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Une relative autonomie locale

I. D E LA REAFFIRMATION DU DROIT A LA NECESSITE DU CONTROLE

1. Une relative autonomie locale

En matière de contrôle, les relations qu‘entretiennent les caisses locales avec la caisse nationale des allocations familiales ont été et restent encore pour une part marquées par le maintien d‘une certaine autonomie de l‘échelon local. L‘affirmation d‘une politique nationale de contrôle conduit néanmoins à limiter les marges de manœuvres et les différences locales.

Officiellement tout au moins, les caisses ont « leur » politique de contrôle, définie par leur direction. Les marges de manœuvre dont elles disposent se révèlent dans les différences locales qu‘elles permettent. Toutes les caisses n‘ont pas engagé une politique de contrôle au même moment1. L‘organisation du contrôle est laissée à l‘appréciation des directeurs, qui peuvent notamment fixer le nombre de contrôleurs. Le rapport entre le nombre de contrôleurs et le nombre d‘allocataires, et donc les « chances » d‘être contrôlé à domicile varient ainsi fortement d‘une caisse à l‘autre2. C‘est au sein de chaque caisse que sont établis les « plans de contrôle » annuels où sont définies les « cibles » qui feront l‘objet d‘une attention systématique. Si, tout comme au niveau de leur définition, la pondération des différentes cibles renvoie à la combinaison de logiques et d‘objectifs très variés, des tendances d‘ensemble peuvent néanmoins se dégager, dans le sens de la recherche de la rentabilité financière, ou dans le sens de l‘accès aux droits, par exemple. La recherche de la rentabilité financière est pleinement assumée par le sous-directeur de la CAF 1, tant pour les cibles qu‘en ce qui concerne les missions assignées aux contrôleurs.

« — Il faut que la cible soit rentable. — Économiquement ?

— Économiquement bien sûr. Si vous corrigez le tir pour avoir une poignée de haricots en mettant à chaque fois des contrôles, c‘est pas la peine. Un contrôle ça coûte 800 francs tout compris. Si c‘est pour recueillir 200 francs, vous en êtes de 600 francs de votre poche. Quel intérêt ? Le rapport se mesure comme ça. […] On essaie d‘avoir des

1 Cf. infra. En 1997, six CAF (sur cent vingt-cinq) ne menaient pas de politique de contrôle au sens défini par la CNAF. 2 Le nombre de contrôleurs va de un à cinquante-deux,. Les effectifs des contrôleurs ne varient pas seulement en fonction de l’importance des caisses (qui gèrent de dix mille à trois cent quatre-vingt mille allocataires), puisque le rapport va approximativement de un contrôleur pour sept mille à un pour trente mille allocataires. (Sources : statistiques CNAF).

cibles qui sont rentables. C‘est-à-dire, que vous allez avoir une cible sur les gros indus. Envoyer un contrôleur et lui faire suivre le dossier, là ça vaut le coup.

— Et là, l‘un dans l‘autre, vous rentrez dans vos frais ?

— Il faut pas rentrer dans les frais, il faut dégager des marges. — Et c‘est le cas ?

— Oui, bien sûr. […] Je vais pas envoyer un contrôleur pour aller au domicile des gens expliquer comment telle prestation a été liquidée, c‘est pas leur job. J‘offre du servie en ligne ici, si l‘allocataire veut nous joindre par des tas de moyens, il aura l‘information. S‘il le faut je mets des permanences, il y a des permanences dans tous les coins du département, où on peut trouver des assistantes sociales qui vont donner l‘information. Il y a des permanenciers administratifs qui peuvent encore compléter. Moi, je dis, le contrôleur, il a pas à jouer ce rôle. Qu‘il le fasse à l‘occasion d‘un entretien pour éclairer encore une fois sur le hiatus qui a pu se produire entre l‘allocataire et nous, pourquoi pas, mais ça ne doit pas dépasser ce cadre. C‘est pas dans leurs attributions. Ça on est ferme là-dessus. »1

C‘est dans ce cas, contrairement à ce qu‘on pourrait attendre, l‘agent comptable qui met à distance la logique de rentabilité financière au profit d‘une logique de bonne distribution des droits.

