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Abordons cette question de la reconnaissance en nous basant sur le concept de socialité primaire et secondaire exposé plus haut. Le professionnel, qui exerce une fonction d’accompagnement, bénéficie d’une reconnaissance de son travail par le contrat qui le lie à l’institution et par le salaire qu’il perçoit pour les tâches effectuées. Dans ce contexte de socialité secondaire, il existe donc une reconnaissance, mais elle est liée à la fonction et non directement à la personne qui l’exerce. En effet, tout professionnel d’une institution donnée aura la même reconnaissance officielle par le biais de son cahier de charge et de sa rémunération.

Qu’en est-il de la reconnaissance de son travail, de la qualité et de l’utilité de celui-ci ? Nous pouvons raisonnablement penser que c’est auprès des bénéficiaires de son activité que l’accompagnant cherche et souhaite trouver des marques de reconnaissance car elles représentent l’avantage d’être exprimées par ceux-là même qui le voient à l’œuvre. C’est du moins le postulat de Fustier (2000) lorsqu’il écrit : « On peut penser que le professionnel attend de sa pratique un certain nombre d’apports narcissiques. Son ‘client’ aurait en charge de les lui fournir, au travers de satisfaction ou d’admiration » (p. 93).

Pour appréhender justement ces propos il est utile de rappeler que, par sa nature, la relation d’accompagnement se vit, tout ou partie du moins, sur le registre de la socialité primaire où « les personnes sont plus directement en cause, les rôles et les fonctions tendent à perdre leur importance » (Fustier, 2000, p. 11). Ceci peut expliquer l’utilisation ci-dessus du terme ‘narcissique’ car la reconnaissance, dans la socialité primaire, passe par le jugement sur les actes et aussi sur la personne. Un retour, qui valorise l’image de soi, est attendu. Et Stahl (2001) nous rappelle que cette attente ne se trouve pas uniquement chez l’accompagnant : « la personne en formation n’est pas forcément elle-même en attente d’un accompagnement. Mais elle est, comme tout un chacun, en attente d’être reconnue, et cette reconnaissance passe aussi par le fait d’être écoutée » (p. 114).

Les deux partenaires de cette relation d’accompagnement sont en attente de reconnaissance l’un de l’autre, l’un par l’autre. En reprenant la théorisation de la reconnaissance développée par Honneth (2000) suite à ses travaux, nous pouvons distinguer :

• le modèle préjuridique, situé dans les relations affectives et dont le produit est la confiance en soi. C’est la sphère de l’amour et des liens qui unissent les personnes. Il s’agit d’une proximité affective dans un groupe plutôt restreint. Pour obtenir la confiance en soi du modèle préjuridique il est nécessaire que les relations entre les personnes soient solides et que la réciprocité soit fluide. L’échange est fondamental dans cette sphère. L’absence de cette reconnaissance provoque un repli de la personne sur elle-même et l’empêche de se construire une vie sociale épanouissante ;

• le modèle juridique, situé dans l’universalité humaine et dont le produit est le respect de soi. C’est la sphère de la citoyenneté entendue comme la reconnaissance donnée à un être humain d’être membre de la société humaine. Le respect de soi est apporté par la reconnaissance des droits et des devoirs de la personne, qui lui procure la capacité de développer une autonomie pour pouvoir agir ;

• et, pour terminer, le modèle de solidarité, situé dans les rapports des membres de la société entre eux et dont le produit est l’estime de soi. En étant reconnu comme un être singulier, doté de qualités et de compétences qui lui sont propres, la personne aura conscience de sa valeur. Elle aura un rapport valorisant avec elle-même. Ce rapport valorisant est particulièrement nécessaire pour permettre à un adulte d’appréhender des apprentissages nouveaux.

En appliquant ces trois modèles à notre recherche, nous pouvons situer la relation de l’accompagnant à l’institut de formation dans le modèle de solidarité. L’accompagnant attend la reconnaissance de ces qualités professionnelles et va en retirer l’estime de lui-même.

