• Aucun résultat trouvé

Epistémologie et méthodologie de recherche

3.5 Individuel et collectif

Dans sa fonction de RPF, le professionnel se voit attribuer un groupe d’environ seize étudiants pour lesquels il va assurer les principales fonctions suivantes : enseignement, modules d’intégration pendant les deux formations pratiques, suivi et évaluation des formations pratiques ainsi que des entretiens individuels. Il y a donc alternance de moments en groupe et de moments individuels.

Cette ligne de tension entre le collectif et l’individuel a pour objectif de mettre en lumière la manière dont le professionnel travaille avec ces modalités pédagogiques différentes. Dans laquelle se sent-il le plus à l’aise et comment opère-t-il le choix de plutôt privilégier l’une ou l’autre approche ?

C’est également pour comprendre les modalités de collaboration entre les RPF que cette ligne de tension est utilisée.

Dans la prépondérance donnée soit au collectif, soit à l’individuel, les RPF ont des positions certes nuancées mais, comme il y a une obligation de suivre les deux modalités pédagogiques, les marges de manœuvres sont limitées.

Theresa s’appuie d’abord sur le groupe pour ensuite entrer dans l’individuel lorsqu’un besoin particulier est exprimé. Elle utilise alors les entretiens qui offrent un cadre confidentiel pour permettre à l’étudiant d’aller plus loin :

Mon attention, alors effectivement, elle est, c’est-à-dire, je pars du groupe et je peux rentrer dans l’individuel. Du moment qu’il y a un besoin individuel, alors je rentre dans l’individuel. Par exemple, quand on a les rendez-vous individuels. Là, mais vraiment, je suis très contente de ces moments-là parce que c’est le moment pour entrer dans l’individuel où il y a un espace confidentiel, il y a un espace qui est ouvert à l’étudiant pour aller plus loin s’il le désire.

Viviane met l’accent sur le travail individuel dans un premier temps avec comme objectif que l’étudiant puisse ensuite s’appuyer sur le groupe pour poursuivre sa progression. Elle propose d’abord à l’étudiant de bien se positionner lui-même avant de le faire dans le collectif :

C’est embarquer l’étudiant, bon, on en parle beaucoup, à se positionner, à prendre la parole, à comprendre les enjeux, à comprendre où il se trouve, à se découvrir lui-même au niveau professionnel, pas personnel, ce qui est très très dur à maintenir les deux, par un questionnement qui est toujours individuel et embarqué dans le collectif.

Que le plus possible l’étudiant, par lui-même et à travers les autres, et en étant guidé quelque part, soutenu plutôt, qu’il puisse lui-même, ensuite par lui-même, découvrir les choses.

Et pour permettre ce processus à chaque étudiant, Viviane fait un travail sur le groupe afin de créer un espace d’écoute, ce qui n’est pas aisé dans tous les cas :

Et pour moi c’est un des, au tout début, c’est vraiment créer cet espace d’écoute avec les étudiants. Et c’est pas donné, parce que, là il y avait quoi, 17 étudiants, donc tous différents, il y a des moments donnés, ça c’est la vie du groupe, tu te sens,…moi je dirais mal à l’aise, parce que tu as quand même, bon, ça c’est la vie de l’enseignement, mais 17 personnes, 17 paires d’yeux qui te regardent et chaque groupe, il faut que tu repositionnes. Il y a des groupes qui vont être extrêmement

« rendre dedans », des groupes, des individus d’un groupe qui vont donner la

coloration d’un groupe et puis tu as des groupes où t’as l’impression qu’ils ne te suivent pas, dans la manière où tu veux les embarquer, où ils ne comprennent rien.

Cette nécessité de créer une dynamique de groupe favorable à l’apprentissage est reprise par d’autres RPF pour lesquels cet aspect est important, voire même primordial :

Ecoute, mon plus gros objectif pour moi généralement, c’est d’arriver à une dynamique de groupe qui permet d’échanger et d’apprendre les uns des autres. Je dirais que ça me paraît le truc majeur, comme RPF, oui, le truc majeur, le truc le plus important. Alors par rapport à eux j’ai, je rame encore, c’est un peu en dents-de-scie.

