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La ‘aşabiyya comme moteur social

Chapitre 3 : Da’wa, ‘aşabiyya et ‘umran À l’intersection de la rhétorique et de la

3.1. La ‘aşabiyya : comment nommer la solidarité?

3.1.1. La ‘aşabiyya comme moteur social

Le terme arabe de ‘aşabiyya est une construction à partir d’une racine étymologique, celle de « ‘aşa » (‘-S = être dure ou solide) qui donnera « aşaba » (‘-S-B = groupe, coalition ou attache). Ces deux racines véhiculent l’idée d’un processus de liaison entre plusieurs éléments pour constituer un ensemble, une unité, le passage d’une multiplicité à une unicité ou encore le fait de refermer un espace comme dans le cas d’un bandage qui referme une plaie ouverte. La ‘aşabiyya sert donc à nommer l’unification elle-même ainsi que le résultat de celle-ci et, par extension, la solidarité du groupe donc le fait de constituer un « solide », une chose unique. Elle servira ensuite à qualifier les éléments entourant la constitution du groupe et étroitement liés à celle-ci; l’esprit de clan, la partisanerie, et à l’époque moderne, le nationalisme ou la conscience nationale.

Chez Ibn Khaldûn, le concept de ‘aşabiyya est utilisé un nombre incalculable de fois, si bien qu’il nous serait impossible ici d’en analyser toutes les occurrences. Il revient systématiquement sitôt qu’il est question de donner la cause d’un mouvement dans la structure sociale, du début à la fin de l’ouvrage. Contentons-nous donc de quelques passages

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clés permettant de clarifier les fondements du concept que l’on peut lier avec le cadre épistémique khaldûnien.

Comme nous l’avons vu précédemment, la ‘aşabiyya c’est, du point de vue d’une physique sociale aristotélicienne, ce qui joue le rôle d’une cause motrice. Au moment de son émergence, toute structure sociale est soumise à une condition qui est dite être de première importance; disposer d’une ‘aşabiyya. Cette phase d’émergence, c’est celle des groupes tribaux résidant dans les contrées éloignées des centres urbains. Il énonce cela dès le chapitre 7 de la seconde partie du texte :

Pour que la défense et la protection soient efficaces, il faut un esprit de corps unifié (‘aşabiyya) et une ascendance commune. C’est ce qui fait la puissance d’une tribu et la rend redoutable, car le sentiment familial ou clanique est ce qu’il y a de plus important. Dieu a mis dans le cœur des hommes de la compassion et de l’affection pour ceux du même sang et pour les proches, et ces sentiments font partie de la nature humaine (al-tabai‘i al-bashariyya).

(…)

Ceux qui se trouvent seuls, isolés de leur lignée éprouvent rarement une quelconque affection pour les autres. Au combat, quand le danger menace, chacun s’esquive pour sauver sa peau, par peur d’être abandonné sans soutien. Pour la même raison, ils ne peuvent pas vivre dans le désert, où ils seraient une proie facile pour n’importe quelle nation qui voudrait les avaler. Si cela est valable pour les lieux d’habitation, qu’il est nécessaire de défendre et de protéger, ce doit l’être dans tous les cas où il est question d’obtenir l’adhésion des gens : mission prophétique, fondation d’un pouvoir politique ou d’un mouvement spirituel. Rien de tout cela ne peut s’obtenir sans combat, étant donné la nature rebelle de l’homme. Or, comme on l’a vu, dans tout combat (al-qitaali), l’esprit de corps est nécessaire. C’est un principe directeur qu’il faut garder à l’esprit pour tout ce qui sera exposé plus loin.142

C’est donc dire que toute organisation sociale structurée en vertu d’un objectif politique et nécessitant donc l’adhésion des gens (amr yahmalu al-nasu ‘alayhi) est conditionnée par l’existence préalable de cette cause motrice. Que ce soit une mission prophétique (nubuwwutin), un pouvoir étatique (iqāmati maliki) ou un mouvement religieux (da’watin), Ibn Khaldûn nous dit qu’il est toujours question de la constitution d’un sentiment d’appartenance commun dont la cause primordiale est la même. Il en profite pour ajouter que tout l’ouvrage est structuré en fonction de ce principe : toute entreprise impliquant la mise à

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mort d’individus ou encore le risque d’une mort violente c’est-à-dire de mettre en danger sa vie nécessite un esprit de corps.

La ‘aşabiyya est donc une fusion des volontés permettant de placer les intérêts du groupe au-dessus des intérêts individuels. Sans cette unification, il est impossible d’espérer mener un combat impliquant la possibilité de perdre la vie. Cela permet de souligner que pour Ibn Khaldûn, ce qui est en jeu dans les missions prophétiques comme dans la fondation d’un État ou dans un mouvement de réforme religieuse, c’est la survie des individus engagés dans ces entreprises. Au commencement de la politique, il y a donc la guerre ou une quelconque forme de violence extrême dont la politique ne constitue qu’une modalité parmi d’autres.