Quand cette reconnaissance fait défaut, les professionnels vont dire se sentir peu considérés, inexistants ou inutiles et leur estime va diminuer.

Concernant la relation qui réunit l’accompagnant et l’accompagné, nous pouvons la situer également dans le modèle de solidarité et en déduire que l’attente de reconnaissance s’exprime alors en termes de valeur et d’estime de soi données par l’autre. C’est par ce que l’autre va me dire de moi, me donner, que je pourrai développer une bonne estime de moi-même et me sentir reconnu par mes qualités et celles de mon travail.

Mais nous pensons que le modèle préjuridique est également touché par la relation d’accompagnement et ce postulat repose surtout sur le produit issu de ce modèle : la confiance en soi. A la fois sentiment très utile pour exercer le métier choisi par les étudiants et compétence souvent évoquée comme devant être développée : le terme de confiance en soi est très utilisé, tant dans les enseignements, les terrains de formation pratique que lors des entretiens individuels avec les étudiants. Et la modalité de socialisation dans le modèle préjuridique, c’est l’échange, terme qui nous semble caractéristique de la relation d’accompagnement.

Poursuivons en lisant les précisions que Honneth (2002) donne à la notion de

« justice » :

[…] le contenu de ce que l’on qualifie de ‘juste’ se mesure chaque fois en fonction du type de relations sociales que les sujets entretiennent entre eux : s’il s’agit d’une relation caractérisée par une référence à l’amour, c’est le principe du besoin qui prévaut, tandis que dans les relations se référant du droit, c’est le principe de l’égalité qui vient en priorité et que dans les relations de type coopératif, on applique le principe de rémunération. (p. 3).

Impliqués l’un et l’autre dans une relation, l’accompagné et l’accompagnant, en appliquant ce principe de rémunération qui permet de reconnaître l’autre, entrent dans un échange marqué par le cycle du don, lequel, selon Mauss cité par Fustier (2000), « suppose trois obligations : on est obligé de faire des cadeaux, on est obligé de les accepter, on est obligé de les rendre » (p. 28).

Dans cette triple obligation du cycle du don, qui est la norme relationnelle dans la socialité primaire, nous constatons que la notion de besoin, qui qualifie ce qui est juste dans une référence à l’amour, est également présente. L’obligation et le besoin recouvrent une notion de nécessité. Pour entrer en relation, dans la socialité primaire, il est nécessaire, il est indispensable, de faire des cadeaux. A la fois dans le modèle préjuridique et dans le modèle de solidarité, la relation d’accompagnement peut apporter, la confiance en soi et l’estime de soi, aux deux protagonistes.

Prenons le temps de mieux comprendre ce cycle du don qui prévaut dans la socialité primaire. Comment, en face du cadeau reçu, réagissent les deux personnes impliquées dans l’accompagnement ? Du côté de l’accompagné, s’il ressent comme un cadeau le temps et la disponibilité qui lui sont accordés et qu’il accepte de les recevoir, il peut opérer un contre-don en manifestant son admiration pour la grande professionnalité de l’accompagnant, en exprimant à quel point il est meilleur que ses confrères. En ce cas, « le contre-don est un argument valant apport narcissique et renforçant l’estime de soi du professionnel qui va y gagner une bonne représentation de lui-même » (Fustier, 2000, p. 99). Mais est-ce dangereux ? Est-ce entrer dans un cercle vicieux dont l’issue ne peut qu’être la rupture puisqu’à force de dons, de contre-dons et de contre-contre-dons, l’un ou l’autre ne sera plus en mesure de rendre et ne pourra que rompre et « le lien disparaît dans la violence ; faute de se terminer, il explose » (Fustier, 2000, p. 86) ?

