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Souvent, dans certaines sociétés traditionnelles, la plupart des enfants se voient attribuer un rôle social en fonction de la position qu’ils occupent dans l’ordre chronologique de naissance dans la famille. Ce rôle est couramment défini à l’avance selon que l’enfant soit l’ainé ou le benjamin. Dans un pays comme Haïti où les anciennes traditions sont encore présentes dans l’idiosyncrasie de la population, il semble difficile de n’être pas exempt de cette tradition. En effet, dans le cadre de cette recherche, un parent (Madame Francine) qui adopte sa petite sœur après la mort de ses parents en Haïti, avoue qu’elle agit par devoir en adoptant sa sœur.

Ce n’est pas pour faire la vantardise, mais dès mon plus jeune âge, j’ai entendu toujours dire que si vous êtes l’ainé de la famille et que la maman est décédée, vous êtes automatiquement devenue maman. C’est quelque chose qui est entré en moi et je remercie Dieu pour ça. En ce sens, aussi tôt que ma mère est morte, j’ai endossé ma responsabilité comme maman. Ainsi, je me suis dit : il faut entrer l’enfant au Canada, par ce qu’il n’y a personne pour l’aider en Haïti (Francine).

Ainsi, la redevance sociale6 constitue un motif de l’adoption intrafamiliale en Haïti.

Mais cet esprit de redevance fait partie intégrante de l’imaginaire populaire haïtien. En effet, dans la culture populaire du pays, tout comme le benjamin est souvent considéré comme le ‘bâton de vieillesse’ par ses parents, l’ainé quant à lui se voit attribuer un droit de regard sur les autres enfants dans la famille. Dans certains cas, ce droit peut prendre la forme d’un simple soutien moral, mais l’on s’attend à ce que celui-ci intervienne économiquement au besoin ou dans la mesure où ses moyens le permettent. Toutefois, il faut souligner qu’en réalité, ce rôle social n’est pas forcement imputable au premier enfant, car dans la mesure où le premier né est mal empreint économiquement, c’est celui 6 Le thème redevance sociale est utilisé dans le sens d’une forme de dette ressentie par quelqu’un ou par un groupe de personnes à l’égard d’un autre groupe, d’une communauté ou d’une famille.

qui est socialement mieux positionné dans la famille qui joue ce rôle sans ignorer pour autant l’appui moral des ainés. Toutefois, à ce niveau, il faut relativiser un peu, puisque les plus nantis sont souvent les plus écoutés dans les familles traditionnelles en Haïti, bien entendu lorsqu’ils sont généreux envers les autres. Mais à défaut de ces personnes, une tante, un oncle ou un cousin peut intervenir auprès de l’enfant en vue de lui apporter son aide.

Par ailleurs, la société haïtienne, pour compenser un certain vide institutionnel au niveau de l’État, a développé des pratiques sociales. Ces dernières lui permettent de compenser tant bien que mal l’absence de l’État à bien des égards dans la société. Mais, les individus finissent par incorporer certaines de ces pratiques sociales au cours de leur processus de socialisation, ce qui, par la suite, leur permettra de donner une réponse automatique face à de tels problèmes (Bourdieu, 1976), puisque ce comportement fait partie intégrante d’un schème de pensée. En effet, le cas de madame Francine nous révèle une illustration intéressante des pratiques sociales, en Haïti, qui lui établissent, de fait, des obligations, en raison de sa position dans la famille, mais aussi à cause de sa position sociale. Il nous montre également comment cette dynamique sociale aide les gens à adopter un comportement responsable vis-à-vis de leur proche famille et comment celle-ci participe au bienêtre de ceux dont l’existence est potentiellement menacée par des aléas de la vie. Par ailleurs, en adoptant sa petite sœur après le décès de sa mère, madame Francine a accompli une obligation morale imposée, de fait, par la coutume haïtienne qui a mis en place un système d’entraide intrafamiliale et communautaire. Cette pratique est relativement normalisant au sein de la société haïtienne. En effet, les sentiments forts d’appartenance à la famille suscitent une forme de générosité envers les membres en difficulté. Cette générosité arrive parfois à éviter qu’un élément de la famille sombre dans la pire pauvreté quand les ressources le permettent, bien entendu. Ce qui pourrait à tout moment être un élément gênant pour une émancipée de la famille quand un de ses membres vit dans l’indigence.

En Haïti, comme nous l’avons déjà souligné, la politique de protection sociale de l’État est en défaillance. L’État brille souvent par son absence dans des communautés les plus reculées ou même dans des villes du pays, en matière de protection sociale. Dans ce cas,

les institutions publiques concernées n’interviennent pas toujours efficacement auprès des personnes en difficulté, plus précisément auprès des enfants en difficulté, qui représentent la catégorie la plus vulnérable. Dans cette dynamique, ces mécanismes de protection mis en place par les masses populaires se veulent une sorte de soupape, amortissant certains chocs en lien avec des situations difficiles auprès des gens en difficulté.

Dans cette perspective, la redevance sociale en Haïti, n’est pas un simple devoir accompli pour esquiver la pression sociale, mais un mécanisme de solidarité émergeant dans les milieux populaires qui permette de pallier à certains problèmes sociaux dus à l’inefficacité des interventions de l’État en matière de protection sociale en Haïti. En ce sens, cette redevance n’est pas un phénomène nouveau, mais les actions de la diaspora en Haïti ne fait que le rendre plus visible avec les dépenses nationales au niveau du social du pays, via les transferts envoyés aux familles. Par contre, si les adoptions intrafamiliales réalisées par des haïtiens québécois n’est pas non plus un phénomène récent, elle a tout de même gagné en ampleur au cours des dernières décennies et témoigne probablement d’une dimension de la redevance sociale qui déborde les frontières d’Haïti, en lien avec la nouvelle dynamique de la migration dans le contexte de la globalisation.