• Aucun résultat trouvé

Xavier de Planhol, dans son ouvrage : les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam nie l’existence de région dans le monde arabo-musulman jusqu’au XXème, en raison des conditions historiques :

« La structure régionale traditionnelle de l’islam était fondée depuis les bédouinisations médiévales sur les discontinuités. Des noyaux restreints où une vie rurale satisfaisante s’était conservée étaient séparés par de vastes espaces voués aux parcours, aux régressions et aux ravages. La prépondérance des espaces artificiellement désertifiés faisait obstacle au tissage des interconnexions locales qui forment la trame complexe des unités régionales. Le seul type d’organisation régionale était la région urbaine, c’est à dire, la zone d’influence et de domination d’une ville sur la campagne environnante »73.

L’opposition entre les villes et la campagne, que soulignent d’autres auteurs, tel Jacques Weulersse, et les zones de parcours nomades auraient empêché la création de région. Cette vision du monde musulman est aujourd’hui dépassée, comme le prouvent des travaux récents. La thèse de Mohamed Dbyat74 montre clairement que la Syrie centrale a tous les attributs d’une région polarisée par un doublet urbain : Homs et Hama. Le monde arabe n’est plus « un archipel de centres urbains séparés par des aires rurales vivant à leur rythme »75. Les politiques de développement impulsées par les Etats-nations depuis leur indépendance ont contribué à la régionalisation dans le monde arabe, comme le soulignent Jean Bisson et Pierre Signoles dans leur contribution à l’ouvrage de Jean François Troin Le Maghreb, hommes et espaces :

« L’éclatement des cadres anciens est aujourd’hui chose faite si leurs marques dans l’espace demeurent en maints endroits parfaitement visibles. Partout, en Tunisie, en Algérie et au Maroc, du Tell au Sahara, des foyers littoraux, aux zones intérieures, les Etats nationaux impriment une logique unificatrice, qui ne signifie cependant nullement atténuation des disparités régionales – bien au contraire. Les multiples agents qui contribuent actuellement à l’organisation de l’espace sont-ils, dans ces conditions, susceptibles de favoriser l’émergence ou la structuration de nouveaux ensembles régionaux »76.

Qu’en est-il de mon espace de référence ? Les limites administratives des mohafaza-s de Lattaquié et de Tartous déterminent-elles une entité régionale ? Avant de le définir, il n’est

73

PLANHOL Xavier (de) : Les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam, Flammarion, Paris, 1968, 442 p.

74

AL DBIYAT Mohamed : op. cit., 1995.

75

LAVERGNE Marc : Nouvelles territorialités, nouvelles identités dans le monde arabe, in Le courrier du CNRS, n°82, pp. 79-82.

76

BISSON Jean et SIGNOLES Pierre : « Nations et régions : vers une nouvelle structuration de l’espace au Maghreb », in TROIN Jean François : Le Maghreb, hommes et espaces. Armand-Colin, Paris, 1987.

pas inutile de préciser le sens du mot « région » ainsi que d’évoquer les problèmes particuliers de l’adaptation de ce concept dans le Tiers Monde.

Quelques précisions sur la notion de région

« Hors de la maille de gestion « région » n’est donc pas un concept opératoire en géographie, mais tout au plus une notion vague que seul éclaire le contexte, et qui ne mérite pas les actives querelles auxquelles son emploi donne lieu »77.

Je trouve que cette remarque de Roger Brunet a le don de clarifier le débat sur le thème de la région. La région homogène, la région fonctionnelle, la région historique, la région culturelle …. Aucune définition n’usurpe le qualificatif de région, puisque c’est le contexte qui lui donne sens. Dans le cadre d’une étude sur l’intégration d’un sous-espace dans un espace national, il est préférable d’aborder la région en tant qu’espace fonctionnel, telle que la définit Bernard Kayser : « Des liens existant entre ses habitants, une organisation autour d’un centre doté d’une certaine autonomie et une intégration fonctionnelle », dans cette définition, il n’est pas fait mention de la taille de la région.