« Une cible qui rapporte, pour moi, ce n‘est pas une cible qui rapporte en terme financier. Une cible qui rapporte, c‘est une cible où on sait qu‘il y a une faille de notre système. En plus ou en moins. Pour moi, l‘acte de contrôle, il n‘est pas fondamentalement basé sur la nécessité de faire un indu. L‘acte de contrôle est basé sur la nécessité que l‘allocataire ait tous ses droits, rien que ses droits. Point final. »2

Dans la CAF 4, en revanche, les cibles doivent être « opportunes » ce qui ne signifie pas « rentables », et le plan de contrôle est envisagé comme un moyen de développer l‘accès aux droits.

« Quand on élabore le plan de contrôle qui est la base de nos démarches chaque année, c‘est vrai qu‘on essaie de viser au maintien de cibles qui sont opportunes en matière de contrôle. Et l‘opportunité, on la mesure non seulement par les impacts qu‘on peut chiffrer. […] Le contrôle n‘abouti pas forcément à des régularisations. Il permet aussi de mettre en exergue un manque d‘information de la population. […] Donc, c‘est vrai que l‘opportunité du contrôle, c‘est un peu tout ça, c‘est de se dire, qu‘est-ce que l‘action de contrôle en elle même, m‘a apportée ? Qu‘est-ce qu‘elle a apporté à l‘allocataire ? […] Pour moi, c‘est un peu de dire, voilà, je contrôle, mais aussi, derrière, je vois ce que je peux apporter aux allocataires en tant qu‘institution CAF. C‘est un peu la conciliation des deux. […] Et c‘est vrai qu‘on déplorait, notamment l‘autre jour, le fait qu‘il n‘y ait pas plus de cibles axées sur les droits potentiels, dans le cadre de la politique de contrôle. […] Par exemple, on a une cible où l‘on va adresser un imprimé aux bénéficiaires du RMI qui n‘ont pas de droit à une aide au logement et qui pourtant nous déclarent une charge de logement. On connaît les charges de logement, mais on ne connaît pas de logement. Donc on va, dans le cadre de la politique de contrôle, faire un appel de pièces pour voir s‘il n‘y a pas un droit potentiel à une aide au logement. »3

Des pratiques aux conséquences importantes pour les allocataires restent localement diversifiées. Ainsi, si le dépôt de plainte systématique en cas de fraude tend à être de plus en plus courant, toutes les caisses ne le pratiquent pas. Les conditions de qualification de la fraude sont du reste très variées, tenant parfois à une décision du directeur, parfois au travail d‘une commission ad hoc4. De manière plus générale et diffuse, les différences qui séparent la politique d‘ensemble d‘une caisse à l‘autre se retrouvent en matière de contrôle. Les orientations de la direction dans le sens d‘une gestion financière stricte ou de la valorisation du « contact

1 Sous-directeur, CAF 1.

2 Entretien, agent comptable, CAF 1. 3 Entretien, directeur des prestations, CAF 4.

4 Cf. Sayn Isabelle, Droit et pratiques du droit dans les caisses d’allocations familiales, Lyon, Groupe de recherche sur la socialisation, rapport pour la CNAF, 1998, p. 63-64.

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avec l‘allocataire », de la focalisation sur les indicateurs de productivité ou du souci de limiter l‘ampleur du non recours aux prestations, par exemple, ne sont pas sans incidence sur la manière dont, à tous les niveaux, le contrôle sera conçu et organisé.

La formation d‘une politique nationale de contrôle n‘a pas supprimé cette autonomie, réaffirmée dans la charte de 1998 qui mentionne : « Les dispositions de cette charte devraient constituer un engagement pour les CAF, sans pour autant leur prescrire un mode d‘organisation dans la gestion de leurs activités de contrôle ». Cette souplesse permet, comme dans d‘autres domaines de la gestion de ces organismes, d‘éviter les réactions négatives d‘un personnel de direction des caisses toujours soucieux de préserver ses prérogatives face à l‘institution nationale de tutelle. L‘hypothèse est également permise d‘un usage (plus ou moins volontairement) tactique du maintien d‘une relative incertitude quant aux modalités du contrôle. Laisser des questions en suspens permet en effet de ne pas assumer les coûts (politiques ou moraux) d‘un trop fort engagement dans la résolution de problèmes délicats (que l‘on pense par exemple au traitement des lettres de dénonciation dont il était question plus haut).

Si les marges de manœuvre laissées aux caisses et les différences locales qui s‘ensuivent demeurent importantes, les unes et les autres tendent néanmoins à diminuer. Depuis la mise en place de la politique institutionnelle de contrôle, « la quasi-totalité des caisses s‘est définie une politique de contrôle (cent dix- neuf caisses), et utilise des procédures d‘échanges de données informatisées (cent treize caisses)»1.

