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Muriel Plana dans son analyse de Cleansed relève dans la pièce une remise en question des normes identitaires et des catégories, qui s’effectue, à mon avis, à partir de ce que Lehmann appelle « le politique de la perception »:

190 Carol Queen et Lynn Comella, The Necessary Revolution: Sex-Positive Feminism in the Post-Barnard Era. The

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Dans Purifiés [Cleansed], il est indéniable que nous assistons concrètement à la mise en œuvre et à l’épreuve d’un fantasme transsexuel, et que cette « représentation » nous oblige à une interrogation sur les limites et les fondements de tout pouvoir (pouvoir lié à l’identité et au langage fondateur d’identité.) Nous sommes incités à une remise en question radicale en notre esprit des catégories éthiques, sociales, psychologiques, qui président à notre perception quotidienne, prétendument « naturelle », des choses et des gens. Grâce à la mise en scène spécifique que la pièce nous propose des genres (identités symboliques et culturelles), des sexes (identités organiques) et de la sexualité, ainsi que de leurs relations politiques, une partie conséquente de nos cadres de pensée habituels se brouille et se fragilise.191

En effet les identités binaires (homme-femme, hétérosexuelle-homosexuelle) se fragilisent dans la pièce qui remet ainsi en question la prétendue stabilité des identités sur la base du genre et de la sexualité. Les identités ne sont pas figées, elles se construisent et se déconstruisent, elles sont incessamment en devenir, quand elles ne s’orientent pas vers la mort. Concernant les problématiques de genre, Graham Saunders perçoit d’ailleurs une mise en crise de la masculinité dans les pièces de Kane192, qui donnerait place à une exploration du masculin. Plana se concentre par ailleurs sur la

confrontation du masculin et du féminin et remarque que l’identité et la sexualité sont « des lieux de combats, de confiscations, de conflits, de douleur extrême et de mort, justement parce qu’elles sont situées à la jonction entre le politique, le social et le psychique. »193 Kane est donc loin d’imposer un

idéal de l’hybridité, elle s’attacherait plutôt à dépeindre comment les principes du féminin et du masculin divisent profondément et violemment le sujet194. Cela a pour effet de mener le spectateur à

s’interroger sur ce qui fonde « l’identité du sujet »195. Au-delà du politique, c’est alors un

questionnement philosophique qui est visé.

191 Plana, op.cit., p.195

192 « […] the so called « crisis of masculinity » and the interplay of power between men and women dominate all her work » Saunders, op.cit., p.30

193Plana, op.cit., p.230

194 « […] elle nous précipite sans ménagements au seuil entre le féminin et le masculin et nous remarquons assez vite que ces « principes », loin de cohabiter dans l’harmonie idéaliste de l’androgynie ou de la bisexualité psychique, s’affrontent sauvagement et divisent le sujet comme la société dont il est partie prenante », Ibid., p.217

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Par ailleurs, au sujet du féminin, Plana se pose la question de savoir si l’œuvre de Kane pourrait être perçue comme féministe. À ce sujet, on sait que Kane refusait d’assumer cette responsabilité :

My only responsability as a writer is to the truth, however unpleasant that may be. I have no responsability as a woman writer because I don’t believe there’s such a thing. When people talk about me as a writer, that’s what I am and that’s how I want my work to be judged – on its quality, not on basis of my age, gender, class, sexuality or race.196

Comme le mentionne Plana, Kane n’est donc pas une auteure « du féminin ou de la féminité »197. Par

contre, en illustrant la complexité des luttes et des dynamiques de pouvoir entre les personnages masculins et féminins – notamment le cas de Grace qui, qu’importe le prix à payer, matérialise son désir de devenir « sujet » de son existence en choisissant une identité mixte, au confluent du genre et du sang filial – l’œuvre se révèle fondamentalement féministe. Comme l’affirme si bien Plana : « Pour une fois, une œuvre dramatique s’attache non aux vraies femmes (à l’Autre des hommes et donc aux hommes) mais aux femmes réelles, pour qui le masculin est à la fois Soi et l’Autre de Soi. »198