Les liens existants entre les habitants peuvent être culturels, ethniques, religieux … Il est des régions comme l’Alsace et la Bretagne qui ont conservé un fort sentiment identitaire malgré le nivellement opéré par plusieurs siècles de francisation, sous la république, comme sous la monarchie. Dans la plupart des région française, ces liens ont disparu, le sentiment identitaire correspond davantage à un sentiment de devenir commun qui peut provenir de l’organisation fonctionnelle de la région autour de son centre. Le centre apparaît comme la métropole régionale, donc disposant d’une certaine autonomie vis à vis de la capitale nationale. S’agit-il d’une économie politique ou économique ? Dans les Etats centralisés, l’autonomie politique des métropoles de provinces est quasi nulle. En France, le centralisme jacobin a réduit Lyon, Bordeaux et Nantes à l’échelon de Moulins ou de Vesoul par la départementalisation. Quant au pouvoir économique des grandes villes françaises, il est loin d’être équivalent à celui des villes allemandes, capitales de Länder. L’intégration dans une économie globale en Europe est ambiguë, car désormais le cadre national est dépassé. Les régions sont intégrées à l’économie européenne, voir à l’économie mondiale. D’autre part il

77

BRUNET, Roger, FERRAS Robert et THERY Hervé : Les mots de la Géographie, Reclus – La Documentation française, Paris, 1997, p. 423.

existe une dissociation fréquente entre l’économie du pôle central et celle de l’économie de l’espace régional qu’il est censé animer, comme le montre Pierre Veltz dans « Mondialisation, villes et territoires ». La mondialisation de l’économie, la spécialisation des entreprises sur les segments où elles sont les plus productives, le recours aux flux tendus aboutissent à une mise en réseau des métropoles interconnectées par des moyens de communication rapides (TGV, avions) et une relégation du reste du « territoire régional » au rôle d’espace de loisir. Cette mutation économique modifie l’organisation de l’espace et les concepts géographiques traditionnels tel que celui de région.

Il reste à préciser la taille de la région. Un espace organisé autour d’un centre peut être d’une taille extrêmement variable, si on considère une petite ville marché ou une métropole de province. D’ailleurs Roger Brunet considère le « pays » ou « quartier rural »78 comme une région. Traditionnellement, les géographes situent la région entre le national et le local. Je pense qu’Etienne Juliard en a donné la meilleure définition dans les Annales de Géographie, voici près de quarante ans : « le dernier niveau où se structurent et se coordonnent les différentes forces intervenant au niveau économique et social avant le niveau national »79. C’est cette échelle que je retiendrai pour définir la région côtière syrienne.

La région dans le Tiers Monde

Dans les pays du Tiers monde, la mondialisation de l’économie crée des distorsions du même type que celles que nous connaissons en Europe. Elles sont plus accentuées en raison des écarts de revenus considérables de la population et de l’existence au préalable d’un double circuit économique : traditionnel et moderne. Dans le cas de pays comme la Syrie, la mondialisation de l’économie n’a encore que peu d’influence sur l’économie nationale et les structures spatiales, car le secteur moderne se limite à quelques industries exportatrices (Adidas et Benetton), et à l’import – export. L’économie est restée traditionnelle, tournée vers le marché intérieur, à l’exception des produits primaires qui demeurent la principale source de devises (phosphates, coton, céréales, pétrole …). La dichotomie majeure au sein de l’économie se trouve plutôt entre le public et le privé. Si bien qu’en Syrie nous sommes face à un triple circuit économique : le public, le privé moderne et le privé traditionnel. Nous

78

BRUNET Roger : « Le quartier rural, structure régionale », Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1969, p. 81 – 100.

79

sommes toujours en Syrie dans un processus d’intégration nationale impulsé par l’Etat et protégé de l’extérieur par une politique économique relativement protectionniste. Les problématiques énoncées par Milton Santos au début des années 1970 sur les rapports entre ville et région dans les pays sous-développés demeurent valables en Syrie.

D’après Bernard Kayser, les liens existants entre les habitants, les relations et les caractères communs (ethnique, linguistique …) sont à la base de cohésions spatiales remarquables, « mais ils ne suffisent pas à produire une région, s’ils ne sont pas créateurs d’une organisation économique et sociale »80. Or dans les pays du Tiers Monde le sous-développement représente un profond handicap pour la production régionale. La faiblesse des moyens de communication, le sous-équipement des villes, la faiblesse du pouvoir d’achat limitent les échanges. D’autre part les écarts de revenus dans la population « créent un fonctionnement socialement ségrégatif de l’espace commercial »81. La hiérarchisation des centres urbains et leur accès est radicalement différent en fonction des catégories sociales. En Syrie, j’ai remarqué une autre distorsion, en fonction du facteur communautaire. Les ruraux Alaouites se rendent plus facilement dans les bourgs chrétiens que dans les bourgs sunnites. A l’échelle nationale. Les Arméniens et les Sunnites sont tout autant attirés par Alep que Damas, tandis que les Alaouites rejettent la métropole sunnite du nord de la Syrie, et sont quasi exclusivement tournés vers Damas. Jacques Fontaine a mis en évidence ce phénomène dans sa thèse sur la wilaya de Béjaïa82, en Algérie. Malgré le volontarisme de l’Etat algérien, la coupure entre la ville arabe et la campagne kabyle s’est perpétuée.

