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Le recul subséquent des frontières de la vie privée

Un contenu imprévisible

B. Le recul subséquent des frontières de la vie privée

De toute évidence, des éléments de vie privée peuvent gagner le débat public, lorsqu'il en va par exemple de l'intérêt des citoyens à être « informés des affections graves dont souffre le chef de l’État, et sur l’aptitude à la candidature à la magistrature suprême d’une personne qui se sait gravement malade »411. Reste que la tendance actuelle est à une

conception de plus en plus large du débat d'intérêt général, s'agissant de faits privés.

Un arrêt rendu par la juridiction strasbourgeoise en janvier dernier412 en est une nouvelle

illustration. En l'espèce, l'ex-petite amie d'un ancien premier ministre finlandais avait publié, alors que celui-ci était encore en fonction, un ouvrage dans lequel elle relatait sa rencontre et sa relation avec l'homme d'Etat, le tout agrémenté de détails sur l'intimité, et même la sexualité du couple. Or, si elle avait effectivement été condamnée, en compagnie de son éditeur, et le livre retiré de la vente, c'est uniquement parce que la Cour suprême finlandaise avait dénié aux détails en question un quelconque « intérêt général », considérant en revanche que le reste de l'ouvrage pouvait, lui, comporter un tel intérêt, en renseignant notamment le public sur la probité du ministre.

La Cour EDH ne trouvant rien à redire à cette appréciation, et n'y voyant surtout aucune violation de l'article 10 de la Convention, l'on peut donc conclure que le débat d'intérêt général ne s'arrête pas à la vie privée, mais tout au plus à l'intimité voire à la sexualité. Le droit français adopte progressivement une approche semblable, en dépit de l'article 12 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, dont on sait qu'il proclame que « Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance ».

En témoigne un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 19 décembre 2013413, rendu sur appel

d'une ordonnance de référé du Tribunal de Grande Instance de Paris. Celui-ci avait condamné une société éditrice et ordonné le retrait sous astreinte de certains passages d'un livre qui faisaient état de l'homosexualité d'un haut responsable du Front national, mettant en perspective cette situation avec les prises de position du parti concernant le projet de loi sur l'ouverture du mariage aux couples homosexuels.

Bien que rendu en matière civile, cet arrêt infirmatif n'en reste pas moins significatif, notamment lorsqu'il énonce : « l'évocation de l'homosexualité de M. B. et de la supposée

411 CEDH, Sté Plon c/ France, 18 mai 2004, §44

412 CEDH, Ruusunen c/ Finlande, 14 janvier 2014, req. N°73579/10 413 CA Paris, pôle 1, ch. 2, 19 décembre 2013, n°13/23969

influence de cette orientation sexuelle sur la politique du Front national est de nature à apporter une contribution à un débat d'intérêt général », et « qu'en conséquence le droit du public à être informé de l'homosexualité de M. B. prime sur le droit au respect de ce pan de sa vie privée. »

Cette vision partagée par les juges français et européens, et consistant à ne pas voir dans la vie privée un écueil au débat d'intérêt général, n'est pas en soi contestable. Nous n'entendons pas nier la légitimité du public à recevoir des informations, fussent-elles d'ordre privé, concernant notamment le comportement de certaines personnalités.

Mais la Cour EDH avait elle-même affirmé, dans la première décision de sa jurisprudence

Von Hannover, qu'il existe une « zone d'interaction entre l'individu et des tiers qui, même

dans un contexte public, peut relever de sa vie privée »414.

Partant, c'est l'amenuisement de cette « zone d'interaction », et l'affaiblissement corrélatif du droit à la vie privée, qui s'avèrent contestables.

On ne peut dès lors que souscrire à cette mise en garde d'un auteur : « sans vouloir faire preuve de conservatisme d’un autre temps, il ne faudrait pas, à force de faire croire au public que tout peut contribuer à un débat d’intérêt général, qu’il finisse par perdre toute capacité sinon à comprendre, du moins à identifier de vraies questions d’intérêt général »415.

414 CEDH, Von Hannover (1) c/ Allemagne, 24 juin 2004, req. 59320/00, §50 : D. 2005, p.340, J.-L.

HALPERIN ; D.2004, p.2438, J.-F. RENUCCI ; RTD civ. 2004, p.802, J.-P. MARGUENAUD

415 J.-B. WALTER, La protection du droit au respect de la vie privée : entre texte et prétextes (Retour sur les

Conclusion

« Si l'homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout »416

L'immixtion des débats d'intérêt général dans le droit de la presse est facteur de progrès, en ce qu'ils visent à promouvoir une liberté plus fondamentale que les autres. Cependant, parce que le but est particulièrement louable et ambitieux, on attend des moyens qu'ils soient irréprochables. Un enjeu aussi fort ne peut se satisfaire de l'indétermination à laquelle il est actuellement contraint.

Certes, il pouvait difficilement en être autrement d'un concept né d'une jurisprudence européenne dont il faut reconnaître la propension à rechercher davantage l'équité et la justice, plutôt qu'à privilégier la certitude juridique. Cependant, son adoption en l'état par les juridictions françaises ne pouvait se faire sans soulever de réelles difficultés.

Si ces difficultés n'étaient pas apparues de manière évidente lors de l'intégration des débats d'intérêt général aux faits justificatifs de la diffamation, dont ils partageaient le fondement mais pas le fonctionnement, leur déclinaison à l'égard d'autres infractions les met aujourd'hui en lumière.

Leur influence ne cesse pourtant de s'étendre, sans que l'on soit mieux renseignés sur ce qu'ils sont vraiment.

Le droit pénal ne peut décidément se satisfaire d'une telle incertitude. Une intervention législative, si elle serait souhaitable, n'est toutefois pas à l'ordre du jour, et elle devrait de toute façon s'inscrire dans le cadre d'une réforme plus globale du droit de la presse. Nous pouvons cependant fonder nos espoirs sur la jurisprudence, afin qu'elle établisse rapidement les critères propres à déterminer la nature de cette notion, dont on sait qu'elle est variable, et surtout son contenu, afin que tout ne soit pas prétexte à une transparence illimitée.

C'est sans doute la condition pour que la liberté d'expression ne risque pas d'évincer le principe lui aussi essentiel de la prévisibilité du droit, gage de sécurité juridique, ni d'être poussée au paradoxe de devenir elle-même liberticide.

BIBLIOGRAPHIE