3.1.2. La réponse-responsabilité du spectateur

Face aux deux extrêmes de la représentation de la sexualité, créant une désorientation dans la réception du spectateur, il nous faut revenir ici au paradigme postdramatique, qui attend du spectateur une réponse-responsabilité d’autant plus importante quand celui-ci est posé collectivement face à l’obscène. L’obscène, lié au dégoût, au rejet, s’éprouve à même le corps. De fait, il représente un engagement par excellence du spectateur, qui « souffre » avec les personnages ou est horripilé à la vue des sévices qui se jouent sur scène. Lehmann conclut d’ailleurs son propos sur les modalités de réception et l’engagement politique dans l’interprétation du spectacle postdramatique. Il parle de

196Saunders citant Kane dans op.cit., p.30 197Plana, op.cit. p.234

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« politique de la perception »199 qui reposerait sur l’utilisation de ces signes singuliers, dont l’obscène

et l’abject font partie: Nous avions vu précédemment que le politique dans le théâtre postdramatique ne fait pas l’objet d’un discours rationnel, mais est véhiculé à travers la transmission d’affects. Dans une société où c’est la rationalisation et « l’idéal calculateur »200 qui règnent et où les affects sont

perçus comme une affliction, car associés au manque de contrôle, nous avons du mal à concevoir l’affect comme un outil de connaissance. Loin des discours politiques rationalisants, le théâtre restaure aux affects leur potentiel en les posant en outils de connaissance. Ainsi, comme l’indique Lehmann, le théâtre joue avec les frontières et pose le spectateur face à « une profonde angoisse, à la honte et aussi à la montée de l’agressivité. »201

Le théâtre de Kane éveille cet ensemble d’affects (honte, angoisse, agressivité) en posant son spectateur face à l’obscène dans l’espace public et collectif de la salle de théâtre. Comme nous l’avons vu, un jeu avec les frontières et les catégories est aussi proposé : déplacement des codes pornographiques, obscénité et trash, risque lié à la performance, transgression des catégories genrées. Plus généralement, ces différentes transgressions des catégories sont des manifestations du spectre politique à travers la mobilisation des affects du spectateur face à la performance. Lehmann conclut d’ailleurs son ouvrage en insistant sur ce point :

Une fois de plus, on voit clairement que le théâtre ne gagne pas sa réalité esthétique et politico- esthétique par le biais des informations, thèses, messages, toujours savamment édulcorés : bref par son contenu au sens traditionnel. Au contraire, il appartient à son essence même de réaliser une peur, une violation des sentiments, une désorientation qui justement rencontre l’attention du spectateur sur sa présence par des processus qui peuvent apparaître « immoraux », « asociaux » et « cynique » : expérience politique par excellence.202

199 « Le politique du théâtre est le politique de la perception.» Lehmann, Le théâtre postdramatique, op.cit. p.294

200 « Au siècle de la rationalisation, de l’idéal calculateur, de la rationalité généralisée du marché, il incombe au théâtre de jouer […] avec les extrêmes de l’affect. » Ibid., p.294.

201 Ibid. p.294

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Bien que l’aspect politique des pièces de Kane s’interprète à partir des caractères transgressifs et obscènes représentés qui engagent la responsabilité du spectateur dans la construction d’un sens en lien avec la réalité extrascénique, il nous faut insister sur l’indécidabilité propre à une politique de l’art, une notion sur laquelle Rancière se penche dans un chapitre du Spectateur émancipé que nous avions abordé en première partie du mémoire.

Même si elle s’oppose à une lecture postdramatique des pièces, Plana aborde aussi ce critère d’indécidabilité :

[…] Sarah Kane invente une histoire sans chercher à la contrôler, ignorant jusqu’où elle l’amènera, une histoire qu’elle laissera se construire non comme un système, mais comme un véritable

dispositif où la logique inconsciente à sa place et qui reste donc ouvert à toutes sortes

d’interprétations, les siennes comme celles des lecteurs/spectateurs.203

Cette indécidabilité (abordée par ailleurs par Lehmann204) propre à l’œuvre politique qui n’anticipe pas

ses effets, touche d’autant plus la réception du spectateur que le caractère transgressif n’est pas figé, mais est en mouvement constant.