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Le corps, son approche et ses représentations sont des éléments de premier ordre dans le théâtre postdramatique. Lehmann conçoit le traitement du corps comme un des critères fondamentaux du théâtre postdramatique :

Le processus dramatique se déroulait entre les corps, le processus postdramatique se joue sur le corps. La motorique corporelle ou son handicap, forme ou non-forme, totalité ou parcellisation, se substituent au duel mental que le meurtre physique, le duel sur scène ne faisaient que mettre en évidence. Si le corps dramatique était bel et bien le porteur de l’agon, le corps postdramatique élabore l’image de son agonie. Ceci interdit toute représentation, toute illustration et toute interprétation trop tranquilles à l’aide du corps en tant que simple moyen. Valère Novarina affirme : « L’acteur n’est pas un interprète parce que le corps n’est pas un instrument. » Il réfute l’idée de « composition » d’un personnage dramatique par le comédien et lui oppose la formule selon laquelle sur la scène s’opérerait plutôt une décomposition de l’homme.52

Cette « décomposition de l’homme » serait à prendre au pied de la lettre dans les œuvres de Kane. Dans Cleansed, elle s’illustre notamment à travers la mutilation progressive du personnage de Carl, qui finira à la fin de la pièce sans membres, ni langue, ni sexe. Dans Phaedra’s love, on la retrouvera sous la forme du démembrement des personnages d’Hippolyte et de Strophe par le peuple en colère, dans la scène finale de la pièce. Le corps y est le réceptacle par excellence de toute violence; des violences les plus évidentes, soit physiques (coups, tortures, mutilations, viols) à des formes de violence plus subtiles : la violence d’une identité prétendue naturelle et assignée à Grace qui rejette une part de son identité féminine et son corps de femme; la violence de la dépendance avec Graham et les drogues qui le mèneront au suicide; la violence de la dépression, de la compulsion consommatrice, du laisser-aller avec Hippolyte comme personnage apathique, indifférent, nihiliste et méprisant; la violence du désir amoureux et sexuel, de ses réfrènements avec le caractère imposant de Phèdre face à Hippolyte. Le corps semble être l’objet où s’inscrivent les évènements, où s’inscrit la fiction. On entre dans un

52 Hans-Thies Lehmann, op.cit., p.264

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dialogue entre différents types de violence impliquant principalement le corps, comme si le corps prenait en fait le relais du texte et soutenait alors la logique de la pièce. On oscille alors du textuel au corporel, d’un langage discursif à un langage corporel. Le processus des pièces se joue donc bien sur le corps. Kane, dans la lignée d’Artaud, au-delà d’une similitude avec le « théâtre de la cruauté », semble concevoir le théâtre comme une écriture du corps.

Dans un chapitre consacré au traitement postdramatique du corps, Catherine Bouko pense qu’ « explorer les possibilités spectaculaires du corps constitue un enjeu central de l’esthétique postdramatique : le travail corporel du performeur n’est plus au service de la construction d’un personnage. […] L’approche du corps [se fait] en tant que matériau autonome et non plus en tant que relais de la représentation du monde.»53 Cette dimension spectaculaire du corps, devenu matériau

autonome, se traduit par la violence démesurée encaissée par les corps des personnages avec leur destruction progressive jusqu’à la mort ou à deux doigts de la mort. On entre dans un paradoxe : les personnages se construisent tout en se décomposant physiquement ou en se métamorphosant, la mort représentant aussi une forme de métamorphose ultime54.

Pour Lehmann, « [le corps] englobe la signification de tous les autres discours »55, les problématiques

sociales sont abordées à travers le traitement du corps. Il relève aussi la présence de « corps déviants » comme motif récurrent dans le théâtre postdramatique, avec notamment la représentation de corps malades ou handicapés56. On pensera ici en particulier au corps apathique du personnage d’Hippolyte

53 Catherine Bouko, op.cit. p.91

54 « La mort serait l’ultime métamorphose et, dans le théâtre, il serait toujours question d’une mort symbolique. » H.T. Lehmann, op.cit., p.68

55 Ibid. p.152

56 « Le théâtre postdramatique se présente comme un théâtre de la corporalité autosuffisante, exposé dans ses intensités, dans sa « présence » auratique et ses tensions internes ou transmises vers l’extérieur. S’ajoute la présence du corps déviant qui, par la maladie, le handicap, l’altération, s’écarte de la norme et provoque une fascination « non-morale », malaise ou angoisse. » Ibid., p.151

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dans Phaedra’s love qui exhibe ses symptômes de gonorrhée face à Strophe dans la scène 557; ou bien

encore et, de façon plus marquante, le corps mutilé de Carl qui, dans la scène 13 de Cleansed, danse pour Rod (sa langue et ses mains viennent de lui être sauvagement coupées) :

Carl stands, wobbly. He begins to dance – a dance of love for Rod. The dance becomes frenzied,

frantic, and Carl makes grunting noises, mingling with the child’s singing. The dance loses rhythm –

Carl jerks and lurches out of time, his feet sticking in the mud, a spasmodic dance of desperate

regret.58

Ce dernier exemple illustre encore comment le corps mis à nu, exposé ou exhibé prend le relais de la parole en englobant effectivement la signification des autres discours. Dans cette scène, on assiste à la recherche d’un langage du corps qui autant que la parole balbutie et est ainsi exposé dans ses limites. Le texte de Kane indique des affects de regret et de désespoir que le performeur devra chercher à véhiculer à travers le corps, à partir d’une danse faite de mouvements spasmodiques. L’amour, dans sa mise à l’épreuve, peine à trouver un langage adéquat dans un monde où le langage échoue lamentablement. Le corps déviant mis en scène, mis en mouvement, a ainsi pour fonction de générer « une fascination « non-morale », un malaise, une angoisse »59.

Le caractère spectaculaire dans le théâtre de Kane a pour objet le corps et est à prédominance morbide. En cela le spectaculaire est porteur d’un certain malaise, parfois allant jusqu’à inspirer le dégoût. Il nous mène à nous interroger sur nos attitudes spectatorielles, et ce faisant nous pousse à réfléchir sur la notion de « spectaculaire ».

57 “Hippolytus Green tongue. […] Hippolytus turns to [Strophe] and shows her his tongue. Hippolytus Fucking moss. Inch of

pleurococcus on my tongue. Looks like the top of a wall.” Sarah Kane, “Phaedra’s Love” dans Complete plays, Methuen drama,

2001. p.85

58Sarah Kane, “Cleansed” dans op.cit., p.136 59 Lehmann, op.cit.. p.151

35 3. Le spectaculaire de la violence : Affect et performance