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Philosophe musulman ou musulman philosophe ? Le rapport entre philosophie et religion dans la pensée d’Al-Farabi

3. Religion et philosophie

Dans son Livre de la religion, Al-Farabi affirme que « la religion vertueuse ressemble […] à la philosophie »13. Dans les lignes qui précèdent cette affirmation, l’auteur nous dit que la vérité « est ce dont l’homme acquiert une certitude »14. Mais il indique qu’il y a deux manières d’acquérir une telle certitude, à savoir, comme nous dirions aujourd’hui, par intuition de certains principes ou par déduction à partir de ces principes. Et Al-Farabi nous donne alors la définition suivante de la religion fourvoyée :

Et toute religion où ne se trouve pas cette première sorte d’opinions qui comprend ce dont l’homme peut acquérir la certitude, soit par soi, soit par démonstration, et où il 








13 AL-FARABI : Religion (cf. note 9), p. 53.

ne se trouve pas d’illustration de quelque chose dont on puisse acquérir la certitude de l’une de ces deux manières, est une religion fourvoyée15.

La « première sorte d’opinions » à laquelle Al-Farabi fait ici allusion sont les opinions théoriques de la religion, c’est-à-dire les opinions relatives à Dieu, à la génération du monde, à l’au-delà, etc. Une religion qui affirme des opinions relatives à ces choses, sans qu’elle puisse établir la certitude de ces opinions, est une religion fourvoyée. Une religion n’est pas simplement vertueuse du simple fait de ne contenir que des opinions vraies – le fait qu’elles soient vraies pourrait tout simplement être dû au hasard, le premier gouvernant ayant, si l’on peut dire, bien deviné –, mais pour qu’elle soit vertueuse, elle doit aussi pouvoir établir la vérité de ses opinions, ou du moins doit-on pouvoir établir cette vérité pour elle.

Dans le passage que nous venons de citer, Al-Farabi parle d’illustration. Selon lui, une vérité peut s’énoncer directement et littéralement, ou alors é l’aide d’une illustration. Dans son bref Traité sur les règles de l’art des poètes, Al-Farabi affirme que « dans la plupart de ses emplois, [l’illustration] ne s’emploie que dans l’art de la poésie »16. On notera ici qu’Al-Farabi n’affirme pas que l’illustration ne s’utilise que dans la poésie, mais qu’il se contente de dire que c’est dans la poésie qu’elle s’emploie le plus souvent. Le fait que la religion utilise l’illustration ne nous permet dès lors pas encore d’affirmer que la religion n’est que poésie.

Cela dit, revenons à la thèse d’Al-Farabi selon laquelle la religion vertueuse ressemble à la philosophie. La ressemblance est, pourrait-on dire, formelle et substantielle. Pour ce qui est de l’aspect formel, ou structurel, rappelons-nous que la religion comporte un aspect théorique et un aspect pratique. Cette distinction se trouve également au niveau de la philosophie, où Al-Farabi distingue entre une philosophie théorique et une philosophie pratique. Et la ressemblance est aussi substantielle, car ce qui constitue d’une certaine manière la religion vertueuse et la philosophie, c’est la vérité.

Voilà pour les points communs. Dans la mesure où Al-Farabi n’affirme qu’une ressemblance et non pas une identité entre la religion vertueuse et la philosophie, il doit aussi exister une différence entre les deux. Al-Farabi mentionne deux différences importantes.

Premièrement, la philosophie pratique comprend les universaux à partir desquels pourront être établies les normes de la partie pratique de la religion. En d’autres termes, il est possible d’établir les lois divines à partir des universaux de la philosophie pratique. La loi divine n’est donc rien d’autre 








15 Ibid. p. 51.


16 AL-FARABI : Traité sur les règles de l’art des poètes. In : AL-FARABI. Philosopher à Bagdad au Xe siècle. Présentation et dossier par Ali Benmakhlouf. Traductions par Stéphane Diebler. Edition bilingue arabe-français. Paris 2007, p. 121.

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 que l’application des principes généraux de la philosophie pratique à la réalité sociale, une réalité qui n’est pas la même partout, de sorte que les lois de la religion pourront aussi varier d’une société à une autre – un point sur lequel nous reviendrons.

La deuxième différence consiste dans le fait que les opinions théoriques de la religion se trouvent démontrées dans la philosophie théorique, la religion affirmant ces opinions sans être en mesure de les démontrer philosophiquement.

Dans son traité De l’obtention du bonheur, Al-Farabi dit que pour les Anciens, la religion était une imitation de la philosophie17, celle-ci étant antérieure dans le temps à la religion. Comment doit-on comprendre cette an-tériorité temporelle ? Al-Farabi veut-il dire que la philosophie est antérieure à toute religion, ou veut-il tout simplement dire que la philosophie est an-térieure dans le temps à la religion musulmane ? Ou alors, solution inter-médiaire, veut-il dire que la philosophie est antérieure dans le temps à toute religion vertueuse ?

Personnellement, je pencherais plutôt pour cette dernière hypothèse, et ce parce que je pense qu’une religion ne peut être vertueuse que si elle se sait vertueuse, et qu’une religion ne peut se savoir vertueuse que si la philo-sophie lui permet de prouver que les opinions qu’elle prescrit sont vraies et que les actions qu’elle prescrit sont bonnes.