La nature des relations ville – campagne influence l’intégration régionale. Le débat sur la ville prédatrice ou animatrice dans les pays sous-développés, qui opposait Yves Lacoste et Bernard Kayser dans les années 1960, ne me semble pas dépassé. La ville est un relais du pouvoir politique et économique, par conséquent, ses relations avec la campagne sont dictées par la volonté de l’Etat de diffuser les effets de la croissance sur l’ensemble du territoire et de réduire les inégalités villes campagne ou bien de favoriser la concentration du surplus dans quelques lieux privilégiés, en général la capitale.

80

Bernard Kayser cité par Milton SANTOS : Les villes du Tiers Monde, Génin, Paris, 1971, p. 159.

81

SIGNOLES Pierre : L’espace tunisien, fascicule de recherche n°15, URBAMA, 1984, p. 716.

82

FONTAINE Jacques : Villages Kabyles et nouveaux réseau urbain, URBAMA, Fascicule de Recherches n°12, 1983, 273 p.

L’Etat apparaît comme l’agent privilégié du développement83 ; pour Alain Touraine : « Le développement est impulsé par l’Etat, cela ne peut être une classe sociale, car elle se place dans un système de rapports sociaux »84. Sylvie Brunel reconnaît également le rôle fondamental de l’Etat « dans le développement ou le non-développement d’un pays »85. L’arrivée au pouvoir, dans plusieurs pays arabes, de groupes d’officiers issus de la petite bourgeoisie rurale permit d’enclencher un processus de développement, en libérant l’Etat de la tutelle du capitalisme étranger et de l’influence des élites traditionnelles, en particulier l’aristocratie foncière dont la domination sur la campagne était responsable de son archaïsme.

Le but de cette première partie est de démontrer l’unité régionale de l’entité socio-spatiale constituée par les mohafaza-s de Lattaquié et de Tartous. Le premier chapitre est consacré aux structures spatiales héritées et leurs influences. Le deuxième chapitre traite de la politique volontariste de l’Etat dans la région côtière . Le troisième chapitre analyse les conséquences du projet étatique sur l’organisation de l’espace régionale. La conclusion fait le point sur la pertinence du terme de région côtière. La démographie ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier, car je trouve cela ennuyeux. J’ai préféré lier son étude à l’histoire, la politique et l’économie. Par conséquent les aspects démographiques sont distribués dans les trois chapitres.

La publication du recensement de 1994 me permet de fournir des informations récentes sur la répartition de la population et sa dynamique. Malheureusement, je ne dispose pas de données récentes quant aux migrations intérieures. Les données sur les migrations intérieures ne sont plus accessibles depuis 1970. Pour combler les carences de l’appareil statistique syrien à l’échelon local, j’ai procédé à des enquêtes personnelles, souvent clandestinement lorsque le sujet abordé était trop délicat. Ce fut le cas, en particulier, pour déterminer la répartition des différentes communautés confessionnelles de la population. Les données du recensement ne contiennent plus de référence à la religion depuis 1960. Comme je l’ai

83

Pour Pierre George, le développement est « un processus tendant à la fois à la diffusion harmonieuse des effets de la croissance dans la société et à l’acquisition d’une autonomie de croissance » (GEORGE Pierre :

Dictionnaire de la géographie, Paris, PUF, 1993, p. 136). Le développement, par sa connotation qualitative, se distingue de la croissance qui n’est que l’augmentation de la dimension économique (indices de production). Le développement est avant tout social, il se mesure par l’augmentation du niveau de vie, de l’éducation, de l’espérance de vie. Certes il est induit par la croissance économique, mais surtout par une répartition plus égalitaire des richesses au sein de la société. Le développement implique dans les pays du Tiers monde une modification des structures sociales qui les sclérosent et des mécanismes de domination économique.

84

TOURAINE Alain : Les sociétés dépendantes, Duculot, Paris, 1976, 260 p.

85

expliqué en introduction, je pense que l’organisation communautaire de la société syrienne est un facteur pertinent pour comprendre la production d’espace en Syrie. L’impossibilité de se référer à des sources précises ne doit pas le faire rejeter par les chercheurs. La présence de la communauté alaouite est une des caractéristiques majeures de la région côtière. Elle est indissociable de son évolution historique, et par conséquent, géographique :

« Pour être compréhensive et explicative, la géographie humaine ne peut pas s’en tenir à la seule considération de l’état actuel des choses. Il lui faut envisager l’évolution des faits, remonter dans le passé, c’est-à-dire recourir à l’histoire »86

86

DEMANGEON A. : « Une définition de la géographie humaine », in Problèmes de géographie humaine, Paris, 1942, pp. 33-34.

CHAPITRE I

LA REGION COTIERE : UN ESPACE MARQUE PAR