Jusqu‘en 1988 moins de dix caisses conduisaient une politique de contrôle. C‘est surtout à partir de 1990 que la tendance s‘accélère : il y a alors vingt caisses qui pratiquent une telle politique, vingt-neuf en 1991, trente-quatre en 1992, quarante en 1993, cinquante- quatre en 1994, soixante-quinze en 1995, quatre-vingt dix-sept en 1996, cent dix-neuf en 1997. C‘est en 1995 et 1996 que le plus de caisses engagent une politique de contrôle : vingt et une nouvelles caisses pour chacune de ces deux années2.

Ce « tournant » ne correspond pas à l‘augmentation objective du problème tel qu‘il peut être institutionnellement mesuré, c‘est-à-dire à partir de la proportion de sommes indûment versées, qui diminue au cours de cette période3. Cette évolution reflète en revanche la chronologie des orientations nationales — ce qui ne veut pas nécessairement dire qu‘elle n‘en est que l‘application. Plus encore, toute une série de dispositifs institutionnels a conduit à harmoniser en même temps qu‘à renforcer les politiques locales de contrôle. C‘est le cas des circulaires et de la charte du contrôle évoquées plus haut, avec les limites qu‘on a dites. C‘est le cas aussi des dispositifs d‘encadrement des politiques de contrôle des caisses tels que le « plan de pilotage local » qui vise à réaliser le suivi de la politique de contrôle dans chaque caisse4, et s‘ajoute aux multiples formes de contrôle de gestion et autres enquêtes sur la « qualité de service » qui, en imposant des grilles d‘appréciation standardisées contribuent en même temps à imposer les pratiques qu‘elles évaluent (comme le montre par exemple le calcul d‘un « taux de contrôle » demandé à chaque caisse). Plus encore, si les plans annuels de contrôle sont élaborés au niveau de chaque caisse, en pratique, la latitude des directions locales est relativement réduite. D‘abord, dans l‘ensemble des cibles élaborées nationalement, une bonne part doivent obligatoirement figurer dans les plans de contrôle locaux, comme en matière de RMI, par exemple. Il y a ensuite une raison plus technique. L‘élaboration d‘une cible de contrôle est un travail long et coûteux, ce qui limite de fait les initiatives locales, en dehors des caisses les plus importantes, et conduit à cantonner les marges d‘appréciation locales au choix entre certaines des cibles nationales. Par ailleurs, l‘organisation d‘une formation des contrôleurs, au plan national a pu conduire, dans une certaine mesure (cf. infra), à limiter l‘importance des différences locales des pratiques du contrôle à domicile.

1 CNAF, Enquête qualité, résultats 1997, p. 25.

2 Le « repérage des situations à risques » par informatique apparaît en 1990. Une douzaine de caisses le pratiquent à cette date, 28 en 1993, 40 en 1995, 60 en 1997. Source : Enquête qualité, op. cit., tableau p. 26.

3 Le « taux d’indus » (montant des sommes indûment perçues / montant global versé) est de fait marqué par une tendance à la baisse (4,2 % en 1990, 3,1% en 1995). Pour le RMI, le taux d’indus baisse sensiblement à partir de 1990 (plus de 15 % en 1990, moins de 9 % en 1993, 7 % en 1994, 6,5 % en 1995). Amrouni Isabelle, Buchet Daniel, « Les indus sur prestations… », art. cit., p. 81.

Il faut aussi bien sûr regarder au-delà des frontières institutionnelles. Comme le suggère l‘analyse proposée plus haut, ce qui se donne comme la politique de la CNAF que les caisses locales se devraient d‘appliquer est pour une large part le produit d‘orientations dessinées ailleurs, et en particulier au sein des administrations gouvernementales. Plus encore, c‘est une multitude de produits du travail législatif et réglementaire qui, sans qu‘il y soit directement consacré, affecte le contrôle dans les caisses. Que l‘on pense par exemple à la suppression de la fiche d‘état civil, jusqu‘alors systématiquement demandée comme justificatif d‘identité1. Que l‘on pense également à l‘obligation consignée depuis peu dans une circulaire ministérielle de procéder systématiquement à un recouvrement contentieux des indus au-delà de cinq cents francs. Ce sont aussi toutes ces mesures techniques et ponctuelles qui orientent les pratiques de contrôle.