Arrêtons-nous encore un instant sur le caractère d’imitation dont parle Al-Farabi. Du côté de la philosophie, nous trouvons la saisie intellectuelle, la démonstration et l’explication des principes. Du côté de la religion, nous trouvons le primat de l’imagination, la persuasion et l’utilisation d’images qui imitent autant que possible les intelligibles saisis par la philosophie. La religion ne traite donc pas d’autre chose que la philosophie, mais elle traite les mêmes sujets autrement. Là où la philosophie saisit les intelligibles, la religion les représente en se servant d’images. Là où la philosophie démontre avec certitude, la religion persuade et se sert dès lors de la rhétorique pour atteindre son but.

Dans son traité de L’obtention du bonheur, Al-Farabi mentionne une catégorie intermédiaire entre la philosophie et la religion, à savoir la philo-sophie populaire. Si la philophilo-sophie démontre les vérités intelligibles avec certitude en les concevant dans ce qu’elles ont d’abstrait, et si la religion nous persuade des vérités intelligibles en trouvant des imitations que l’imagination peut saisir, la philosophie populaire nous persuade des vérités intelligibles en les concevant néanmoins dans qu’elles ont d’abstrait. La 








17 AL-FARABI : De l’obtention du bonheur. Traduit de l’arabe par Olivier Sedeyn et Nassim Lévy. Paris 2005, p. 84.

philosophie populaire a donc l’abstraction en commun avec la philosophie et la persuasion en commun avec la religion.

4. La révélation

Pour que l’islam puisse être une religion vertueuse, il faut donc que ses imitations correspondent aux intelligibles de la philosophie théorique et que ses normes tombent sous les universaux de la philosophie pratique. Mais pour que cela puisse être le cas, ne faut-il pas que son fondateur ait été un philosophe. Dans son Traité sur l’obtention du bonheur, Al-Farabi nous dit que les termes de « philosophe », de « gouvernant suprême », de « prince », de « législateur » et d’ « imam » sont synonymes. Une religion vertueuse est une religion qui à été établie par un gouvernant suprême ou prince, qui, en tant que philosophe, a saisi les intelligibles de la philosophie théorique et les universaux de la philosophie pratique, qui a ensuite légiféré et dont l’exemple a été suivi.

Mahomet était en ce sens un imam : son exemple, c’est-à-dire ses faits et gestes, ont servi de modèle aux musulmans. Il a aussi été législateur, du moins au sens où il a donné des lois à la communauté musulmane. Il a également été gouvernant suprême, du moins au sens où il était à la tête de cette communauté. Mais a-t-il été philosophe ? Le doute est permis, si ce n’est même de mise – et je dis cela sans vouloir ternir de quelque manière que ce soit l’image de Mahomet.

Mais dans ce cas, l’islam ne saurait être, semble-t-il, une religion vertueuse. Cette conclusion s’imposerait probablement si Al-Farabi ne mentionnait pas le fait de la révélation, cet élément central de la religion musulmane. Al-Farabi en parle notamment dans son ouvrage le plus connu,

La cité vertueuse. Selon notre auteur, la révélation est l’œuvre de l’intellect agent, un intellect qui existe par soi et au-dessus des intellects humains. Notons ici qu’Al-Farabi adopte une cosmologie néoplatonicienne, avec sa hiérarchie d’intellects, l’intellect agent servant en quelque sorte de relais entre la sphère des êtres spirituels et celle des êtres terrestres.

Par le biais de la révélation, nous dit al-Farabi, l’intellect agent com-munique les particuliers à l’imagination18. Et dans le chapitre XXV de La cité vertueuse, qui a pour titre « L’inspiration et la vision de l’ange », Al-Farabi écrit :

Il n’est donc pas impossible que l’homme dont la faculté imaginative a atteint le plus haut degré de perfection, reçoive de l’intellect agent, durant l’état de veille, les 








18 AL-FARABI : Der Musterstaat. Herausgegeben und übertragen von Friedrich Dieterici. Hil-desheim/Zürich/New York 1985, p. 80 sq.

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 particuliers présents et futurs, ou les sensibles qui en permettent l’imitation, ensemble avec les imitations des intelligibles séparés et des autres nobles réalités [supérieures] qu’il ‘voit’. Il aura alors, grâce à la réception des intelligibles, la prophétie des choses divines19.

Il semble donc possible d’établir une religion vertueuse sans être philo-sophe, c’est-à-dire sans saisir par la faculté rationnelle les intelligibles. Il suffit que l’imagination ait atteint le plus haut degré de perfection et que l’intellect agent lui communique les vérités sous la forme de leur imitation. Notons dans ce contexte que l’ange – entendons l’archange Gibril, qui aurait communiqué les versets du Coran au Prophète – est une image sensible de l’intellect agent.

Cette idée d’une inspiration divine se trouve également dans le Livre de la religion, où il est expressément question d’une inspiration divine par le biais de laquelle sont dévoilées au premier gouvernant « les clauses qui lui servent à régler les opinions et les actions vertueuses »20.

Remarquons que cet intellect agent est aussi ce qui permet à l’intellect humain potentiel de devenir intellect actuel. C’est cet intellect agent qui a mis dans notre intellect les premiers intelligibles et qui permet à ce même intellect de saisir tous les autres intelligibles. Le philosophe est celui qui saisit ces intelligibles par la raison et dans ce qu’on pourrait appeler leur originalité, alors que le prophète est celui qui saisit ces mêmes intelligibles, mais par l’imagination qui lui en présente des imitations.

Disons donc que l’islam peut être une religion vertueuse sans avoir été fondée par un philosophe. Mais il semble néanmoins nécessaire que le philosophe vienne en quelque sorte valider ce caractère vertueux. Il est celui qui seul peut démontrer comment une religion peut être vertueuse sans avoir été fondée par un philosophe. Sans la philosophie, le caractère vertueux d’une religion doit être accepté sans preuve et ne saurait faire l’objet que de la persuasion.