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Da’wa et typologie des régimes politiques

Chapitre 3 : Da’wa, ‘aşabiyya et ‘umran À l’intersection de la rhétorique et de la

3.2. La da’wa ou le discours religieux comme outils de construction du pouvoir par la

3.2.2. Da’wa et typologie des régimes politiques

Voilà donc pour les différentes occurrences du terme da’wa à travers les principaux chapitres où il en est question. À la question principale que nous avons posée pour cette section (Qu’est-ce que la da’wa?), nous pouvons maintenant tenter une réponse plus éclairée. Pour Ibn Khaldûn, la da’wa est le concept qui, du point de vue de la science de la société, sert à nommer l’action sociale qui découle de la croyance religieuse. C’est l’élément psycho- socio-politique afférant à tout « projet » d’ordre politique trouvant son fondement dans la foi. Au fondement des mécanismes de la da’wa, nous avons trouvé la distinction entre « ce monde-ci » et « l’autre monde ». Que la da’wa soit véritable ou fallacieuse, elle suppose toujours qu’une distinction entre deux mondes soit introduite. Il est, à ce stade, totalement secondaire de savoir si ce qui est dit de chacun de ces mondes soit vrai ou faux, l’important c’est que la distinction soit faite pour que l’on puisse alors traiter de quelque chose comme la da’wa, comme appel en faveur des principes d’un autre monde pour l’application de principes dérivés dans celui-ci, ou l’inverse.

Une fois cette distinction mise en place, ce à quoi on « appelle » les individus revêt un caractère spécifique : celui d’un objectif supérieur, en nature et en degré, à tous les autres objectifs. La da’wa englobe ainsi tout l’ordonnancement qui découle, à titre de projet politique porté par un individu, de cette distinction entre différents mondes, et conséquemment, entre différents objectifs. La da’wa est ici, ce qui chapeaute un projet politique « complet ». On pourrait ajouter qu’il y a, en théorie, autant de conceptions politiquement intéressantes de la da’wa qu’il y a d’États possibles, et « d’autres mondes » possibles. La da’wa, en tant qu’elle complète l’analyse des phénomènes politiques par un registre qui n’est pas entièrement couvert par la science de la société, fait converger ici les typologies des États existants, des États possibles et de leurs pendants religieux, les typologies des da’wa existantes et possibles. Puisqu’il est nécessaire d’étudier les deux registres, l’auteur va jusqu’à développer une analyse de la typologie des régimes politiques qui intègre la possibilité de la mission prophétique et de la da’wa. La distinction entre ce monde-ci et un autre monde devient une des bases de la philosophie politique khaldûnienne.

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Dans cette partie du texte Chapitre 50 partie III161 on peut souligner dès le départ le lien quasi généalogique entre les fondations théoriques de la théorie khaldûnienne de la da’wa et celles de sa typologie des régimes politiques. Il semble évident pour tout lecteur minimalement attentif que les catégories utilisées pour distinguer les « mondes » sont liées, de la première discussion de ce concept, qui nous a occupés plus haut, à la seconde, qui est l’objet de la présente discussion. Au surplus, Ibn Khaldûn nous en donne un indice puisque la première discussion se termine par deux exemples isolés traitant des da’wa inspirées par le Fatimide, alors que le Chapitre 50 (l’antépénultième de la section) précède justement le chapitre où il est question, en détail, de « ce qui est dit du Fatimide ». Ceci nous semble servir à indiquer au lecteur que ces deux discussions se répondent.

Penchons-nous donc sur ce qui nous est dit dans ce fameux Chapitre 50. L’extrait débute par une ré-énonciation du principe liminaire du texte et qu’il rappelle avoir affirmé plus d’une fois : « (l)a société est nécessaire aux hommes ». À ce premier principe, il en joint un second : « Vivant en société, les hommes ont nécessairement besoin de s’en remettre à quelqu’un qui ait autorité (wāzi‘in hākmin) sur eux et qui les gouverne (wa hakmuhu fīhim) »162. Ces deux principes, une fois conjugués, aboutissent à une typologie des régimes