A nouveau, il est ici question d’équilibre ou, plus exactement, de déséquilibre. En effet, on rend pour corriger le déséquilibre engendré par le cadeau reçu. Et c’est par la correction de ces déséquilibres successifs que la relation se construit. Le besoin de rendre, pour ne pas s’endetter et pour pouvoir continuer à être dans la relation, est un besoin fondamental qui, s’il ne peut s’exprimer, est vécu douloureusement par les personnes : « […]

nous sommes dans une société qui donne, mais il n’y a plus de contre-don, et cela est terrible pour ceux à qui on donne, mais qui ne peuvent pas redonner » (Cifali, 1997, p. 155).

Il semble donc qu’il s’agisse tout à la fois de permettre à l’autre de redonner suite au don qu’il a reçu, ou qu’il a pensé recevoir, tout en ne se laissant pas enfermer, en ne passant pas du contre-don à la dette. C’est un exercice subtil car ne pas rendre, c’est être vaincu, comme le dit Fustier (2000) et donner trop, c’est alors empêcher l’autre de rendre à nouveau et prendre le risque que la relation n’explose. L’art, c’est de permettre à l’autre de rendre sans entrer dans la surenchère.

Dans la relation d’accompagnement, la surenchère peut être représentée par l’offre d’une confidence ou d’un secret. Cela se révèle potentiellement problématique, car il semble bien difficile, dans le cadre d’un échange humain, d’offrir quelque chose de plus précieux et Fustier (2000) poursuit en précisant que le professionnel, en face d’un don tellement chargé affectivement, peut se trouver entraîné à offrir en retour le sacrifice de sa professionnalité.

(p. 106). Cela signifie sortir de cette relation en constante recherche de proximité et de bonne distance pour entrer dans une relation où les rôles et les attentes des deux parties ne peuvent plus être ni distingués, ni différenciés.

L’échange par le don permet aux relations de se développer et aux individus de se rapprocher et de tisser des liens solides. Le cycle du don est indispensable pour être en lien les uns avec les autres. Quelle serait la vie sociale d’une personne qui ne fait jamais de cadeau, qui n’en accepte pas et qui n’en rend aucun ? Très certainement une vie de solitude et d’isolement.

Pour bien préciser notre propos, il n’est pas question, dans la relation entre l’accompagnant et l’accompagné, de refuser le cycle du don. C’est tout à fait l’inverse. Le cycle du don est nécessaire, mais, n’étant pas exempt de risques et de possibles impasses, nous avons trouvé opportun de les exposer aussi.

Nous voyons, en écho aux postures professionnelles de l’accompagnant, que la capacité à créer, à développer et à poursuivre, parfois sur plusieurs années, une relation adéquate avec l’accompagné revêt une importance primordiale tant nous avons déjà vu que sans cette relation rien n’est possible. Et la qualité de cette relation exige également du professionnel une capacité de contrôle : « L’implication personnelle régulée en vient à faire partie des compétences personnelles et institutionnelles nécessaires mais elle cache à peine la dimension de contrôle qu’elle impose au professionnel » (Paul, 2004, p. 99). Ce contrôle est rendu nécessaire par la nature de la relation d’accompagnement qui, se situant dans le registre de la socialité primaire, rend plus complexe un lien qui n’est pas décrit par des procédures issues d’un contrat de travail ou d’un cahier de charge.

Et, par la nature même de ce lien, la reconnaissance passe par un échange qui introduit la notion de don et de contre-don, comme témoignage de l’existence et de l’importance de l’un envers l’autre. Cette reconnaissance nécessite le processus d’individuation qui fait exister

une personne pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait et qui ne saurait être semblable chez une autre personne. Il y a ici une reconnaissance identitaire rappelée par Ricoeur (2004) :

Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi éprouver de la gratitude – il y a, on peut le dire, un échange de gratitude dans le cadeau. (p. 6)

Etre reconnu pour qui l’on est, être quelqu’un, et non pas un parmi tant d’autres : ces notions expriment la composante d’individuation de la relation d’accompagnement qui se réinvente à chaque fois en fonction de la personne accompagnée.

