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Le rejet de l’approche des juristes

Chapitre 2 : La science de la société humaine en tant qu’elle a effectivement existé

2.1. La science nouvelle et son contexte arabe ; de la science de l’historiographie à la

2.1.2. Le rejet de l’approche des juristes

Après avoir rejeté l’approche des historiens du passé pour des raisons méthodologiques, il se trouve forcé d’aborder celle des juristes qui inspirèrent ces historiens pour fonder leur discipline. Si les deux pratiques partagent une même méthode, celle de la critique des transmetteurs, c’est pour une raison simple : toutes deux s’intéressent à des récits portant sur le passé. C’est à partir de ce constat que s’engage la discussion du traitement, par les juristes, des questions liées à la validation des récits historiques rapportés. Ce traitement est divisé en deux parties, l’une est adressée aux juristes faisant un usage excessif de la critique des transmetteurs, comme dans les cas où il est question d’informations relatives aux événements77, l’autre est adressée aux juristes en général, qui « expliquent les motifs des dispositions légales sur la base des visées de celles-ci »78 et qui peuvent confondre les

problèmes de cette science avec ceux d’une autre science.

En effet, l’histoire des « jours des Arabes » (ayyām al-‘arab), le genre auquel appartient le Kitāb al-’ibar, est issue d’une tradition orale transmise de génération en génération et posée, par écrit, par les figures canoniques citées dans la section précédente.

77 Ibn Khaldūn, trad. Cheddadi (2002), Le Livre des Exemples, p. 254-255.

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Les récits rapportés ont donc un statut similaire à celui des hadiths et il en est de même de la méthode utilisée pour les valider. Ce sont des récits, donc des propos relevant du particulier, dont il n’existe, à première vue, pas d’autres moyens de les valider que d’évaluer la fiabilité de celui qui les transmet.

En histoire, c’est donc l’approche des juristes, qui consiste à opérer la critique des transmetteurs, qui est préconisée par tradition. La critique des transmetteurs est donc un emprunt, et ce que critique Ibn Khaldûn c’est l’usage de celle-ci pour traiter des informations historiques. Cette critique ne pouvant pas être étendue aux hadiths qui font partie de la révélation en raison de la limitation que constitue la possibilité du miracle79. Les hadiths,

traitant de la vie du prophète, sont liés à un contexte étranger au registre de la normalité où la division entre nécessaire, possible et impossible n’est pas applicable. Ces récits sur la vie du prophète sont donc distincts, par leur sujet, par leurs problèmes et par la manière dont ceux-ci y sont traités, des récits de types historiques. Le miracle introduit ainsi un statut d’exception épistémique pour ce type de discipline.

Pour clarifier la séparation entre les deux registres, celui de la révélation et celui de l’histoire, Ibn Khaldûn exige que l’on distingue entre ce qui concerne la loi religieuse et ce qui concerne les événements. Après avoir cité les différents exemples de récits invraisemblables rapportés par les historiens, il ajoute :

Il existe bien d’autres exemples du même type. Leur examen suppose la connaissance de la nature de la civilisation. C’est la voie la meilleure et la plus sûre pour l’appréciation des informations et la distinction entre le vrai et le faux. Elle doit précéder la critique des transmetteurs. On ne devrait recourir à cette dernière qu’après qu’il a été établi que l’information est en elle-même possible ou impossible. Si celle-ci est impossible, il n’est plus besoin de procéder à la critique des transmetteurs. Les théoriciens (ahl an-nazār) considèrent une information comme suspecte lorsque sa signification littérale aboutit à une impossibilité, ou lorsqu’on ne peut lui donner une interprétation acceptable pour la raison. La critique des transmetteurs est, par contre, la méthode appropriée quand il s’agit d’authentifier les informations relatives à la loi religieuse. La plupart d’entre elles concernent des obligations exprimées sous forme de commandements. Le Législateur ordonne de s’y conformer pour autant que leur vérité est établie comme probable. Or, ce qui permet d’établir la vérité du probable, c’est la confiance dans les transmetteurs, résultant de leur probité et de leur rigueur. Pour établir la vérité et l’authenticité des informations relatives aux événements, on doit nécessairement prendre en considération leur conformité. On doit examiner la possibilité même de leur production; ce qui, dans ce cas, est plus important que la critique des transmetteurs et en constitue le préalable. Ce qui est visé par un discours exprimant un commandement dérive exclusivement de ce discours;

79 Ibid., p. 15.

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alors que ce qui est visé par un discours informatif dépend à la fois de ce discours et de sa conformité à un objet extérieur.80

C’est donc dire que l’approche des juristes appliquée à l’histoire est secondaire et doit venir après l’usage de la méthode que propose d’adopter Ibn Khaldûn. Restreindre la pratique des historiens à la critique des transmetteurs reviendrait à rejeter toute tentative de correspondre au réel et fait de l’histoire une discipline plus proche des contes ou des légendes que des disciplines scientifiques. En rejetant l’approche méthodologique traditionnelle, l’auteur propose donc de rattacher l’histoire à la science rationnelle plutôt qu’aux disciplines liées à la révélation dont elles sont traditionnellement plus proches. Il propose de procurer à l’histoire un cadre méthodologique qui la rendrait indépendante des méthodes préconisées par les juristes. De plus, il le fait à partir d’une distinction entre les registres sémantiques, et conséquemment entre les modalités de validations des énoncés propres, d’une part, aux discours historiques, et d’autre part, aux discours juridiques. Les énoncés de chacun ont donc des « natures » totalement distinctes.

Cela n’implique pas un rejet total des méthodes pertinentes que pourraient proposer les juristes, mais limite leur champ d’application en ce qui concerne l’histoire, tout en les faisant passer après une méthode propre à l’objet dit historique. La séparation est donc opérée entre khabar (événement ou fait), que l’on retrouve dans le titre de l’ouvrage et que nous avons traduit par prédicat, et isha (commandement ou parole). Il y a alors une autre distinction entre ce qui relève du discours et ce qui relève du factuel. L’histoire s’intéresse aux faits, pas aux propos ayant le statut d’impératifs.

C’est là la seconde distanciation qu’opère Ibn Khaldûn entre sa discipline et les autres pratiques scientifiques qui pourraient y être apparentées.