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Philosophe musulman ou musulman philosophe ? Le rapport entre philosophie et religion dans la pensée d’Al-Farabi

5. La philosophie et les religions

Selon al-Farabi, il ne saurait y avoir qu’une seule philosophie véritable, mais il peut y avoir de nombreuses religions vertueuses. La vérité est une, mais elle peut être représentée de différentes manières à l’imagination. Il y a donc différentes manières de rendre sensible la vérité ultime.










19 AL-FARABI : Der Musterstaat. Herausgegeben und übertragen von Friedrich Dieterici. Hild-esheim, Zürich/New York 1985, p. 82 sq.

Dans La philosophie d’Aristote, Al-Farabi fait remarquer que

les hommes dans leur ensemble sont équipés par nature pour différentes approches de la vérité et pour la discerner et pour qu’elle soit établie dans leur âme par différentes sortes de savoir 21.

Pour le commun des mortels, il faudra avoir recours aux imitations, car ils ne sont pas encore prêts à saisir les intelligibles par la raison. C’est là le seul moyen de leur faire saisir ce qu’il faut croire et faire pour atteindre la félicité éternelle, qui elle aussi sera représentée sous la forme d’une imitation. Pour les philosophes, la félicité éternelle sera décrite en termes rationnels, alors que pour les non-philosophes, elle sera décrite en termes désignant des choses sensibles. Les premiers intelligeront la félicité ultime, les autres l’imagineront.

Dans La philosophie d’Aristote, Al-Farabi affirme aussi : « [Q]uand l’intellect humain atteint sa perfection ultime, sa substance est presque comme la substance de [l’intellect agent] »22. Pour le philosophe, la félicité ultime est cette quasi-identification avec l’intellect agent. Nul doute que Al-Farabi se souvient ici de sa lecture du De anima de Aristote, et notamment de ce bref passage – qui a suscité maints débats – où le philosophe grec mentionne la possibilité qu’il y ait dans l’âme quelque chose qui survit.

Dans son petit traité Les préliminaires indispensables à l’étude de la philosophie, Al-Farabi écrit : « Quant aux actions accomplies par le philosophe, elles consistent à s’assimiler au Créateur à la mesure de la capacité hu-maine »23. Notons que dans le traité sur la philosophie d’Aristote, Al-Farabi avait décrit l’intellect agent comme celui qui a « engendré les premiers intelligibles dans l’intellect potentiel »24. Il a donc créé en nous ce qui nous permet de connaître la vérité, ce qui suppose qu’il connaît pour sa part la vérité. On comprendra dès lors que la fin ultime pour le philosophe sera de faire en sorte que son intellect soit autant que possible en acte, c’est-à-dire possède autant d’intelligibles que possible. Il restera bien entendu toujours une différence importante entre l’intellect agent et l’intellect humain, à savoir que ce dernier doit passer de la puissance à l’acte, alors que le premier est toujours et seulement en acte. Comme le note Al-Farabi dans son 








21 AL-FARABI : The philosophy of Aristotle. In : AL-FARABI. Philosophy of Plato and Aristotle. Translated with an introduction by Muhsin Mahdi. Ithaca (NY) 2001 (revised edition), p. 87. Traduit à partir de l’anglais par nos soins.

22 Ibid. p. 127.

23 AL-FARABI : Les préliminaires indispensables à l’étude de la philosophie. In : AL-FARABI. Philosopher à Bagdad au Xe siècle. Présentation et dossier par Ali Benmakhlouf. Traductions par Stéphane Diebler. Edition bilingue arabe-français. Paris 2007, p. 103.

Philosophe musulman ou musulman philosophe ? 39


Épître sur l’intellect, l’intellect agent n’a pas besoin de séparer les formes de la matière, mais il les possède originairement, et c’est aussi lui qui les met dans la matière25 – et en ce sens, il est créateur au même titre que le démiurge de Platon.

Au vu de ce qui a été dit dans la partie précédente, on notera que l’intellect agent peut être « imaginé » de différentes manières, soit comme l’ange qui révèle la vérité, soit comme une sorte de démiurge qui donne forme à la matière. Il ne faut pas y voir une contradiction, mais tout simplement des descriptions différentes d’une seule et même réalité sous-jacente.