161 Ibn Khaldûn, trad. Cheddadi (2002), Le Livre des Exemples, p. 639.

162 Ibidem. Ici il est intéressant de noter que les traducteurs font des choix qui peuvent être remis en

question par plusieurs interprétations possibles des termes utilisés par Ibn Khaldûn. Le problème est évident dès la première lecture de la citation, la racine H-K-M, qui donne hākmin et hakmuhu, est traduite de deux manières différentes. Nous n’entrons pas ici dans les détails puisque nous avons déjà donné de nombreux exemples des implications de ces traductions hasardeuses. Notons seulement que la racine H-K-M renvoyait, dans les premiers temps de l’Islam, à l’idée d’arbitrer ou de juger des différends, et s’appliquait à l’idée de gouvernement en général plutôt qu’à celle d’un gouvernement dirigé par le prophète. Il se peut donc qu’Ibn Khaldûn ait voulu renvoyer à l’idée d’un juge ou d’un arbitre en général plutôt qu’à celle, plus spécifique, d’un monarque. Voir T. Hussein (1917), Étude analytique et critique de la philosophie sociale d’Ibn-Khaldoun, p. 36-37. :

« Une autre expression, non moins vague, employée par Ibn-Khaldoun dans la même phrase, et mal traduite par de Slane, a fait supposer à M. Altamira qu'Ibn-Khaldoun considère l'histoire comme une branche de la philosophie, et il a dépensé beaucoup d'efforts pour mesurer et critiquer la valeur de cette considération. C'est le mot : ‘hikmah’ que les Arabes emploient quelquefois pour désigner la philosophie, et très souvent pour désigner la sagesse, dans une acception très générale. C'est l'équivalent de sapientia. Ibn-Khaldoun a dit : ‘L'histoire est une branche de la sagesse et mérite d'être comptée au nombre de ses connaissances’, ce que de Slane a traduit : ‘L'histoire est une branche importante de la philosophie et mérite d'être comptée au nombre des sciences.’ Et Ibn-Khaldoun développe cette idée en démontrant l'utilité de l'histoire pour régler la conduite humaine. »

En fait, la notion de H-K-M peut également renvoyer à l’idée de jugement et à ce qui s’y rapporte. Ainsi, ce qui est traduit ici successivement par « autorité » et « gouvernement » découle, dans les deux cas, d’une même racine qui renvoie au fait de disposer les attributs de celui qui est en position pour exercer un jugement légitime aux yeux d’une communauté. M. Mahdi (1994), « Religious Belief and Scientific Belief », p. 247. M.-C. Ferjani (2005), Le politique et le religieux dans le champ islamique, p. 46 et suivantes.

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monarchiques puisqu’il n’est pas question ici de séparer l’exercice du pouvoir entre plusieurs gouvernants ce qui éjecte du tableau tous les régimes non monarchiques. Ces deux principes ont déjà été énoncés conjointement plus d’une fois, mais dans un ordre différent163.

Nous avons ici deux grands énoncés qui servent, de fait, à poser l’existence de deux des quatre causes de la société humaine étudiées au chapitre précédent. La nécessité de la société pose la nécessité du principe matériel, alors que la nécessité de l’autorité mène à celle du pouvoir et donc de l’État, principe formel ou cause formelle de la société humaine. Mais à quoi renvoie cette notion de société exactement? Nous avons dit qu’il s’agissait d’une matière et nous l’avons déjà mise en relation avec plusieurs autres notions clés d’Ibn Khaldûn. Avec ces informations en tête, nous pouvons maintenant détailler les ressorts sémantiques et épistémologiques du terme ‘umran pour compléter notre survol des trois concepts que nous avons choisi de cibler dans ce chapitre.

3.3. Al-’umran : la civilisation, un concept pluriel, objet de la discipline

historique et de la science de la société humaine

La notion de ‘umran sert à faire converger la notion de polis et la notion de ijtima‘ afin de fonder le concept de base fournissant à la science de la société humaine un objet commun avec la philosophie politique. Ainsi c’est au premier des raisonnements de la Muqaddima que sont conviés ces trois termes. Ibn Khaldûn ajoute plus loin que l’idée de polis telle que la traitent les philosophes n’est pas de son ressort. Ce qui reste de l’idée de polis est donc son caractère générique, qui est transmis à l’idée de ijtima‘ pour donner ‘umran (al-ijtima‘ al-insani huwa al-’umran al-‘alam).

