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Chapitre III : Usage et lecture du nianzhu

III. 2 (1) La méthode adaptée du Rosaire selon l’introduction du nianzhu

Ouvrant le livre, notre lecture commence par un texte introductif de la dévotion du Rosaire. Au début de ce chapitre, nous avons cité certains passages de ce texte pour

expliquer la manière générale de prier le Rosaire. Mais ici, nous traiterons la fonction de ce texte dans le livre. Nous regardons plus précisément ses différences avec le modèle portugais qui nous révèleraient la présence des adaptations locales de la pratique.

Par rapport à l’introduction simple du Rosario, qui donne seulement la liste des titres des quinze mystères suivis par une brève règle en trois lignes, l’introduction du

nianzhu est beaucoup plus élaborée, occupant les premières cinq pages du livre. Il semble

que l’auteur ait profité de l’occasion du premier livre du Rosaire en Chine, présentant

279 Pour faciliter la transcription et la lecture, le texte du Rosario reproduit dans l’annexe 7 vient de la version

de 1830 (orthographe portugaise plus proche de celle de nos jours), microfiche consultée à la BnF. Par rapport au contenu, très peu de modifications ont été faites depuis la version du 1592 qui a pu servir de modèle pour le texte de nianzhu. Quand il y a de différences, la version du 1592 est respectée dans cette transcription.

280 Version de la première édition datée à 1628, qui comprend tous les exemplaires existants sauf celui à la

113 systématiquement la méthode de cette dévotion européenne à un public nouveau. Il a ajouté, avant la liste des quinze mystères, un paragraphe sur la signification de la dévotion (« nourrir la vie et l’âme et conserver l’amour au Seigneur »), l’explication du Rosaire entier (« 150 fois Ave Maria et 15 fois Pater Noster en trois cycles »), et même la durée nécessaire de la pratique : chaque cycle correspond à une « heure chinoise » (yishi 一時), qui égale deux heures actuelles. Avec ces informations, on comprend mieux la différence de la méditation du Rosaire à celle des Imagines. Tandis que chaque estampe des Imagines, destinée aux profondes méditations ignaciennes des scolastiques, devrait être contemplée pendant « un jour entier ou plus »281 pour traverser mentalement tous les détails représentés, chaque image du nianzhu ne recevra que quelques minutes de regard.282 Après tout, le Rosaire est

majoritairement une forme de dévotion appuyée sur le principe de la récitation ouverte à un public populaire. Donc, il est logique de réduire la composition complexe des Imagines afin d’adapter à l’attention courte que les illustrations du Rosaire recevront dans le

nianzhu.

Après ce paragraphe complémentaire et informatif, une liste des titres des mystères est donnée comme dans le texte portugais, qui sert en quelque sorte de table de matière pour l’ensemble de l’ouvrage. La liste est suivie dans le texte portugais par une petite description des étapes précises pour prier le Rosaire « ha de se rezar desta maneira » : ce passage a subi de significatives modifications dans la version chinoise. Selon le texte portugais, pour chaque mystère, il faut commencer par la méditation, ensuite la prière de dédicace (offerecimento) et supplication (oracao), et terminer avec la récitation de dix Ave Maria et un Pater Noster. La règle chinoise donne un ordre différent de ces étapes. Elle place la récitation au premier lieu, suivie par la méditation et enfin la prière sur chaque mystère. Un texte de Tommaso Gentili, cité par Eugenio Menegon dans son étude du rituel chrétien dans la Province du Fujian, présente des indices très intéressants pour éclairer cette nouvelle séquence. Le missionnaire décrit une récitation vocale du Rosaire dans une famille dont il a témoigné au XIXe siècle : « Nos premiers missionnaires, non sans raison, ont appris aux fidèles une méthode assez différente de la nôtre. Nous pouvons dire qu'ils commencent à partir de là où nous finissons. Je pense que cette différence résulte de la reconnaissance des circonstances de la famille chrétienne en Chine. En effet, il arrive souvent que quand les

281 Préface de l’édition 1607 des Imagines, « sed in singulis esse tibi singulos, vel etiam plures dies

insistendum », cité par Melion, 2003, 4.

