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Le reflet de la hausse du travail féminin dans les séries : du cantonnement à l’espace domestique à l’entrée dans la sphère

La construction du genre par les dessins animés magical girl : permanences et

Chapitre 5 : La force d’inertie des stéréotypes de genre dans les séries animées magical girl

I. La mise en avant des codes de la féminité : une esthétique, des stratégies marketing et des stéréotypes bien ancrés

1) Le reflet de la hausse du travail féminin dans les séries : du cantonnement à l’espace domestique à l’entrée dans la sphère

publique

La différenciation des rôles de sexe est particulièrement prégnante dans la société japonaise, mais c’est un phénomène relativement récent. Certains considèrent que la société japonaise a longtemps été matriarcale, et c’est à l’époque d’Edo, à partir du XVIIème siècle, qu’est érigé en idéologie officielle le confucianisme qui conçoit le monde sur la base d’une différence entre les rôles, les idéaux de vie et les sphères de responsabilité des deux sexes et qui impose aux femmes trois principes d’obéissance : l’obéissance au père jusqu’au mariage, celle à l’époux après le mariage et celle aux fils pendant le veuvage. Cette idéologie n’est effective que dans les couches supérieures de la société, essentiellement chez les samouraïs – dans les classes plus basses, les hommes et les femmes sont relativement égaux – jusqu’à l’ère Meiji, à partir de 1868, où elle pénètre toute la société52

. Le régime Meiji systématise la division entre les univers féminin et masculin et la soumission des

52Voir le premier chapitre de B

URUMA Ian, A Japanese mirror: heroes and villains in Japanese

culture, London, Vintage, 1995, 258 p. IWAO Sumiko, The Japanese woman: traditional image and

132 femmes aux hommes à travers des textes normatifs comme le Code Civil de 1898, et les femmes sont assignées au rôle de « bonne épouse et bonne mère »53. Tout au long du XXème siècle, la société japonaise repose encore sur cette norme de la division sexuée du travail qui fait des femmes les maîtresses de la sphère domestique et qui attribue aux hommes la sphère publique.

Les séries magical girl véhiculent cet héritage puisque la mère de l’héroïne apparaît la plupart du temps comme la personne chargée de s’occuper de l’entretien de la maison, de la cuisine et du soin des enfants, tandis que son père est présenté comme le breadwinner, celui qui travaille en dehors de la maison et pourvoit aux besoins de sa famille. Parmi les séries qui donnent à voir le couple des parents dans le monde réel54, trois mettent en scène des mères au foyer (Magique Tickle, Sailor

Moon, Magical Doremi), deux présentent des épouses qui assistent leur époux dans

leur activité professionnelle (Gigi, Creamy adorable Creamy)55 et deux donnent à voir des mères ayant une profession propre et autonome (Caroline, Shugo Chara). Quant aux pères, ils travaillent toujours à l’extérieur du foyer et ont des emplois valorisants pour la plupart : ils sont journalistes (Sailor Moon, Caroline, Magical

Doremi), vétérinaire (Gigi), employé d’entreprise (Magique Tickle), professeur

d’archéologie à l’université (Sakura chasseuse de cartes56), gérant d’une crêperie

(Creamy, adorable Creamy), photographe (Shugo Chara).

Si l’on adopte une perspective diachronique, on peut constater une évolution : les mères sont davantage représentées comme ayant un métier et étant détachée de la sphère domestique dans les séries les plus récentes. Dans les séries des années 1970 et 1980, les mères sont femmes au foyer à temps plein (par exemple, Makko et

Magique Tickle, respectivement produites en 1970 et 1978) ou bien toujours

rattachées à la sphère domestique d’une manière ou d’une autre (par exemple, Gigi et

Caroline, respectivement produites en 1982 et 1988). Dans Makko, la mère des

53 M

ACKIE Vera C., Feminism in modern Japan: citizenship, embodiment and sexuality, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Contemporary Japanese society », 2003, pp. 3-5.

54 Le couple des parents apparait dans Makko la petite sirène, Gigi, Caroline, Sally la petite sorcière,

Magique Tickle, Creamy adorable Creamy, Magical Doremi et Shugo Chara. Mais les parents de

Sally et ceux de Makko sont rois et reines. Nous les laissons donc de côté pour l’étude du statut professionnel des personnages.

55

Dans Gigi, la mère de la petite fille tient le centre de soins des animaux dans lequel son époux exerce le métier de vétérinaire, dans Creamy adorable Creamy, les parents de Yu travaillent ensemble dans leur propre crêperie.

56 Nous n’avons pas inclus ce dessin animé dans le compte des séries qui donnent à voir le couple des

133 jumeaux, les amis de l’héroïne, n’a pas de profession. Dans Magique Tickle, la mère de Cheko et Tickle est mère au foyer, toujours montrée en tablier de cuisine. Lorsque l’on voit une mère qui doit gagner sa vie, celle du garçon Donta, dans l’épisode 4, c’est seulement parce que son époux est décédé, et elle a d’ailleurs besoin de l’aide de son fils57.