La civilisation mondaine/mondiale/œcuménique (‘umran al-‘alam) est ainsi transformée en catégorie discursive de référence dont l’étude pose comme hypothèse fondamentale l’existence d’une intersection entre polis, et ijtima‘. L’un, concept central de la tradition grecque, l’autre, concept central de la vie collective musulmane sont tous deux liés pour transmettre un cadre de référence commun. Cette conjonction conceptuelle sert ensuite pour nourrir une réflexion à portée universelle en ce qu’elle fonde l’idée même d’une

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histoire au sens scientifique du terme. En offrant, à une discipline servant de propédeutique à l’étude d’un objet fondé sur cette « trans-disciplinarité », Ibn Khaldûn accroît le cadre épistémique de la philosophie en même temps que celui de l’histoire. Il est maintenant possible de passer d’un cadre à l’autre en passant par ce nouvel outil conceptuel. À l’intersection des deux, il pose sa science de la « civilisation » (‘umran) comme on pose un rivet.

Une fois les registres discursifs de la philosophie et de l’histoire nivelés sur ce nouveau plan sémantique, on peut alors passer des principes offerts par la réflexion philosophique aux observations d’ordre expérimental que fournit le bagage informationnel de l’histoire sans rompre la continuité cognitive garantie par le cadre méthodologique ainsi « aplani ». On peut donc passer des énoncés que l’on retrouve chez les philosophes s’étant intéressés aux choses politiques à l’analyse des événements particuliers constituant l’histoire d’une société donnée (et inversement), tirer de tout cela des conclusions et maintenir intact malgré tout chacun des registres ainsi liés. Ce qui est dit par les philosophes peut être contredit, confirmé ou amendé par la configuration de cette zone tampon qu’est la science nouvelle de la « civilisation », et pareillement pour ce qui est de l’histoire. D’autres ordonnancements conceptuels et méthodologiques peuvent être proposés pour pallier les lacunes de cette nouvelle science empêchant du même coup qu’il ne soit systématiquement nécessaire de modifier le contenu des deux disciplines qui y convergent. Une marge de manœuvre est ainsi offerte aux praticiens de ces différentes disciplines.

Nous posons ici l’hypothèse que des concepts comme ‘umran, mais aussi da’wa et ‘aşabiyya, en tant que concepts plurivoques, offrent une marge d’interprétation qui joue le rôle d’un tampon conceptuel au sein de cette intersection de registres sémantiques. Chacun de ces concepts sert à nommer une chose qui est, d’une certaine manière, en un certain lieu et à un certain moment dans le temps, et d’une autre manière, hors de tout lieu et de tout temps. Chacun est propice à « être » autrement et se trouve construit à partir d’un cadre épistémico-politique gréco-arabe. L’interprétation de chacun de ces termes nécessitera une analyse de passages, chez Ibn Khaldûn, qui passent à la fois par une analyse d’extraits issus de la tradition philosophique (typologie des régimes, science rationnelle) et par une analyse d’extraits issus de la tradition littéraire arabe (Coran, Hadiths, textes de la tradition juridique,

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adab, historiographie arabe, chronique, etc.). En somme, ils sont tous trois des termes tampons tant du point de vue culturel que proprement scientifique. S’ils furent traduits différemment en langue française, c’est d’abord et avant tout parce que ce sont des termes qui peuvent se traduire différemment dans les langues anciennes et qui furent choisis en raison de leur caractère plurivoque.

Le concept de ‘umran peut alors être compris à partir de chacun des registres ainsi « rivés » les uns aux autres. On peut penser le concept à partir de la perspective de la philosophie et l’on parlera alors de ‘umran comme polis au sens d’objet générique relevant d’une science architectonique des choses humaines pour rendre compte d’une cité parfaite. On pourra également le penser à partir d’une perspective historique (particulariste) et l’on parlera plutôt de ‘umran comme ijtima‘, au sens « d’objet spécifique relevant d’une science productive comparable à la poiesis » pour rendre compte d’une société donnée164. Finalement

on pourra penser le concept à partir de la perspective de la nouvelle science khaldûnienne comme ‘umran au sens d’objet construit relevant du – et fondé par le – cadre méthodologique d’une science pratique des choses humaines pour rendre compte de la véridicité des informations historiques rapportées. Cette troisième perspective étant, comme nous l’avons vu, élaborée en faisant converger les deux perspectives précédentes.