Au chapitre 21 de la seconde section de la Muqaddima143, l’auteur précise que

plusieurs ‘aşabiyya existent simultanément et que ce sont leurs interactions qui expliquent les différents changements politiques que l’on observe :

Ceux qui sont promus à la direction des affaires de l’État se livrent à une vie de délices, se noient dans un océan de luxe et de richesses. Ils asservissent leurs frères de la même génération et les utilisent pour les divers besoins et entreprises de l’État. Ceux qui sont loin du pouvoir et écarté de ses allées restent sous la protection de la dynastie, dont ils partagent le lignage; mais ils échappent aux effets de la sénilité, parce qu’ils vivent loin du luxe et de ce qui s’y rattache.

Les premiers sont usés par le temps qui passe. La sénilité les prive de leur aisance et les réduit à la misère. Les charges de l’État les consument. Avec le temps, l’opulence et le luxe viennent à bout de leur énergie et de leur vigueur, et ils arrivent à la limite de la civilisation urbaine et de la domination politique.

(…)

Les seconds, pendant ce temps, gardent intact leur esprit de corps. Leur force de domination est préservée de toute atteinte et leur capacité à vaincre reconnue. Ils peuvent alors espérer arriver au pouvoir dont ils ont été jusque-là écartés par une autre force de leur clan, supérieure à la leur. Leur suprématie n’est plus contestée. Ils s’emparent du pouvoir et deviennent les nouveaux maîtres. Puis ils refont la même expérience avec les autres membres de leur peuple, demeurés éloignés du pouvoir. Ainsi, la royauté se maintient dans la même nation (oumma), tant que son esprit de corps n’a pas été brisé, ou que tous ses clans n’ont pas cessé d’exister.144

143 Ibid., p. 405.

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Il donne ensuite une série d’exemples pour soutenir cette théorisation du processus politique et conclut, toujours dans le même chapitre, que :

La base de tout cela est l’esprit de corps. La force de celui-ci varie selon les générations. Le luxe use et détruit le pouvoir comme nous le verrons plus loin. Quand une dynastie s’éteint, seuls peuvent hériter de son pouvoir ceux qui s’appuient sur son esprit de corps, car celui-ci avait obtenu l’adhésion et la soumission de tous et fait accepter sa suprématie sur tous les autres esprits de corps. Cela n’est possible que pour ceux qui ont avec cette dynastie des liens de sang très étroits. En effet, la force de l’esprit de corps dépend du degré de parenté avec la dynastie. Cela est valable tant qu’il n’y a pas de grands bouleversements dans le monde : changement de religion, effondrement d’une civilisation, ou autre événement dû à la volonté divine. Alors le pouvoir passe d’un peuple à un autre, que Dieu a choisi pour effectuer ce bouleversement.145

Il y a donc une cause motrice et celle-ci, comme toute cause motrice, est incorporée dans un cycle de mouvement et de repos. Une fois le pouvoir établi, le luxe est à la disposition des gouvernants qui en bénéficient tant et si bien qu’ils corrompent leur nature belliqueuse, mais aussi leur mode de vie rudimentaire qui leur permettait de mener une vie simple où la privation leur était aisément supportable. Les groupes tribaux vivant dans le désert sont attirés par les biens matériels et les richesses, mais ils peuvent facilement s’en passer. Ce désir les met en mouvement, mais ce mouvement ne peut s’arrêter qu’une fois ce désir comblé. Lorsqu’ils atteignent leur objectif, ils sont toujours poussés vers la satisfaction de leurs besoins, mais ceux-ci ne pouvant être portés sur un objet de satisfaction encore plus élevé, ils commencent à se tourner vers les possessions des membres de leur propre groupe. C’est ainsi qu’ils portent atteinte à leur esprit de corps. La cause motrice entre alors dans une phase de déclin de sa puissance de mise en mouvement du corps social. Celui-ci perd de sa cohésion et se divise. Il est alors possible de voir des pans du groupe s’isoler loin de la vie de jouissance pour ensuite revenir au cœur du pouvoir en renversant le segment de la famille qui gouverne comme il est possible que ces pans disparaissent et laissent la place à d’autres groupes familiaux extérieurs à la dynastie régnante. Dans tous les cas, les phases de mouvement (harakati) et de repos (soukouni) se succèdent invariablement. Si une ‘aşabiyya donnée disparaît, c’est toujours pour laisser place à une nouvelle. Ainsi naissent, vivent et meurent les sociétés humaines.

145 Ibid., p. 407.

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