• Aucun résultat trouvé

Un facteur de proportionnalité

L'intérêt général, fondement de l' exceptio veritatis

B. Un facteur de proportionnalité

Le débat d'intérêt général s'inscrit dans la continuité d'une jurisprudence ancienne, mais jusqu'alors réservée au seul contexte de la polémique politique. Ainsi la chambre criminelle avait-elle affirmé dès 1978238 que « les citoyens ont le droit d'être renseignés sur les

opinions ou doctrines qui concernent le rôle et le fonctionnement des institutions fondamentales de l'Etat. Dans le domaine de la polémique politique touchant à des sujets de cette nature, le fait justificatif de la bonne foi propre à la diffamation n'est pas nécessairement subordonné à la prudence dans l'expression. »

La solution a depuis été réaffirmée à de nombreuses reprises239, et même étendue au cas de

la polémique interne à un parti politique240 ou encore de la recherche scientifique241.

Quand une diffamation est commise dans un tel contexte, les conditions de la bonne foi doivent être appréciées avec souplesse, et peuvent même dans certains cas disparaître242,

qu'il s'agisse de la prudence et la mesure dans l'expression ou de l'absence d'animosité personnelle. Seule subsiste alors une exigence d'« honnêteté intellectuelle »243, là encore

version édulcorée de la condition de sérieux de l'enquête.

La bonne foi apparaît d'ores et déjà comme une notion non pas unique et rigide, mais protéiforme et s'appréciant différemment selon le contexte dans lequel les propos ont été tenus244. Le débat d'intérêt général s'analyse alors comme une extension de ce « régime

234 Cass. crim. 11 oct. 2011, n° 10-81.078 ; CCE janv. 2012, comm. 8, A. LEPAGE 235 Cass. 1re Civ., 3 févr. 2011, n° 09-10.301

236 CA Versailles, 1re ch., 1resec., 27 mars 2009 237 TGI Paris, 17è ch., 13 mars 2009

238Cass. crim., 23 mars 1978, Bull. n° 115

239 Voir par exemple : Cass., ch. mixte 24 novembre 2000 : D. 2000 p.306 240 Cass. 2e civ., 16 nov. 1988, Bull. civ. II, n° 219

241TGI Paris, 11 juin 1980, Gaz. Pal. 1981, 1, Somm. p. 158 242 Cass. 2è civ., 14 janvier 1998, n°94-19867 : D. 1999, p.134 243 T. corr. Versailles, 17 janv. 1985 : Gaz. Pal. 1985, 2, Somm. p. 710 244 N. TAVIEAUX-MORO, Polémique politique et bonne foi : D. 1999 p.134

spécial » de la bonne foi, qui n'est plus limité à la polémique politique.

Il constitue une étape intermédiaire entre la caractérisation de la diffamation et l'appréciation de la bonne foi, qui doit conduire le juge à apprécier plus souplement cette dernière245. Aussi ne fonctionne-t-il pas réellement comme un label246, du moins en matière

pénale, mais davantage comme une jauge, une « modélisation de proportionnalité »247.

Il existe ainsi différents degrés dans l'intérêt général du sujet, qui permettent de légitimer des propos d'une intensité elle-même variable. Lorsque l'intérêt général est très élevé, certains critères classiques de la bonne foi peuvent pratiquement disparaître248. En

revanche, lorsque l'intérêt est moindre, bien que tout de même « général », les exigences sont réduites à la mesure de l'importance des propos tenus.

En outre, cette bonne foi « européanisée » pourrait parfois s'apparenter à une exception de vérité atténuée, reposant sur une obligation de moyen et non de résultat, en quelque sorte une « exception de vraisemblance ». C'est en ce sens que peuvent s’interpréter certains arrêts récents de la Cour de cassation, reprenant l'exigence européenne d'une « base factuelle suffisante » comme condition de la bonne foi249, malgré l'intérêt général du sujet.

La référence est peut être maladroite, lorsque l'on sait que la Cour EDH ne l'utilise pas à l'égard d'assertions de faits, mais précisément de jugements de valeur, dont la vérité ne peut pas être prouvée250. Elle marque en tout cas la volonté de la Cour de cassation de se

conformer à la jurisprudence européenne, et a le mérite de rassurer ceux qui pouvaient en douter : la prévalence accordée au droit à l'information du public sur des questions d'intérêt général ne saurait se concevoir que dans le respect d'un minimum d'exigences éthiques. En tout état de cause, si cette nouvelle méthode d'appréciation de la bonne foi est complexe à analyser d'un point de vue théorique, elle est particulièrement difficile à mettre œuvre en pratique. Plus exactement, il appartient au juge de trancher, selon les circonstances propres à chaque espèce, la question délicate des « limites admissibles » de la liberté d'expression, en tenant compte pour cela de l'importance du sujet et de la contribution des propos litigieux, de la véhémence de ces propos, mais aussi de leur crédibilité... Autant de

245 Voir en ce sens : C. BIGOT, La portée de la rénovation de la théorie de la bonne foi sous l'emprise de

l'intérêt général, Légipresse n°290, janv. 2012, p.26

246 L. MARINO parle ainsi d'un « label CADIG », conditionnant à lui seul la primauté de la liberté

d'expression sur la vie privée (voir Droits de la personnalité : D. 2007, p.2776)

247 L'expression est de C. BIGOT, La portée de a rénovation de la théorie de la bonne foi sous l'emprise de

l'intérêt général, précité

248 Voir par exemple : Cass. 1re Civ., 3 févr. 2011, n° 09-10.301 : la Cour ne relève que l'intérêt général du

sujet et « le sérieux constaté de l'enquête ».

249 Voir par exemple : Cass. crim., 11 oct. 2011, n°10-81.078 et 10-81.080 ; Cass. crim. 16 oct. 2012, n°11-

88.102

variables dont on peine à croire qu'elles puissent être systématisées.

L'on peut en particulier déplorer l'absence de ligne directrice entre les décisions des différentes juridictions, voire au sein d'une même juridiction. A titre d'exemple, signalons deux arrêts rendus par la chambre criminelle le 23 novembre 2010251, concernant tous deux

des propos contenus dans un texte publié sur internet par l'Association syndicale des avocats libres, et mettant en cause le comportement de certains membres de l'Ordre des avocats du barreaux de Paris sous l'Occupation allemande. Or, dans le premier d'entre eux, la Cour de cassation va faire grief aux juges d'avoir déduit du « contexte de liberté syndicale » des propos, l'absence d'animosité personnelle du prévenu, « sans rechercher s'il avait été satisfait à l'exigence particulière de prudence dans l'expression ».

A l'inverse, dans le second, la bonne foi reconnue au prévenu n'est pas remise en cause par la Cour, dès lors que la liberté d'expression vaut « pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent », sans qu'il soit visiblement nécessaire de s'interroger cette fois sur la prudence dans l'expression...

Dans ces circonstances, on ne peut qu'adhérer à l'opinion d'un auteur, lorsqu'il conclut que « la conciliation entre les deux arrêts du 23 novembre 2010 n'est pas absolument évidente »252.

Ce sont là les premiers signes indiquant que la notion de débat d'intérêt général, si elle tend à gagner du terrain, est encore très difficile à domestiquer, et n'est à l'évidence pas encore maîtrisée.

251 Cass. crim., 23 nov. 2010, n°10-81.847 ; 23 nov. 2010, n° 09-87.527 : Droit Pénal n°2, fév. 2011, comm.

16, M. VERON

PARTIE 2 :