est elle qu’il faut donc remettre en cause dans une telle circonstance. Ainsi perçue, la critique armahienne de la royauté est claire et sans ambiguïté : tant qu’il y aura des rois, la servitude persistera dans la société africaine. Armah, en ce sens, plaide pour une société plus égalitaire.

Mais encore, faut-il que les composantes de la société puissent être conscientes des problèmes qui sont les leurs afin de savoir de quelle manière il faut les combattre. Armah s’y prend d’une façon particulière en usant d’une méthode qui s’apparente étrangement à la maïeutique70, la méthode socratique qui amène l’interlocuteur à découvrir la vérité qui est en lui. En effet, au cours du dialogue entre Damfo (le thérapeute) et Asamoa Nkwanta (le guerrier) l’une des vérités auxquelles les révélations du guerrier ont permis d’aboutir, c’est la virilité inféconde des soldats de l’armée achantie, c’est-à-dire le déploiement d’une énergie au service d’une cause dont la noblesse laisse à désirer. La conversation ci-dessous entre les deux hommes instruit le lecteur sur l’état d’un pacte social dont les termes méritent d’être renégociés :

‘You do not feel like serving royalty?’

‘It never was my aim just to serve royalty,’ Asamoa Nkwanta said.

‘I like men who think well and act promptly for a good purpose. I respect them. If I find such men among the royals I respect them.’

‘Do you find such men among the royals?’ Damfo asked Asamoa Nkwanta.

Asamoa Nkwanta hesitated, a man searching his head for answers, before replying: ‘Osei Tutu was such a man.’

‘Certainly,’ Damfo said. ‘But what of the royals today?’

They have inherited royal power’ Asamoa Nkwanta said. ‘But the unfortunate thing is they have not inherited the skills and strength of personality that fit their uncles to be kings.’

‘So you would say the first kings did serve the people well?’ Damfo asked.

‘Certainly. Of the likes of Osei Tutu and Obiri Yeboa, I shall always say that,’ Asamoa Nkwanta said.

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La maïeutique se définie comme une méthode dialectique dont Socrate usait pour « accoucher » les esprits, c’est-à-dire pour amener ses interlocuteurs à découvrir les vérités qu’ils portaient en eux sans le savoir.

‘Is it possible that what paralyses your will is a sense that the royals no longer serve the people ?’

‘The royals these days serve only themselves’, Asamoa Nkwanta said, sadly. ‘If that is true, what is the army you have built your life around?’ Damfo asked. ‘A plaything the royals indulge themselves with,’ Asamoa Nkwanta said calmly. (The Healers, p. 180)

Le questionnement sur l’orientation de la virilité du chef guerrier est remarquable dans ce passage. En effet, comme lui, les Achanti s’engagent dans l’armée pour servir leur peuple et le protéger contre l’invasion étrangère mais en fin de compte, ils se retrouvent piégés par des rois menant des guerres fratricides contre les autres royaumes du peuple akan71. Le personnage d’Asamoa Nkwanta n’illustre pas seulement la grandeur et la décadence d’un guerrier dans The Healers. Il est à la fois la victime d’une tradition dénaturée et le symbole d’une virilité masculine qui au lieu d’engendrer une puissance positive et constructive se constitue en une force qui se retourne dramatiquement contre elle-même. En cela, comme le reconnaît le personnage, l’image du soldat qui nous est présentée dans le roman s’oppose à celle du guerrier authentique et héroïque qui existait dans l’Afrique ancienne.

Par ailleurs, au-delà de l’image du soldat, le personnage d’Asamoa Nkwanta nous permet de réfléchir sur l’une des caractéristiques de la tradition africaine, en l’occurrence l’importance du système matrilinéaire qui régit le droit coutumier en société akan. On sait désormais que la conservation des spécificités culturelles est une obsession chez Armah. En lisant ses œuvres, l’impression que la connaissance ontologique de l’Africain passe nécessairement par la compréhension de sa tradition est forte, car elle s’impose comme la seule véritable régulatrice des normes sociales. L’intertextualité entre ses oeuvres permet de saisir la portée de la démarche de l’auteur. En effet, contrairement au visage de l’oncle conscient de son rôle et soucieux de sa pérennité que montre Asamoa Nkwanta dans The Healers, celui qu’arbore Baako Onipa dans la société contemporaine de Fragments laisse à désirer. Les études, au lieu de développer une meilleure compréhension de la société africaine, éloignent curieusement les intellectuels de leurs traditions. Baako,

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La critique armahienne, quoique se référant à l’Afrique coloniale, est d’actualité. Aujourd’hui, le nombre de guerres civiles dépasse largement celui des conflits internationaux sur l’ensemble du continent. Le peuple lutte inlassablement contre lui-même et cette lutte interne l’affaiblit évidemment. Les termes tels que “l’armée, régulière’’, “les forces loyalistes’’ disputent la place à d’autres comme “les rebelles’’, “les milices’’ ou encore “la guérilla’’ à l’intérieur de la même communauté.

universitaire symbolisant l’intelligentsia africaine dans ce roman, montre sa méconnaissance de la réalité sociologique quand il s’étonne que sa grand-mère lui reproche son inaction suite à la violation flagrante de la tradition dont la conséquence est la mort de son neveu. En cela, selon l’ordre traditionnel, il est plus fautif que Kwesi, le père fantoche de l’enfant qui n’a pas su résister à la furia matérialiste de sa femme.

D’Asamoa Nkwanta à Baako, le fossé entre l’Afrique traditionnelle et l’Afrique moderne ne se mesure pas seulement par le nombre de générations mais aussi et surtout par la différence d’interprétation des us et coutumes. Une comparaison entre les deux hommes / oncles laisse clairement entrevoir que l’Afrique moderne apparaît comme une société en crise car elle a perdu ses repères socioculturels. Ainsi, outre l’image de l’oncle, d’autres figures apparaissent en déphasage avec les attentes de la société. Parmi celles-ci, le visage du père apparaît comme l’un des symboles de la désintégration sociale et culturelle de la figure littéraire de l’homme dont les romans sur l’Afrique postcoloniale se font l’écho. En effet, malgré la prévalence du système matrilinéaire dans certaines parties de la société africaine, le père reste l’homme fort du foyer construit sur le modèle traditionnel. Il exerce la puissance paternelle, incarne la sécurité et suscite l’admiration de ses enfants dont il est le modèle.

Ce visage, dont certains auteurs, comme Camara Laye, font l’éloge dans leurs oeuvres, se trouve transformé dans les romans d’Armah. Les portraits qu’il en fait sont dominés par l’impuissance du père de famille. Ce dernier est extrêmement sollicité par les demandes sans cesse renouvelées de sa famille auxquelles il ne peut faire face à cause de la misère économique qui est le lot de l’Africain moyen dans l’Afrique nouvellement indépendante. Tel est le cas du personnage principal de