(Thibault)

Alors justement je leur rappelle que ce qui est important c’est pas que eux individuellement fassent la démarche mais qu’ils puissent profiter de l’expérience des autres. Puis à chaque fois que je repose cela sur la table, il y a un petit mieux, il y a un peu plus de participation. Ils se prennent plus au jeu et effectivement ils écoutent plus ce que les autres ont à dire. A part toujours les mêmes qui écoutent jamais et qui discutent entre eux, autrement ça fonctionne bien. (Letizia)

Theresa insiste sur la notion d’appartenance au groupe et sur la solidarité qui doit régner, tout au long des trois ans de formation, entre les membres de ce groupe. Elle est très satisfaite du résultat, tout en reconnaissant que, pour un RPF, d’avoir un groupe très uni ne facilite pas toujours les relations :

Parce que dès le début, ça peut-être c’est important que je le dise, dès le début, donc quand j’ai reçu mon groupe, dès le début, je leur ai dit, mais ça c’était ma vision des choses, c’est peut-être faux, j’en sais rien. Je leur ai dit : écoutez, vous allez normalement être trois ans en tant que groupe RPF, avec moi, normalement, et je tiens à ce que vous soyez vraiment solidaires les uns des autres. Que vous ayez la conscience de votre groupe, alors c’est peut-être un peu, pas élitiste, corporatiste un peu comme ça, peut-être un peu, mais, j’ai vraiment voulu qu’ils sentent qu’ils étaient dans un groupe et que c’était pas anodin. Voilà, on se connaît peut-être plus les uns et les autres dans ce groupe-là, donc on se donne des coups de mains.

[]

Dès le départ, j’ai mis l’accent là-dessus. Et le groupe, ils ont été tellement partants, qu’ils en ont fait un truc un peu, je sais pas maintenant si ce serait bien, nous les 55424. Il y a une identité de groupe qui s’est faite. Mais surtout entre eux, je dis pas que c’est par rapport à moi, au contraire. Je leur disais d’ailleurs : plus vous serez unis, plus ce sera difficile pour moi aussi. Ils étaient un groupe en face de moi, qui se connaissent bien, qui se sont solidarisés mais, à part deux ou trois petites pointes de temps en temps, mais qui finissaient en rires, en éclats de rire, à part ça, ça s’est bien passé. manière collective… voilà. [] Il y a des personnalités qui peuvent, moi j’ai pas vécu, moi je pense que j’aurais de la peine moi, il faut vraiment pas le louper le coche pour

24 Chaque groupe d’étudiants attribué à un RPF porte un numéro. Le numéro mentionné est fictif.

le redire. Redire : là, vous me gênez. Il faut oser dire ce que l’on ressent. Dans le lien avec l’étudiant et le groupe, et ça c’est pas évident. Parce que c’est une histoire de groupe. Et là, je suis pas encore très sûre de moi. Je pense que j’ai encore beaucoup à travailler.

Letizia pense que les modalités individuelles sont nécessaires et précieuses car les étudiants n’ont pas envie de montrer leurs difficultés devant le groupe :

Parce qu’ils ont de la peine à collectiviser, parce que évidemment ils donnent une autre image d’eux-mêmes, plus négative, ils ont pas trop envie.

Theresa insiste également sur l’importance de ces rencontres individuelles :

C’est absolument nécessaire pour moi, les entretiens individuels, aussi au début du cursus, je les prends individuellement pour expliquer un petit peu comment, si il y a certaines choses, tout ça.

Il ne ressort pas de tension particulière chez les RPF dans leur rapport soit individuel, soit collectif, avec les étudiants.

Qu’en est-il de cette tension dans leurs rapports entre eux ? Tous les RPF disent apprécier les séances de travail qui les réunissent et souhaitent en avoir davantage, notamment pour savoir comment les autres fonctionnent. Mais le risque de perdre son individualité et sa liberté est présent :

Il faudrait que l’on se crée un espace de débat, déjà entre nous, qu’on se crée une culture RPF sans gommer les individualités, alors non, il ne faudrait pas. Mais quelque chose de l’ordre d’un échange. Moi je sais pas comment fonctionnent les autres. (Corinne)

Harmoniser une pratique collective, oui, mais toujours en gardant sa marge de manœuvre individuelle :

Et le groupe, le groupe des RPF. Les réunions sont pour moi, c’est très important, car, de nouveau, on essaie de s’harmoniser. Parfois c’est des tentatives. Je trouve bien qu’on ait chacun notre style, je trouve bien qu’on ait beaucoup de marge de manœuvre, et ça c’est important, sinon ce serait vraiment difficile, mais en même, il y a besoin d’un lieu où on peut poser, réguler, voir ce que les autres vivent, ah ben moi aussi, ah d’accord, ok. Ça je trouve important. (Theresa)

Et puis justement, comment dire, mais par exemple je vais pas forcément faire comme a décidé la majorité, je vais faire selon mon feeling, les compétences que je sais avoir, puis aussi les étudiants que j’ai face à moi. [] Alors effectivement, les réunions entre collègues me permettent de parfois rectifier un peu le tir, je ne suis pas non plus une freelance qui fait ce qui veut dans son coin. (Letizia)

Viviane parle également de son besoin de partager avec ses pairs pour atténuer la peur que peuvent procurer la grande liberté et la solitude qu’elle ressent dans son travail :

Je crois qu’on a une sacrée liberté, et des fois, elle fait peur, dans qu’est-ce qu’on peut… personne ne va me dire… sauf quand on est pris dans un recours, ou dans une médiation, il y a des réactions… sinon très peu de gens viennent voir notre travail.