La convergence des trois perspectives est opérée d’une manière qui la rend d’autant plus intéressante. Les trois mots sont encastrés dans le cadre d’un raisonnement débutant par une déclinaison du terme ‘ibar (que nous avons déjà défini comme terme pivot du titre de l’ouvrage165) et ce raisonnement n’est autre que le premier syllogisme de la Muqaddima :

Que la société humaine est nécessaire166. Et c’est ce que désignent par là les philosophes par leur

discours167 ; l’homme est politique par nature, ce qui veut dire que la société168 ou, selon leur

164 Notons ici que la racine J-M-‘ est utilisée couramment dans les sociétés arabes traditionnelles et

particulièrement en Afrique du Nord. Dans les sociétés rurales d’Algérie par exemple, où l’État est le plus souvent absent, les conflits quotidiens sont gérés non pas par un appel à la dawla mais plutôt à la jama’a ou

ijma’a (l’assemblée tribale). La même racine est aussi utilisée pour parler de la Mosquée (jami’) ou même de

l’université (jami’a). Bref la structure institutionnelle traditionnelle des sociétés arabes est pensée en référence à cette notion qui rend l’idée d’un rassemblement d’individus disposant tous d’un droit à une forme de participation à la vie collective.

165 Voir ci-haut : « mises au point préliminaires ». 166

ي ِرورَض َّيِناسْنِلإا َعامِتْخِلإا

167

مِهِل ْوَقِب اذَه نع ُءامَكُحلا ُر بَعُيو

168

ِعامِتْجِلاا

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terminologie, la cité169, lui est nécessaire et c’est la signification de la civilisation170. En voici

l’explication, Dieu, le miséricordieux, a créé l’homme et l’a doté d’une forme171 telle qu’il ne peut

vivre et subsister que grâce à la nourriture.172

fī anna al-ijtimā‘ al-insāniyyi dhururun. Wa yu‘biru al-hukamā‘ ‘an hadhā biqawlihim ; al-insan madaniyy bi-t-tab‘. ayi la budda lahu min al-ijtima‘ alladhī huwa al-madaniyya fii isţilaḩihim wa huwa ma‘na al-’umran, wa bayānuh anna allah soubḩānahu khalaqa al-insān wa jakanahu ‘alaa şūra la yaşiḩḩu ḩayātuhā wa baqāwwuhā illa bi-l-ghada‘173

Ici, plusieurs choses se succèdent en moins de trois lignes de la version arabe. On voit bien comment la tentative d’en rendre compte en doublera le nombre pour la version française, ce qui renforce la première affirmation. D’abord, la première phrase, qui est divisée par les différents éditeurs du texte pour former le titre du chapitre, et qui constitue, de fait, un énoncé prédicatif formé par deux termes déclinés à l’accusatif et d’un terme décliné au nominatif par la présence de la particule et anna. Les deux termes en question sont « société » et « humaine », ce qui est « regroupement des hommes » et ce qui peut être dit « humain ». Ces deux termes vont être repris dans les mots attribués aux houkama‘ et dans l’explication de ceux-ci. Puis deux autres termes vont être mis en équivalence : madaniyya‘, et ‘umran. Ici ‘umran est le terme qui récolte l’ensemble des portées sémantiques des termes précédents. C’est le dernier concept philosophique à être utilisé avant que ne soit introduite une quelconque intervention divine. Il est, de fait, mis à l’intersection des deux cadres sémantiques et explicatifs174. Le ‘umran c’est l’être de la nécessaire sociabilité des humains,

ce qui est par la nécessaire sociabilité des hommes, ou encore, selon la terminologie des sages, l’être de leur « naturel politique », ce qui est du fait qu’ils soient naturellement politiques. Ainsi, étudier la nature des hommes devient-il un équivalent d’étudier le nécessaire, et ses limites.