282 120 minutes sur 5 mystères, soit 24 minutes sur chaque mystère ; il faut réduire aussi le temps de réciter les

114 fidèles commencent à entonner le Rosaire, toutes les mains ne soient encore pas libres, parce qu'ils se sont occupés des enfants ou des autres taches qu’ils ne peuvent pas laisser à la fois. Pour cette raison, les missionnaires prudentes leur ont appris de précéder les prières sur les mystères par les autres, de sorte que tout soit prêt au début de la récitation des mystères, qui sont l'essence du Rosaire. » 283 Comme nous avons discuté plus en haut, la dévotion vocale du Rosaire pourrait être la récitation répétitive de l’Ave Maria et du Pater Noster, ainsi que « la récitation des mystères » : la prononciation des prières sur chaque mystère

(offeremencito et oracao en portugais, xian et qiu en chinois). Le passage ci-dessus nous explique que les missionnaires ont adapté l’ordre de la récitation aux conditions d’usage en Chine. L’ordre ajusté permettait aux fidèles chinois de disposer d’un temps de préparation avant de donner la prière du mystère à la Vierge.

Alors, quel rôle joue l’image dans ces trois étapes chinoises (récitation, méditation, prières) du Rosaire ? Le texte portugais et la version chinoise de la première édition

reproduite dans l’Annexe n’ont pas mentionné la place de l’image dans la procédure de la dévotion. Mais l’introduction modifiée dans la réédition du nianzhu (1638, Pékin) nous révèle un détail important. L’éditeur Schall a ajouté le mot « juxiang » 据像 (selon l’image) avant « xunsi shiwutiao zhong yijian » 尋思十五條中一件 (méditer, ou contempler sur un mystère parmi les quinze). Ainsi, l’usage de l’image doit avoir lieu pendant la méditation sur chaque mystère, la partie centrale de la dévotion pour « tirer les bénéfices de l’âme ». Il s’agit d’un moment silencieux qui se place après la récitation « préparatoire » et avant les prières du mystère offertes à la Vierge. On analysera plus précisément le fonctionnement du regard à l’image dans les sections prochaines.

En outre, la procédure du Rosaire décrite à la fin de l’introduction chinoise rajoute au texte portugais un calendrier de la dévotion. Les trois catégories de mystères (joyeux, douloureux, glorieux) doivent être récités et médités dans les différents jours d’une « semaine », une manière chrétienne de répartir le temps qui était toute nouvelle pour les Chinois. Le jour le plus important est le dimanche, guanli ri 瞻禮日 (jour de l’observation de la fête), autour duquel les autres jours sont numérotés. Le nianzhu a délibérément précisé le plan hebdomadaire de la dévotion pour introduire une nouvelle structure du temps en Chine qui aide à régulariser la vie rituelle des fidèles.

Enfin, il est remarquable que l’introduction de la première édition du nianzhu

115 s’organise sous la forme d’un dialogue entre un maître et un disciple, qui se distingue du modèle portugais qui est plutôt une liste simple de mystères. D’une part, l’auteur du nianzhu a probablement remanié le format pour présenter une continuité avec le texte dialogué du catéchisme qimeng qui précède le Rosaire. Plus important encore, le dialogue aurait

fonctionné mieux dans le contexte où le nianzhu était utilisé. Le texte servait de scripte, prêt à être exposé au public à haute voix par les missionnaires ou leurs assistants chinois : cette méthode d’évangélisation et de catéchisation étaient pratiquée par les jésuites dans leurs missions itinérantes.284 Le dialogue aurait aussi facilité la répétition et la mémorisation du texte de la part des catéchumènes : rappelons-nous qu’un catéchumène doit retenir un répertoire de doctrines et prières par cœur pour être qualifié au baptême.

Ainsi, l’introduction du nianzhu a modifié le contenu et le format du modèle portugais pour mieux correspondre au besoin des fidèles chinois. Elle pourrait être lue tranquillement dans un contexte privé, mais sa forme de dialogue est aussi appropriée pour une session publique de lecture orale pour le but de catéchisation.