Donc on a une sacrée responsabilité, une sacrée liberté quelque part. Et en même temps on est, et de nouveau je reviens à cette espèce de solitude, de solitude de

responsabilité et en même temps moi j’aurais envie de beaucoup plus partager en fait.

Ou, en tous les cas, je vois comme c’est important de partager. (Viviane)

Pour Corinne, la possibilité de partager avec les collègues est aussi l’occasion de se rassurer en constatant qu’elle ne rencontre pas des difficultés aussi grandes que d’autres. Elle n’est pas très fière de ce fonctionnement, mais elle le reconnaît franchement :

Ce qui peut me faire douter, je sais pas, c’est que je me sens un peu seule. C’est pas asseoir des… c’est pas tous faire la même chose, mais c’est de se dire… c’est horrible à dire, mais des fois, quand tu échanges, tu te sens renforcée par des autres qui sont moins bons que toi, selon tes critères à toi. [] Mais c’est horrible, tu te sens rassuré quand tu vois qu’il y en a qui pataugent. Surtout que les étudiants viennent te le dire, parce qu’ils le disent. C’est un peu moche, mais c’est ça. (Corinne)

Letizia trouve plus intéressant d’entendre les collègues parler de leurs difficultés plutôt que de leur réussite. Elle semble regretter que cela ne soit pas plus souvent le cas :

Mais bon, moi je trouve très sympa nos réunions où on peut partager et tout et je trouve très sympa les gens qui peuvent parler de leurs difficultés et pas seulement de leurs réussites, ça je trouve très enrichissant.

Les moments où les RPF prennent le temps d’échanger sur leurs pratiques sont rares. Le temps de réunion est occupé par des aspects organisationnels et de contenus pédagogiques.

Viviane craint que l’augmentation du nombre d’étudiants implique un plus grand nombre de RPF par volée et rende les intervisions impossibles à mettre en place :

Parce qu’une intervision, ça demande du temps, si on veut vraiment le faire, dans le bon sens du terme, dans un rapport de confiance et aussi un dégagement pour pouvoir dire ses doutes, ses manières de fonctionner, etc… et quand on est, on va bientôt être neuf ou dix, c’est plus (davantage) une réunion d’équipe, alors il faudra qu’on dissocie bien une réunion d’équipe RPF, de l’intervision. (Viviane)

Pour Corinne, comme les moments informels pendant lesquels elle échange sont déjà très rares avec ses collègues de l’interne, elle se pose la question de comment elle pourrait le faire avec des collègues de l’externe25 :

Alors, le problème, c’est qu’on sait pas déjà entre nous, ceux qui sont dans la maison, comment on fonctionne alors, en plus, avec les externes, on le sait encore moins. Si on parle beaucoup de nos expériences de RPF ? Complètement peu. La dernière fois, on était dans le train, on rentrait du même endroit et puis il y avait Yvette, René et moi et on est parti sur ce sujet, je sais plus pourquoi, et du coup, ça été sympa parce que tu…

oui, on a pu discuter de nos difficultés avec des étudiants.

Synthèse

La tension entre l’individuel et le collectif n’est pas vécue difficilement par les RPF dans leurs rapports avec les étudiants. A la lecture de ce chapitre, nous pouvons estimer qu’il n’existe pas de tension. Nous pouvons cependant nuancer car, à la lumière de la partie de l’analyse consacrée à la ligne de tension entre égalité et inégalité, il apparaît des difficultés entre le groupe et l’individu dans le cadre de la notation des formations pratiques.

25 Depuis plusieurs années, la HETS demande à des vacataires d’assumer cette fonction de RPF. De fait, ces professionnels sont rarement sur le site de formation puisqu’ils n’ont pas d’autres charges d’enseignement.

Néanmoins, l’approche individuelle et l’approche collective sont reconnues comme indispensables, nécessaires et utiles.

Il est dès lors intéressant de mettre cela en parallèle avec les modalités de collaboration des RPF entre eux. Plusieurs regrettent la rareté des moments d’échange collectif et certains disent vivre difficilement une certaine solitude, accompagnée d’une grande responsabilité. Dans leur fonction, les RPF sont capables, ils le disent et le démontrent, de créer des dynamiques de groupe favorables à l’écoute, au partage et à l’apprentissage pour leurs étudiants. Par contre ils ne parviennent pas à mettre cela sur pied pour eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’un manque de compétences et, à en croire leurs propos, il ne s’agit pas non plus d’un manque d’envie.

Alors, pourquoi les RPF ne parviennent-ils pas à se doter pour eux-mêmes d’un espace qu’ils trouvent indispensable pour les étudiants qu’ils accompagnent ?

Cette question est reprise et développée dans le chapitre 4 « synthèse ».