Le commun des mortels n’est pas en mesure de saisir la conception philosophique de la félicité ultime, de sorte que pour eux, il faudra trouver des descriptions plus appropriées. Et c’est précisément de telles descriptions que donne le Coran. Parmi les moins concrètes, il y a par exemple celle-ci : « Oui, ceux qui craignent Dieu demeureront dans des jardins, au bord des fleuves, dans un séjour de Vérité, auprès d’un Roi tout-puissant »26. Il y a bien entendu aussi des descriptions bien plus concrètes et, avouons-le, plus alléchantes, au moins pour les hommes :

Nous leur donnerons pour épouses des Houris aux grands yeux. […] Nous leur procurerons les fruits et la viande qu’ils désirent. Ils se passeront les uns aux autres des coupes dont le contenu ne provoque ni paroles vaines, ni péché. Des jeunes gens placés à leur service circuleront parmi eux semblables à des perles cachées27.

Comme le note Al-Farabi, les imitations dont est composé le discours religieux peuvent être plus ou moins éloignées de l’original, et ce non seulement, pourrions-nous ajouter, d’une religion à une autre, mais aussi à l’intérieur même d’une religion.

Comme nous l’avons déjà dit, Al-Farabi reconnaît qu’il peut y avoir différentes religions vertueuses. C’est probablement dans Le régime politique qu’il exprime cette idée avec le plus de netteté :

Pour cette raison, il est possible d’imiter ces choses pour chaque groupe et chaque nation, en utilisant une matière différente dans chaque cas. Par conséquent, il peut y avoir un certain nombre de nations vertueuses et de cités vertueuses dont les religions sont différentes, même si elles poursuivent toutes le même type de félicité28.










25 AL-FARABI : L’épître sur l’Intellect. Traduit de l’arabe, annoté et présenté par Dala Hamzah. Paris 2001, p. 86.

26 Le Coran (cf. note 12), Sourate LIV, verset 55.

27 Ibid. Sourate LII, versets 20–24.


28 AL-FARABI : The political regime. Translated by Fauzi M. Najjar. In : LERNER,,, Ralph & MAHDI, Muhsin (éds.), Medieval political philosophy. Ithaca 1963, p. 41. Traduit à partir de l’anglais par nos soins.

Le premier gouvernant devra se servir des imitations les plus appropriées au groupe, à la cité ou à la nation à laquelle il veut donner une religion. Mais ajoutons que si Al-Farabi reconnaît la possibilité d’une pluralité de religions pour les différentes nations, il semble supposer qu’à l’intérieur d’une seule et même nation, il ne peut y avoir qu’une seule religion. Ou du moins cela est-il le cas si nous supposons que le groupe, la cité ou la nation sont culturellement homogènes. Dès lors que cela n’est plus le cas, nous pouvons nous imaginer qu’il puisse y avoir une imitation pour chaque groupe à l’intérieur d’une cité. Mais il faudra alors que le gouvernant insiste sur le fait que ces imitations sont toutes des imitations d’une seule et même vérité.

Conclusion

Al-Farabi est-il d’abord philosophe ou d’abord musulman ? Ma réponse serait qu’il est un philosophe qui vit dans une nation musulmane et pour lequel il est important que cette nation ne prenne pas son image de la vérité pour la vérité. En tant que philosophe, Al-Farabi n’a pas besoin de la religion. En effet, pourquoi aurait-on besoin d’une imitation lorsque l’on est en possession de l’original. Si tous les êtres humains étaient philosophes, il n’existerait plus de religion. Mais avouons que nous sommes encore loin d’une telle époque. Dès lors, il faut vivre avec les religions établies, mais seulement dans la mesure où elles sont vertueuses. Pour citer encore une fois le Livre de la religion :

De surcroît, il apparaît clairement que rien de cela ne peut se faire s’il n’y a dans les cités une religion partagée qui unisse leurs opinions, croyances et actions, qui agence, relie et ordonne leurs subdivisions, et qui fasse, ce faisant, que leurs actions coopèrent et s’entre-assistent de sorte qu’elles atteignent le but revendiqué, savoir la félicité ultime29.

Dans ce qui précède, j’ai tenté de montrer que l’islam pouvait être considéré comme une religion vertueuse. Al-Farabi peut dès lors accepter les imitations contenues dans le Coran, tout en reconnaissant qu’elles ne sont pas parfaitement adéquates à l’original. Mais les accepter ne signifie bien entendu pas les prendre pour la réalité, mais seulement accepter qu’elles soient enseignées à ceux qui ne peuvent pas directement saisir les intelligibles. Al-Farabi ne croit pas au sens littéral de ce qui est écrit dans le Coran, mais il sait que ce qui se cache derrière ce sens littéral est vrai. Là où Kant dira que le savoir doit faire place au croire, Al-Farabi dirait pour sa part que le croire doit faire place au savoir.










Foi doctrinale et foi rationnelle dans l’œuvre de Kant