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Chapitre III : Usage et lecture du nianzhu

III. 2 (2) Relation du texte-image

Après l’introduction, on procède à la lecture du corps de l’ouvrage sur les quinze mystères. Comme on a présenté au premier chapitre, le contenu du chaque mystère suit le même format en quatre parties (A3F5-6) : l’image sur la droite, suivie sur la page à gauche par deux phrases qui répètent la méthode de dévotion, et d’une prière divisée entre l’offrande et la supplication. La méthode de dévotion au début du texte de chaque mystère, unique à la version chinoise, confirme notre connaissance des étapes du Rosaire en Chine : la récitation, suivie par un moment de méditation silencieuse (accompagnée de l’image) et les prières.285 La présentation du chaque mystère rend le livre un véritable manuel pratique à suivre directement par les fidèles pour diriger et accompagner leur dévotion. Toutefois, la possession du nianzhu seul ne permettrait pas aux personnes sans aucune connaissance préalable de pratiquer le Rosaire : le livre ne donne nulle part le contenu d’Ave Maria et du Pater Noster, partie fondamentale de la dévotion. Dans ce cas, la première édition du nianzhu attachée au qimeng est plus apte pour le but de catéchiser les nouveaux convertis parce que le qimeng contient le contenu de ces prières. L’information nécessaire est ainsi complète

284Sur la procédure de prosélytisme des jésuites, voir Brockey, 2012, chapitre « Business of Conversion », 287-

327.

285 Par exemple, sur le premier mystère : « Réciter la première fois dix Ave Maria et un Pater Noster, arrêter

pendant un petit moment pour méditer sur le premier mystère joyeux de la Sainte Mère, ensuite donner les prières comme écrites sur la gauche. »

116 dans les fascicules qui réunissent les deux ouvrages. Au contraire, la réédition de 1638 à Pékin a délibérément rendu le nianzhu dans un fascicule indépendant. Cela nous amène à déduire que le public ciblé par cette réédition sont des fidèles déjà familiers à cette pratique de dévotion, qui ont retenu son répertoire de prières par cœur. La familiarité peut résulter d’une part du temps qui passe depuis l’introduction de la dévotion en Chine, comme Li Zubai écrit dans sa préface à cette réédition, « sifang zunxing gaiyi younian 四方遵行蓋以 有年 » ([le nianzhu] a été suivi par les fidèles partout en Chine depuis des années). D’autre part, rappelons-nous aussi de notre hypothèse sur la nature de la réédition, comme étant une « version pour les disciples », avec les feuilles séparables et faciles à distribuer.286 Elle sert ainsi à la dévotion d’une communauté chrétienne au palais bien établie et cultivée, le but de Schall se distinguant du but pédagogique visant les nouveaux catéchumènes que les jésuites ont attiré lors de leurs missions itinérantes pendant les années 1620. On retournera vers ce point plus loin, lors de la discussion sur les différents lectorats du livre.

Le corps principal du texte consiste d’une longue prière dédiée à la Vierge organisée en deux parties : offrande (xian 獻), et supplication (qiu 求). La prière de chaque mystère adopte le même format de contenu que son modèle portugais : la partie de xian commence toujours par louer le nom de la Vierge et par déclarer l’offrande de dix Ave Maria et un Pater Noster à elle ; ensuite, plus important encore, la prière reprend une brève

narration du contenu du mystère. La partie de qiu implore la Vierge d’accorder les fruits spirituels liés traditionnellement à chaque mystère, comme l’humilité pour l’Annonciation, l’amour du prochain pour la Visitation, etc. Ainsi, un lien pourrait exister entre le contenu de l’illustration et celui du texte, particulièrement dans la partie de xian, qui inclut une narration textuelle du mystère comparable à la narration figurative dans l’illustration. Quelle est la relation entre ces deux types de narration ? Comme l’auteur du nianzhu a choisi d’utiliser les estampes des Imagines en tant que modèles figuratifs du Rosaire chinois, il est surtout intéressant de chercher la présence de l’ajustement du texte chinois à partir du modèle portugais, et de voir leur lien avec le contenu de la nouvelle image.

En général, l’image du nianzhu présente moins d’information narrative par rapport au texte de la prière correspondante sur la page opposée. Elle donne un aperçu d’un moment clé du mystère, comme dans la figuration standardisée du Rosaire, tandis que le texte (portugais et chinois) décrit une série d’évènements de moments successifs liés au

117 mystère. Par exemple, le texte de la Purification parle de l’adoration des bergers et des Rois mages avant que Jésus soit présenté au Temple ; mais l’illustration montre seulement le moment au Temple. En outre, dans la plupart de cas, l’image ne reflète pas non plus la modification et l’ajout de détails dans le texte chinois. Par exemple, l’auteur du nianzhu a décidé d’ajouter une phrase sur l’annonce de l’ange Gabriel à la Vierge dans le texte de la Visitation et l’Assomption. Mais cet évènement n’est pas présent sur les illustrations correspondantes. De la même manière, un détail décrivant le corps de Jésus « couvert de blessure et de sang », ajouté dans le texte de la Flagellation, n’a pas affecté le corps immaculé de Jésus représenté dans l’image. Ainsi, l’auteur a élaboré le texte chinois en essayant de le rendre plus riche et plus explicite ; en revanche, le choix de modifications figuratives, comme l’on a discuté dans le chapitre II, ne résulte pas du texte. Certes, l’image est évidemment associée au contenu du texte comme ils présentent le même mystère, mais elle garde son indépendance narrative déterminée plutôt par le modèle anversois, la

convention iconographique du Rosaire, et l’adaptation à la culture visuelle locale. En revanche, dans certains cas, notamment pour la Crucifixion et l’Ascension, l’auteur du nianzhu a tenté de rapprocher le contenu du texte à la représentation de l’image. La plupart de traduction chinoise dans le nianzhu est fidèle au modèle portugais, mais celle de ces deux mystères présente d’importantes modifications. La prière portugaise de la Crucifixion reprend le dernier moment où Christ émet son âme au Dieu le Père à travers le regard de Marie, tandis que la version chinoise met en avant le moment quand Jésus est donné une éponge imbibée de vinaigre, suivi par une description du paysage triste et sombre à cause de la mort de son Créateur. Il est remarquable que le texte modifié corresponde mieux au contenu de l’image chinoise suivant la composition des Imagines (A4F10), qui se diffère, en revanche, de l’iconographie conventionnelle du sujet dans d’autres imageries du Rosaire (A6F6c). De façon similaire, le texte chinois de l’Ascension souligne les moments de l’annonce de la Grande Commission d’évangélisation aux disciples et de la descente de deux anges, ce qui sont absents dans le texte portugais. L’ajout de ce contenu textuel a été probablement inspiré par l’iconographie de l’estampe chinoise du mystère qui représente cette scène en suivant son modèle dans les Imagines (A4F12).

Dans ce sens, il est mieux d’appeler les estampes du nianzhu « images », au lieu « d’illustrations ». Inspirées des modèles hors de la tradition du Rosaire, elles ne dépendent pas complètement du texte, voire exerçant une certaine influence sur le contenu du dernier. En même temps, malgré une certaine indépendance entre la création du texte et celle de

118 l’image, on ressent un effort pour relier les deux, et pour rendre la narration plus cohérente et compréhensible. Rappelons-nous que le texte et l’image sont sur les pages opposées dans la première édition. Vus par un même coup d’œil avec la narration principale en commun, ils présentent une étroite relation du sens qui faciliterait la compréhension du lecteur.