La notion de ‘umran en vient alors à regrouper tout ce qui limite la ‘aşabiyya quant à sa méthode d’analyse, mais également quant à la prise en considération du sujet

169

ُةَّيِنَدَمْلا

170

ِنارْمُعلا

171

ة َروص

172 Ibn Khaldūn, trad. Cheddadi (2002), Le Livre des Exemples, p. 261.

173 ﻉام تْج لاا نم ﻪل َّد ب لا ﻱ أ . عبَّطلا ب ّي ن د م ناسْن لإا ;ْم ﻬ ل ْﻭ ق ب اﺫ ﻫ نع ءام ك حلا رّب ع يﻭ .ٌّﻱ رﻭر ض َّي ناسْن لإا ﻉام تْخ لإا ّن أ يف ﻪ نَّك ر ﻭ ناسْن لإا ق ل خ ﻪ ناحْب س الله َّن أ ﻪ ناي ب ﻭ ، نارْم علا ىنعم ﻭﻫﻭ ْم ﻬ حلا طْصا يف ةَّي ن د مْلا ﻭﻫ ﻱﺫَّلا اﻫ ؤاق بﻭ اﻬ تاي ح ُّح ص ي لا ٍة رﻭص ىلع

اب َّلا إ ءاﺫغل

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correspondant et des problèmes qui y sont associés. Le « socialement ou humainement nécessaire » devient la limite en deçà de laquelle il n’est plus possible de traiter des phénomènes sociaux d’une manière satisfaisante. Le concept de ‘umran joue encore une fois le rôle de jonction (‘ibarah), mais cette fois entre les différents registres sémantiques, méthodologiques et interrogatifs des différentes perspectives possibles pour s’intéresser à la société. En effet, le registre sémantique respectif de chaque discipline lui permet de formuler son objet propre alors que le registre méthodologique lui permet de se doter d’une manière de procéder pour mener ses investigations tandis que ces dernières sont formulées à partir du registre interrogatif propre à chacune de ces pratiques « scientifiques ». Ajoutons que ces différents registres sont également tributaires des spécificités du registre productif de chaque science. Nous entendons par là, ce qui constitue le cadre de référence de ces disciplines leur permettant de formuler des finalités ou des « fruits ». Celles-ci étant, à leur tour, tributaires de celles qui sont formulées par les autres disciplines. Étant la cadette de toutes ces disciplines, du point de vue de la chronologie de leur élaboration, l’atteinte de la finalité qu’elle se donne est d’autant plus conditionnée par la formulation et l’atteinte des leurs par les autres sciences.

En distinguant sa discipline des autres quant aux quatre principes des choses naturelles, Ibn Khaldûn met également en relation chacun de ces principes avec ceux des autres disciplines. Les disciplines comparées étant distinctes, mais également légitimes, les principes qui découlent de ces analyses en sont ainsi rendus co-dépendants. Ils reposent les uns sur les autres ne serait-ce que par le biais des différences qui y sont établies et qui en viennent à devenir des éléments constitutifs de ces disciplines et de leurs principes respectifs. Les limites de chaque principe deviennent alors des points de départ ou d’arrivée pour les trajectoires empruntées dans la pratique des autres disciplines, autant que pour celles de la discipline dont relèvent ces principes.

Toutes ces considérations nous mènent donc à la conclusion que tous ces concepts sont joints d’une manière telle que l’on peut les considérer comme des termes dont la plurivocité vient justement de leur mise en connexion les uns avec les autres. Cela est particulièrement vrai pour les concepts spécifiquement associés à la science nouvelle proposée par l’auteur. Les trois disciplines dont il est question ici, l’histoire, la philosophie

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politique et la science « nouvelle » du ‘umran, peuvent donc être incorporées au même tableau que nous avons utilisé au chapitre précédent pour distinguer les principes respectifs des différents phénomènes naturels :

TABLEAU II Type de cause Types de phénomènes naturels

Substrat Totalité Principe du

changement ou "ce qui fait" Le but, le "ce en vue de quoi" ou le bien des autres choses Choses naturelles en général Matière (madda) Forme (şura) Moteur (fa‘ila) Fin (ghaya) Science Sujet/objet d'étude (mawdu‘) Méthode (tarīq/minhaj) Problèmes/Questions (masa’il) Fruits (thamaratu) Science de la société humaine Société/ civilisation humaine (‘umran al- bachari) Voies démonstratives (wajhin burhāniyyin) Expliquer les accidents et états qui

affectent la société (bayyānu mā yalḩaquhu al- ‘awāridh wa al- ahwāl lidhātihi wa ahida ba‘da ukhrā)

Vérifier les récits historiques (tassḩīḩou al- akhbāri) Science historique arabe La société humaine (al- ijtima‘ al- insāni) Le récit (al-tarikh;