Synthèse

L’accompagnement se développe. Sa pratique se multiplie. Les publications qui traitent de cette pratique sont nombreuses depuis maintenant plusieurs années. Pourtant, dans les institutions qui mettent sur pied ce dispositif, les prescriptions sont rares, les cahiers des charges inexistants et les profils de compétences utiles à cette fonction sont introuvables.

Au consensus sur la nécessité d’accompagner les adultes en formation, de manière individuelle et collective, répond une pratique très peu documentée et dont la professionnalité est directement liée à la personne qui l’exerce.

Pourtant, être accompagnant, c’est adopter des postures qui rompent avec les images traditionnelles de l’enseignant, en passant notamment, comme l’expose Paul (2004), de la transmission/réception à la compréhension/mobilisation. De ce déplacement va naître une nature de relation particulière, relation qui n’est pas la finalité de l’accompagnement, mais le contexte indispensable à sa réalisation.

Pour devenir accompagnant et développer cette professionnalité, il n’existe pas d’enseignement. Cela s’apprend, mais ne s’enseigne pas.

Plusieurs définitions dessinent les contours de cette fonction en parlant de positionnement par rapport à l’étudiant : être tout à la fois, et selon les circonstances, devant, derrière et à côté. Des registres sont également définis : l’écoute, l’analyse et l’influence.

Cependant, la capacité première nécessaire au travail d’accompagnement est celle qui permet l’établissement d’une relation adéquate avec l’accompagné. C’est sur ce terrain de la rencontre que le travail va s’effectuer. La rencontre. Toujours singulière. Toujours différente.

Toujours fluctuante dans le temps. L’accompagnant utilise la relation comme un outil de travail en même temps qu’il vit cette relation. De quelle nature est-elle ?

La relation se situe conjointement dans la socialité primaire et dans la socialité secondaire. Elle n’est ni exclusivement dans l’une, ni exclusivement dans l’autre.

La socialité secondaire est le lieu de l’échange marchand : le RPF est payé par l’institution pour accompagner les étudiants qui eux sont obligés, par cette même institution, de participer aux accompagnements. La relation n’est pas dépendante de la volonté des protagonistes.

La socialité primaire est le lieu de l’échange par le don : pour que la relation se construise et se développe, il faut répondre à la triple obligation de faire des cadeaux, de les

accepter et de les rendre. La socialité primaire engage des personnes et non des statuts, comme dans la socialité secondaire. La relation, son existence et sa qualité sont dépendantes des personnes directement concernées. Et son cadrage également. La subtilité qui permet de rester dans un échange équilibré en permettant à l’autre de rendre ce qu’il a reçu sans se sentir obligé d’entrer dans une surenchère est assumée par l’accompagnant et par l’accompagné.

Les sentiments sont présents dans la socialité primaire. Dans la relation, les personnes sont affectées les unes par les autres. L’accompagnant n’est pas uniquement dans sa posture professionnelle, il est également engagé en tant que personne.

Le développement de sa professionnalité passe alors par sa capacité à être dans une relation de proximité, à sentir et comprendre comment il vit cette relation tout en instaurant une distance, à chaque fois réinventée selon l’étudiant, pour lui permettre de développer son autonomie, pour lui permettre de grandir.

Ces ajustements successifs, ce recours à des qualités professionnelles et personnelles, rendent difficile la visibilité, pour ceux qui n’y participent pas, des activités réelles du travail d’accompagnement.

Du manque de visibilité au manque de reconnaissance, il n’y a qu’un pas. Notamment parce que la fonction d’accompagnement est peu décrite par les institutions, la source de la reconnaissance se trouve bien davantage auprès des bénéficiaires, donc auprès des accompagnés.

Chapitre 2