La mère de Gigi travaille aux côtés de son mari dans un centre de soins pour animaux, mais tandis que son mari est toujours montré à l’extérieur pour soigner des animaux58, elle est toujours montrée à l’intérieur du centre qui est situé en-dessous du foyer. La mère de Caroline est illustratrice de livres pour enfants – le fait que son métier soit en rapport avec les enfants n’est déjà pas anodin – ce qui lui permet de travailler dans le foyer familial : cet aspect est d’ailleurs mis en avant dans un dialogue du premier épisode entre Caroline et son amie Léa dans lequel Léa trouve que la mère de Caroline « a de la chance de pouvoir exercer un métier tout en pouvant rester femme au foyer », ce à quoi Caroline rétorque : « Le problème avec elle, c’est qu’elle n’aime pas faire le ménage, quant à la cuisine je ne préfère pas en parler ! »59 L’idéal d’une femme mariée avec enfants présenté par cette série produite à la fin des années 1980 est donc celui d’une femme au foyer qui s’occupe des tâches domestiques. L’activité professionnelle d’une mère semble ne pas devoir empiéter sur le travail domestique qui reste son rôle, son devoir principal et qui constitue un problème s’il n’est pas bien fait. Il faut toutefois noter que cette série est un remake d’un dessin animé produit dans les années 1960, dans lequel la mère était une femme au foyer à temps complet et le père un capitaine de bateau absent la plupart du temps, ce qui reflétait le phénomène de « famille sans père » au Japon, à partir de l’après- guerre, relevé par Jean-Marie Bouissou60. Il y a donc eu une évolution de la représentation de la mère entre les années 1960 et les années 1980. La représentation de la mère dans Caroline et le dialogue entre l’héroïne et Léa révèlent ainsi un moment de bascule où les femmes entrent de plus en plus sur le marché du travail mais sont toujours assignées à leur rôle de mère et gestionnaire du foyer.

57 Club Dorothée vacances : émission du 21 février 1991, TF1. 58

Dans le premier épisode, le père de Gigi part en Alaska soigner des ours polaires et déclare : « Mon métier de vétérinaire m’appelle à travers le monde. » Voir Club Dorothée vacances : émission du 5 février 1988, TF1.

59 Club Dorothée Vacances : émission du 5 avril 1990, TF1. 60

134 Les séries animées reflètent en effet une réalité du marché du travail japonais : depuis l’après-guerre jusqu’à nos jours, le taux de participation féminine au marché du travail est toujours resté inférieur au taux de participation masculine et trace une courbe en M car les femmes interrompent souvent leur carrière au moment où elles se marient et ont des enfants avant de reprendre le travail ensuite. La division du travail avec d’un côté, l’époux qui travaille en dehors de la maison, et de l’autre côté, l’épouse qui s’occupe de la maison, a été un phénomène classique jusque dans les années 1990. Cet arrangement devient moins commun ensuite avec une hausse régulière du taux de participation féminine au marché du travail japonais et le choix de plus en plus courant des femmes mariées de continuer à travailler, mais certaines femmes choisissent encore d’être femme au foyer à plein temps dans les années 200061. On voit cette situation plurielle dans les séries magical girl à partir des années 1990 avec des dessins animés où il y a à la fois des mères au foyer et, de plus en plus, des mères qui ont une carrière autonome, menée en dehors du foyer et pouvant être prestigieuse. Dans Sailor Moon, la mère de Bunny n’a pas de profession, celle de Molly est médecin ; dans Magical Doremi, la mère de Doremi est mère au foyer mais celles de ses amies ont une profession ; dans

Sakura, la mère de l’héroïne est morte – elle était mannequin avant son décès –

et la mère de son amie Tiffany est PDG d’une entreprise multinationale62

; dans

Shugo Chara, la mère d’Amu est journaliste pour un magazine de mode.

Les interviews de femmes travaillant dans l’animation peuvent également être révélatrices au sujet du travail féminin. Par exemple, dans une interview donnée à AnimeLand en 1998, Akemi Takada, character designer de Creamy, parlait du nouveau dessin animé magical girl sur lequel elle avait été character

designer, Fancy Lala (non diffusé en France), et disait qu’il se différenciait des

autres séries magical girl car il abordait des sujets actuels comme les femmes qui travaillent et le divorce63 ; preuve s’il en est que l’animation peut être

61 TACHIBANAKI Toshiaki, The new paradox for Japanese women: greater choice, greater

inequality, Tōkyō, International House of Japan, coll. « LTCB International Library selection », 2010,

pp. 13-15.

62

Dans la version française de l’épisode 1, il est dit que c’est son père qui est PDG d’une multinationale, ce qui n’est pas le cas dans la version japonaise. Simple erreur de traduction ? Peut-on y voir un lapsus révélateur de la difficulté de concevoir que ce soit une femme qui soit à la tête d’une grande entreprise ?

63

135 considérée comme un miroir de la société. Quant à Naoko Takeuchi, l’auteure du manga Sailor Moon, à la question « Si vous n’étiez pas devenue dessinatrice, que feriez-vous aujourd’hui ? » posée lors d’une interview à AnimeLand en 1999, elle répond « Je serais femme au foyer (rires) »64, un choix de vie toujours envisageable pour une femme au Japon malgré la hausse du travail féminin.

2) Des

rôles

sociaux

de

sexe

toujours

bien

établis :